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Deux chefs‑d’œuvre de la musique spectrale

Paris
Maison de la radio et de la musique
02/09/2022 -  
Philippe Hurel : En spirale (création) (#)
Allain Gaussin : Par delà... (création)
George Crumb : Eine kleine Mitternacht Musik – Rumination on “Round Midnight” by Thelonious Monk : 1. « Nocturnal Theme » & 3. « Premonition » (+)
Tristan Murail : L’Esprit des dunesDésintégrations
Clara Olivares : Vers mes cieux vos regards pleins d’ivresse (création) (*)

Sébastien Vichard (piano) (+), Jérôme Comte (clarinette) (#), Jens McManama (cor) (*), Etienne Démoulin, Andrew Gerzso, Serge Lemouton, Leslie Stuck (réalisation informatique musicale)
Ensemble intercontemporain, Ducan Ward (direction)


P. Hurel (© Sylviane Falcinelli)


Que Philippe Hurel (né en 1955) ait souhaité « mettre le soliste en tension », quelques mesures d’En spirale, co‑commande de l’Ensemble intercontemporain (EIC) et de Radio France, suffiront à le prouver : la première partie, effrénée, exploite les possibilités techniques de la clarinette déclinées en multiphoniques, slaps, et rythmique convulsive gangrénée de silences. Il y a quelque chose de schizophrénique dans ces sauts de registres, comme si l’instrumentiste se dédoublait et s’apostrophait. On nous épargne, heureusement, l’écueil du catalogue gratuit de modes de jeu en vertu d’une construction savante, élaborée à l’aide d’un programme informatique auquel le compositeur imprime quelques torsions en dernière instance – manière pour le créateur de reprendre ses droits sur la machine. L’on sait gré à l’excellent Jérôme Comte d’offrir un prolongement imaginatif à cette liberté plénière de l’inspiration par le truchement d’un certain swing. Plus feutrée, la seconde section déploie des guirlandes de trilles qui se ressentent de Dialogue de l’ombre double.


Avant que Sébastien Vichard ne rende un (trop) bref hommage à George Crumb (1929-2022), disparu le 6 février dernier, Alain Billard (clarinette basse), Hideki Nagano (piano) et Aurélien Gignoux (percussions) auront assuré la création de Par delà... (à ne pas confondre avec Par‑delà, titre d’une pièce pour orchestre d’Emmanuel Levinas). Allain Gaussin (né en 1943), à partir d’un court poème de sa plume, y perpétue l’esprit du gagaku : les battements lents de la grosse caisse installent cette suspension du temps propre aux musiques rituelles, sur lesquels se greffe le souffle de la clarinette basse baignée dans un halo de résonances jouées à l’intérieur du piano. La dramaturgie, instaurée par l’éclairage et les postures des musiciens (cf. l’ultime scintillement des cymbales tibétaines frappées à la manière d’une salutation au soleil), compense la nature sans grand relief du matériau (mélodique, rythmique) qui semble se chercher et tourner un peu en rond.


Elève de Mark Andre, Philippe Manoury puis Franck Bedrossian (à Berkeley), Clara Olivares (née en 1993) a retenu de ce dernier le goût des sonorités saturées transformées par l’électronique. Aux commandes d’un tuba wagnérien puis d’un cor, Jens McManama tente de se frayer un chemin parmi un environnement hostile : scansions des timbales, glissandos dignes d’une sirène d’ambulance aux cordes et empois du registre extrême grave aux vents – le pupitre des bois inclut une flûte contrebasse, une clarinette contrebasse et un contrebasson. Au vrai, notre valeureux soliste joue moins de ses instruments qu’il ne s’époumone dans leur tuyau dont il change l’embouchure à satiété. Les transducteurs modifient électroniquement le rendu sonore, au besoin injecté dans le piano. La jeune compositrice maîtrise‑t‑elle l’ensemble des paramètres ? Comme souvent avec le courant saturationniste, l’outrance continuelle des dynamiques a pour corollaire une matière insuffisamment différenciée.


Tristan Murail ne saurait encourir semblables reproches dans deux de ses œuvres les plus emblématiques. Le moins qu’on puisse dire est qu’elles n’ont pas pris une ride ! Désintégrations (1983) marquait une nouvelle phase de sa trajectoire en tirant profit de l’informatique de l’Ircam. La souplesse et les silences qui faisaient jusqu’ici défaut à sa manière vont de pair avec un degré de fusion inédit entre sons sur bande et sons instrumentaux. Comme le précise Julian Anderson, « le titre fait référence aux processus techniques mis en œuvre, à savoir la désintégration d’un timbre en ses composantes individuelles ». Ducan Ward aurait gagné à creuser davantage les silences et les émanations cristallines du passage introductif très carillonnant, mais sa direction négocie parfaitement le contraste de la septième section – une toccata pour tout l’ensemble en doubles croches, contrariée par de brusques accelerandos et ritardandos.


Ces agencements sonores se parent d’une poésie toute singulière dans L’Esprit des dunes (1994). Pour la première fois, Murail emprunte son matériau mélodique à une autre culture, en l’occurrence des musiques traditionnelles de Mongolie et du Tibet – deux régions marquées par les déserts (« le désert chante », disent les Mongols du Gobi), qui trouvent ici une traduction sonore autrement plus convaincante que dans Liber fulguralis proposé la veille. Onze ans après Désintégrations, cette nouvelle commande de l’Ircam franchit un degré de raffinement supplémentaire entre le son instrumental live et l’électronique. Grâce au procédé de l’hybridation, on entend des timbres inouïs, fruit du croisement des qualités spectrales d’un son avec celles d’un autre. Timbre et harmonie ne font plus qu’un. Et les quinze minutes de L’Esprit des dunes de s’éployer comme un rêve éveillé. Les musiciens de l’Ensemble intercontemporain, auxquels on doit un enregistrement de référence de ces deux pièces (couplées avec le magique Serendib) aux côtés de David Robertson, ont fait montre d’un engagement de tous les instants, comme sous l’emprise de leurs propres sortilèges.


« Stradivarius de la musique moderne » : ainsi la Stig Anderson Music Award Foundation a‑t‑elle qualifié l’EIC lors de la remise du prestigieux Prix Polar Music 2022 qui s’est tenue début février à Stockholm. La performance mémorable de l’ensemble tout le long de cette soirée ne démentira pas la clairvoyance de l’institution suédoise.



Jérémie Bigorie

 

 

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