About us / Contact

The Classical Music Network

Madrid

Europe : Paris, Londn, Zurich, Geneva, Strasbourg, Bruxelles, Gent
America : New York, San Francisco, Montreal                       WORLD


Newsletter
Your email :

 

Back

Pari réussi

Madrid
Teatro Real
03/22/2022 -  et 23*, 25, 26, 28, 31 mars, 1er, 3, 4, 5 avril 2022
Serge Prokofiev : L’Ange de feu, opus 37
Ausrinė Stundytė/Elena Popovskaya* (Renata), Leigh Melrose/Dimitris Tillakos* (Ruprecht), Dmitry Golovnin/Vsevolod Grivnov* (Agrippa von Nettesheim, Méphistophélès), Agnieszka Rehlis/Olesya Petrova* (La mère supérieure, La voyante), Mika Kares/Pavel Daniluk* (L’Inquisiteur), Nino Surguladze (L’hôtesse), Dmitry Ulyanov (Faust), Josep Fadò (Jakob Glock, Le médecin), Gerardo Bullón (Matthieu, L’aubergiste), Ernst Alisch (Le comte Heinrich, Le père), David Lagares (Le serviteur), Estíbaliz Martyn, Anna Gomà (Novices)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Gustavo Gimeno (direction musicale)
Calixto Bieito (mise en scène), Rebecca Ringst (décors), Ingo Krügler (costumes), Franck Evin (lumières), Sarah Derendinger (vidéo), Beate Breidenbach (dramaturgie)


E. Popovskaya, D. Tiliakos (© Javier del Real/Teatro Real)


Des voix venant de Russie, d’Ukraine, mais aussi de Lituanie, de Géorgie, de Pologne, de Grèce, d’Allemagne, du Royaume‑Uni, d’Espagne... Un rendez‑vous pour un opéra composé par un Russe né en Ukraine, dans un territoire aujourd’hui légalement ukrainien, envahi par la Russie, dont le gouvernement veut installer une tyrannie pantin. Toutes ces voix ont chanté ensemble dans un spectacle époustouflant, une leçon qui montre les différences entre les gouvernements sans légitimité démocratique et les gens de la rue, de l’art, du travail. L’hymne ukrainien, tous debout, tous émus, a résonné juste avant le début de l’action (plus que de la musique) de L’Ange de feu.


Il semble que Prokofiev ne savait pas que la narration qu’il était en train d’adapter en livret d’opéra, L’Ange de feu de Valéri Brioussov, avait en grande partie une dimension de roman à clef. Les personnages du triangle, avant leur changement en personnages de fiction, étaient bien connus à cette époque considérée comme l’âge d’or de l’art russe : Ruprecht est une variation de Brioussov lui‑même ; Renata est un portrait de la poétesse Nina Petrovskaïa, qui, promise à un très malheureux avenir, a fort peu écrit ; Heinrich est une ombre d’Andreï Biély.


Valéri Brioussov (1873‑1924) avait écrit son roman L’Ange de feu (1908) comme une fiction double : c’était un récit, mais qui faisait semblant d’être une chronique sur la sorcellerie et les révélations occultistes du XVIe siècle. Brioussov est mort à temps, avant que son nom puisse entrer dans la liste noire des persécutés. C’est son œuvre qui fut la victime, interdite au temps de l’optimisme obligatoire. Brioussov est de la même année que Rachmaninov, qui a une relation intime avec le symbolisme russe (qui n’est pas le symbolisme français). Après eux, par ordre de naissance, arrive la pléiade des poètes de l’âge d’or : d’abord Blok et Biély, puis la génération d’Anna Akhmatova. Brioussov n’a pas la renommée ni la reconnaissance dont jouissent Blok ou Akhmatova, mais on peut dire que c’est lui qui a inventé le symbolisme russe avec un livre extraordinaire, une anthologie de poètes qui n’existaient pas, les poètes symbolistes : il était l’auteur de tous les poèmes, attribués à des poètes inconnus (trois volumes, 1894‑1895) ; il avait alors 22 ans.


