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Entrez dans la transe

Paris
Philharmonie
01/17/2022 -  
Wolfgang Rihm : Tutuguri
Matisse Humbert (récitant)
Ensemble intercontemporain, Orchestre du Conservatoire de Paris, Matthias Pintscher (direction)


M. Humbert, M. Pintscher (© Quentin Chevrier)


On aura beau situer notre ressenti vers quelque chose d’approchant – Arcana (1927) et Ecuatorial (1934) de Varèse, Terretektorh (1966) de Xenakis, Kraft (1985) de Lindberg, Earth Dances (1986) de Birtwistle –, Tutuguri (1982) n’a pas vraiment d’équivalent... sauf, peut‑être, dans l’œuvre de Wolfgang Rihm lui-même et son cycle monumental Klangbeschreibung (1987). Depuis la fin des années 1970, le compositeur (dont le catalogue totalise aujourd’hui près de 400 opus) s’intéresse à des textes déjà fracturés en eux‑mêmes quand ils ne minent pas le langage conventionnel de l’intérieur. Le compagnonnage avec Antonin Artaud, dans cette optique, semble aller de soi : en découleront, en sus de ce « poème dansé pour récitant, chœur sur bande magnétique et grand orchestre », l’opéra La Conquête du Mexique (1991) puis le Concerto « Séraphin » (2008).

« Tutuguri – Le Rite du soleil noir », extrait de Pour en finir avec le jugement de dieu (1947), n’est ni déclamé ni récité – « mettre de la musique sur de la musique est une tautologie ennuyeuse », précise Rihm. De fait, la séquence de Matisse Humbert (amplifié) paraît d’autant plus spectaculaire qu’elle se limite à une courte intervention, à la fois débauche d’onomatopées et exaltation d’affects purs.


Matthias Pintscher, maître de cérémonie privilégié de cet étrange rituel de deux heures, s’est parfaitement approprié son langage brut bien qu’étoilé d’amples respirations. On pourra toujours ergoter sur le manque de synchronisation de certaines attaques aux percussions, l’Orchestre du Conservatoire de Paris, chapeauté par les membres de l’EIC, a valeureusement relevé le défi.


Les timbales mises à part, l’effectif des percussions – nécessitant sept musiciens auxquels s’ajoutent deux musiciens supplémentaires pour les tam-tams disposés au premier balcon – ne comprend que des instruments à hauteurs indéterminées, souvent utilisés en groupe : güiros, caisses claires, grosses caisses (parfois frappées à l’aide d’un gigantesque marteau), contraignant ceux qui sont placés devant à se protéger les tympans. Rihm prédilectionne une écriture granitique et massive, sorte de blocs stratifiés, avec une complaisance marquée pour la tessiture grave comme un peintre étalerait d’épaisses couches de noir au moyen d’une spatule.


Les quatre tableaux enchaînés ne laissent que peu de répit aux interprètes, dont l’énergie déployée relève plus de la tectonique des plaques que de l’observance scrupuleuse des dynamiques. Les secousses répétées affirment une sauvagerie au bord de l’implosion. Pas de réelle mélodie mais des monceaux de mélodies, comme ces très rares injections chorales enregistrées sur bande, ou ces intervalles épelés par les bois au‑dessus des spasmes des cordes.


Plutôt qu’au (longuet) dernier tableau « vide de musique » (dans le sens que Ravel donnait par boutade à son Boléro) où les percussions se taillent la part du lion, notre préférence va eu deuxième tableau (« Danses noires et rouges »). Le discours avance au rythme des répétitions mécaniques : les contrebasses marquent le pouls, sur lequel Rihm greffe des tremolos ruisselants aux cordes afin de perturber l’uniformité des battements. Bientôt, des accents de la percussion les rejoignent à mesure que la musique gagne en ardeur. De nouvelles pulsations s’articulent dans les profondeurs du piano – leur irrégularité sapera tout confort d’écoute. L’effectif entier semble alors sous l’emprise d’une transe, avant un épilogue ombrageux et calme, dans les tréfonds de l’orchestre.


Pintscher, à travers une gestique aussi sobre qu’efficace, se fait le vecteur des énergies et des sortilèges de Tutuguri. Là n’est pas le moindre paradoxe de cette œuvre hors normes qui s’écoute moins qu’elle ne s’éprouve. Gageons que les auditeurs (dont certains ont capitulé en cours de route) présents à la Philharmonie de Paris ce soir‑là se souviendront de l’expérience.



Jérémie Bigorie

 

 

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