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Enrôlé dans la procession d’Enno Poppe

Paris
Cité de la musique
11/05/2021 -  
Charles Ives : Three Places in New England
George Crumb : Kronos-Kryptos
Enno Poppe : Prozession

Ensemble intercontemporain, Matthias Pintscher (direction)


E. Poppe, M. Pintscher (© EIC)


Voir la salle de la Cité de la musique pleine à craquer comme du temps des grands soirs bouléziens, cela met du baume au cœur! Le public, sans doute drainé par l’estampille du Festival d’automne, a pu assister à deux créations françaises qui valaient amplement le déplacement.


Les Three Places in New England (1929-1931) n’encombrent guère les programmes de concerts, aussi bien dans leur version originale pour orchestre (1914) que dans leur avatar chambriste (1931). Joué avec un effectif réduit, «The "St Gaudens" in Boston Common» perd en magie et en effets de spatialisation ce qu’il gagne en lisibilité, notamment au niveau des rythmes irréguliers des percussions et du piano, qui contribuent à suggérer l’avancée d’une marche lente. En parfait contraste, «Putnam’s Camp, Redding, Connecticut» enfile les images sonores via un réjouissant collage, interrompu par un passage central plus élégiaque. Matthias Pintscher a beau se livrer à quelques effets de manche et de déhanchement, le laisser-aller n’est décidément pas inscrit dans l’ADN des musiciens de l’EIC... qu’on eût souhaité moins corsetés dans ce joyeux tintamarre. «The Housatonic at Stockbridge» renoue avec l’écriture coulante de la première pièce. Charles Ives (1874-1954), organiste à ses heures, y stratifie plusieurs registrations: délicat carillon aux percussions et piano, tandis que basson, cor anglais puis cordes se voient confier le matériel mélodique.


«Mélodique» est le trait le plus saillant de l’écriture de Kronos-Kryptos (2018) de George Crumb (né en 1929). «Le secret du temps» porte la marque de ce créateur – l’un des plus attachants de notre époque – à travers l’élaboration d’un monde sonore très singulier qui doit beaucoup à l’arsenal de percussions utilisé, manœuvré par cinq musiciens. La présence dominante des claviers comme le recours à des motifs majoritairement diatoniques nous plongent dans un rituel semblant venir du fond des âges. Certes, l’instrumentarium favorise quelques effets faciles, notamment lorsqu’il s’agit d’évoquer les bruits de la nature ou les fracassants «Tambours de l’Apocalypse», mais c’est en vrai magicien des timbres et créateur d’atmosphères (on se souvient du génial Haunted Landscape pour orchestre, 1984) que Crumb aborde chacun des quatre mouvements dont le troisième, «Echos des Appalaches», est dédié à la mémoire d’Elizabeth Ann, sa fille, actrice et chanteuse. Ce retour aux sources – qui évoque aussi bien les démarches ethnologiques du dernier Ligeti que du dernier Berio – se pare en outre d’un souffle tout whitmanien auquel Gilles Durot, Samuel Favre, Jean-Baptiste Bonnard, Emil Kuyumcuyan et Nikolay Ivanov ont parfaitement rendu justice, portés par le geste habité de Matthias Pintscher.


Sous le titre de Prozession (pour six exécutants), Stockhausen livrait en 1967 une œuvre typique de sa période hippie, où une improvisation salvatrice tendait à se substituer aux prescriptions asphyxiantes du sérialisme intégral. Rien d’improvisé dans la partition homonyme, achevée en 2020, d’Enno Poppe (né en 1969) – lequel partage toutefois avec son illustre aîné et compatriote une certaine forme d’audace et de démesure –, fruit du confinement en ce sens que sa forme (subdivisée en neuf parties) et sa durée (une cinquantaine de minutes) sont la conséquence directe d’un travail de concentration intensif. Les sections débutent toujours par un duo, chaque musicien de cette pièce «pour grand ensemble» se voyant tour à tour exposé: saxophone sanglotant, trombone avec sourdine wah-wah, cordes gémissantes – autant de procédés qui, joints aux deux synthétiseurs, permettent d’investir le champ de l’infra-chromatisme.


Frappe aussitôt la manière dont la musique s’inscrit dans le temps long. Aucun tutti n’intervient au cours des vingt premières minutes, lesquelles gagnent en intensité à mesure que l’activité continue des percussions quitte la sphère intime du bruissement pour celle, tonitruante, du martellement des tambours et de la grosse caisse, comme sous l’emprise de transes (Trans, aurait dit – encore lui! – Stockhausen).


Succédant à un écart dynamique aussi brusque que saisissant, la section post-climax plonge en douceur dans le tréfonds des graves (savoureux dialogue contrebasse/clarinette contrebasse) avant que les percussions, mutiques durant le dernier tiers de l’œuvre, ne ponctuent timidement les ultimes mesures de cette «procession» à laquelle l’ensemble du public, si l’on en croit les applaudissements enthousiastes, s’est joint de bonne grâce. Dût la postérité nous démentir, osons parler, dans l’euphorie consécutive à toute révélation, de chef-d’œuvre.



Jérémie Bigorie

 

 

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