Le mouvement commence, se met en marche. Les poètes, imaginaires ou réels, commencent à croire les « vérités » de l’occultisme. Nina Berberova raconte (C’est moi qui souligne, ses mémoires) que Brioussov et Biély sont entrés dans une secte maçonnique appelé Les Lucifériens. L’irrationalisme était à l’ordre du jour en Europe, de Paris jusqu’à Saint‑Pétersbourg, et l’occultisme diffusé, entre autres, par la célèbre Madame Blavatsky (décédée en 1891), dont l’influence a été forte, quoiqu’assez brève.


La ratatouille ésotérique de Brioussov s’avéra fascinante pour beaucoup, parmi lesquels le jeune Prokofiev. Possession diabolique (ou angélique, puisque ce que Renata poursuit est un ange, ou c’est un ange qui poursuit Renata...), érotisme, magie noire, science, religion, sabbat, nonnes révoltées ; avec la lutte bien connue entre le Bien et le Mal. Avec aussi toute une anthologie des ésotérismes de l’époque, avec une Inquisition brutale (à la catholique rhénane, dans l’Allemagne morcelée du Malleus Maleficarum, le premier manuel de torture de l’époque moderne) et avec des personnes d’un intérêt historique réel, comme Agrippa von Nettesheim, qui apparaît dans l’opéra pour un dialogue avec Ruprecht, très court mais musicalement très intense, voire violent.


Si l’opéra est le premier objectif musical de Prokofiev, c’est l’opéra qui l’a très souvent fait souffrir. L’Ange de feu n’a pas été accepté en Occident. Il est rentré en Union soviétique en pensant qu’il allait être le premier pianiste, le premier compositeur. Mais si, à l’Ouest, vivait Stravinski, en URSS vivait Chostakovitch. L’Ange de feu n’a été monté en Russie avant la fin des 1980, à Perm. Prokofiev est mort en mars 1953 avec plusieurs déceptions opératiques, d’assez profondes blessures hormis les très graves blessures occasionnées par sa malheureuse décision de retourner en URSS.


Il y a une vérité dramatique, toujours en tension, dans L’Ange de feu, qui n’est pas toujours compréhensible. Il y a des scènes, comme la sixième, où l’on peut voir des restes du récit, mais sans logique dramatique pour l’opéra, avec l’apparition inouïe de Faust et Méphistophélès. Conséquence : un manque de nécessité dramatique pour pénétrer dans la dernière scène, le « scandale » du couvent. Et malgré tout...


Cet opéra demande une soprano formidable au caractère dramatique ; elle est toujours en scène, elle bénéficie d’un répit vocal de temps en temps, mais le compositeur met le fardeau du conflit sur elle, pas sur la narration suspecte du récit chez Brioussov, raconté par Ruprecht. On a vu la seconde distribution, en attendant la première dans quelques jours. La soprano russe Elena Popovskaya a construit une Renata dont les tortures intérieures affleurent dans un chant d’un dramatisme permanent, avec un premier échantillon dans le long monologue de la première scène, devant Ruprecht (récit, fantaisie, évocation, récit d’une victime dont les agressions sont cachées...). En même temps, il faut un baryton (héroïque, pour ainsi dire) dont le chant est aussi permanent, est aussi tendu, nerveux, pour un rôle difficile à rendre crédible dans sa poursuite de Renata et de ses visions érotico-transcendantes. Dimitris Taliakos possède une voix et une présence théâtrale convenables et adéquates.


Le théâtre impose la présence, pas l’évocation. Calixto Bieito, dans sa mise en scène déjà présentée à Zurich en 2017, se sert de la scénographie de Rebecca Ringst pour éviter une trop manifeste objectivité scénique et faire d’une maison aux multiples petites chambres et recoins, le lieu des successions de visions, d’expériences, de souvenirs, de fantaisies (qu’en savons‑nous ?) de cette femme dont la biographie est cachée justement dans ces recoins, ces souvenirs écrasés mais agissants. Voilà le sens d’une mise en scène, riche en questions, évitant avec une partie spectaculaire (la maison qui roule, virevolte ; les chambres, les coins) et une direction d’acteurs de premier ordre. La maison est‑elle le cerveau tourmenté de Renata ? La maison (chambres vides, chambre d’enfant, hôpital louche, auberge, rue, couvent...) déploie‑t‑elle la vie de Renata et de son entourage ? Bieito a bien raison cette fois‑ci : si on laisse L’Ange de feu au XVIe siècle, on raconte une histoire de sorcières. C’est vrai, et on peut se rendre compte que cela ne serait qu’une réduction du sens large et riche de cet opéra. Il vaut donc mieux une époque assez indéterminée, ressemblant aux années 1950 ; ressemblant, mais pas trop. La logique de la mise en scène laisse quand même quelques scènes en dehors de notre perception, comme le duel entre Ruprecht et Heinrich, ou comme la scène de l’auberge, où la logique paraît plus claire (Renata et son environnement), par rapport à la logique un peu confuse de l’original. Et le vélo ? Il y a un vélo même avant que la musique ne commence. Renata voyage en vélo, court en vélo, pense en vélo, se souvient en vélo. Et elle fait brûler le vélo après la scène de la révolte des nonnes et de sa propre révolte, une scène déjà un peu édulcorée chez Prokofiev, et intentionnellement édulcorée chez Bieito  : le vélo finalement brûlé est‑il une rupture avec tout et tous ? (« mes chagrins, mes soupirs, je n’ai plus besoin d’eux... » – veuillez excuser cette touche de frivolité).


A côté de Popovskaya et Tiliakos, la distribution est remarquable. Vsevolod Grivnov, ténor aux deux rôles d’Agrippa et Méphistophélès, est obligé de faire de sa voix une figure d’émasculé (mais pas de castrato) dans son interprétation comique du « démon » et de ténor puissant en Agrippa. Olesya Petrova, voix épaisse, dans la tradition russe des voix graves féminines, est une formidable Voyante et une très efficace Mère supérieure, responsable du début de l’incendie final. Pavel Daniluk, Inquisiteur guère mis en danger dans cette vision scénique, domine la scène finale, dangereusement pour le reste de l’équipe et pour le sens même de la situation, mais ce n’est pas sa faute, c’est écrit comme cela. La voix de Nino Surguladze, la patronne de l’auberge dans les deux distributions, est un luxe pour un rôle secondaire. Josep Fadò complète bien les ténors de cet opéra, où ces voix sont destinées à des rôles étranges et redoutables (mais, au demeurant, tout dans L’Ange de feu est inquiétant). Entre autres rôles secondaires, il faudrait aussi mentionner les voix de deux novices solistes de la dernière scène, chantées par deux jeunes très prometteuses, la mezzo Estíbaliz Martyn et la soprano Anna Gomà. Une équipe d’acteurs seconde avec bravoure le formidable chœur, qui se multiplie lui‑même dans des groups opposés, admirablement dirigé, comme d’habitude, par Andrés Máspero.


Un pari du Teatro Real, réussi malgré tout. Malgré la froideur d’une partie de public à l’égard d’une proposition esthétique assumée depuis longtemps (au moins, on y croit) et malgré la méconnaissance de ce titre. Mais réussi pour un public opératique plus large et plus apte aux nouveautés, même si cette nouveauté est de longue date. Mais il ne faut pas oublier ce qu’on écrivait au début : L’Ange de feu ne s’est pas encore imposé dans la liste des opéras à programmer, et n’a été monté en Russie que très tardivement. Le Teatro Real a donc fait le pari d’une nouveauté au répertoire.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

Copyright ©ConcertoNet.com