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Trionfa la bontà Marseille Opéra 10/12/2021 - et 15*, 17, 20 octobre 2021 Gioachino Rossini : Guillaume Tell Angélique Boudeville (Mathilde), Jennifer Courcier (Jemmy), Annunziata Vestri (Hedwige), Alexandre Duhamel (Guillaume Tell), Eneaa Scala (Arnold), Thomas Dear (Melchthal), Cyril Rovery (Gessler), Camille Tresmontant (Rodolphe), Patrick Bolleire (Walter Furst), Jean-Marie Delpas (Leuthold), Carlos Natale (Un pêcheur), Thomas Hjok (Un chasseur)
Chœur de l’Opéra de Marseille, Emmanuel Trenque (chef de chœur), Orchestre de l’Opéra de Marseille, Michele Spotti (direction musicale)
Louis Désiré (mise en scène), Diego Méndez Casariego (décors, costumes), Patrick Méeüs (lumières)
(© Christian Dresse)
L’ouverture de saison à l’Opéra municipal de Marseille ne s’est pas faite sans difficulté: la préfecture ayant exigé des conditions sanitaires draconiennes en termes de distanciation pour les musiciens et choristes, mettre en scène et en fosse un «grand opéra» comme Guillaume Tell relevait de la gageure. Pour placer les soixante-dix-neuf membres de l’orchestre, il a fallu enlever six rangs du parterre, ouvrir la fosse vers la salle, et Louis Désiré a dû se contenter d’un chœur quasi invisible, placé derrière un tulle sur des praticables tout autour de la scène.
Ces conditions particulières ont fortement influencé la structure même du spectacle, puisque la puissance de l’orchestre s’en est trouvée décuplée, obligeant les chanteurs à affronter un mur sonore, tandis que la scénographie a dû se réfugier dans un symbolisme de bon aloi, ce que le public de la première lui a fortement reproché. Bien sûr, l’arbre qui pousse d’acte en acte et représentant la révolte des Helvètes ne marque pas beaucoup le spectateur, pas plus que l’urne contenant les cendres d’un Melchthal qui revient lui-même la donner à son fils, mais le rocher suspendu qui symbolise l’oppression et finit par rayonner d’une lumière dorée dans toute la salle quand la liberté triomphe ne manque pas de force, d’autant qu’il permet au metteur en scène de résoudre la difficile équation de la scène de la pomme, puisque le rocher cache Jemmy aux yeux des spectateurs pendant le tir victorieux. Les projections sur les tulles, forêts et montagnes illustrent sans marquer l’œil mais sans le monopoliser non plus, et la pantomime pendant le ballet du troisième acte, montrant les Helvètes (réduits à Ruodi, sa femme, deux garçons et deux filles, tour à tour violentés et ridiculisés par les Autrichiens) contraste brillamment avec les rythmes dansés de l’orchestre, tandis que la scène du combat sur la barque est résolue par des projections vidéo d’eaux vives et vue à travers les yeux des personnages fixant le public.
La direction d’acteurs est parfois réduite, mais l’acte III fait forte impression, concentrant l’émotion dans l’épreuve et le grand air de Tell. La scénographie utilise habilement des billots de bois rectangulaires pour en faire, selon diverses dispositions, le lieu de la fête au premier acte, la forêt ou le camp des chasseurs à l’acte II, alors que les belles lumières de Patrick Méeüs peignent des ambiances contrastées, notamment le beau contre-jour de l’acte II. Les costumes de Diego Méndez Casariego, sobres et modernisés, sont d’un goût parfait.
Les chœurs étant la plupart du temps invisibles et quelque peu filtrés par les tulles (quel dommage, quand on dispose d’une des plus belles phalanges de l’Hexagone, sous la houlette d’Emmanuel Trenque!), c’est à l’orchestre qu’il revenait de nouer les fils du drame. Michele Spotti l’a fouetté avec vigueur, allant jusqu’à couvrir hélas le serment des quatre cantons (chœur compris), poussant les chanteurs à forcer quelque peu leur grave, pour être audibles. Et l’oreille de l’auditeur doit s’habituer pour s’y retrouver au premier acte. Les trompettes rutilantes et trombones déséquilibrent l’orchestre maison, et les cors étant en forme moyenne (placés à l’opposé), ce sont les vents (bassons, hautbois, et un superbe solo de flûte dans l’Ouverture) qui se mettent le plus en valeur. Surtout, Spotti s’impose par une très grande rigueur rythmique, les tempi étant cohérents, allants et parfaitement soutenus, les ensembles idéalement conduits et équilibrés, comme les chœurs. Dommage que le quatrième acte souffre de coupures, comme c’est souvent le cas.
La distribution d’une telle œuvre est d’une grande ampleur et exige des protagonistes francophones aux qualités rares. Le Pêcheur de Carlos Natale ne manque pas d’impact, comme le Furst de Patrick Bolleire, toujours très présent dramatiquement même quand il ne chante pas, ainsi que le Melchthal de Thomas Dear. Les oppresseurs déçoivent, Camille Tresmontant se révélant trop léger pour Rodolphe; Cyril Rovery dépassé vocalement par les exigences de puissance, d’ampleur et d’ambitus de Gessler, se rattrape avec une composition scénique inquiétante. Si les graves d’Annunziata Vestri sont difficiles, Jennifer Courcier séduit dans le rôle travesti de Jemmy, son timbre lumineux et ambré ravissant l’oreille dans les ensembles comme dans ses interventions solistes. N’oublions pas l’émouvant Leuthold de Jean-Marie Delpas.
Mais la réussite d’un tel spectacle repose surtout sur les trois protagonistes essentiels. Enea Scala ne trouve pas en Arnold un emploi de baritenore idéal pour son instrument, et ses aigus puissants mais rêches ne séduisent pas. Pourtant, quand il raffine son émission et délivre des phrases caressantes en mezza voce, il émeut et rachète ces défauts, conférant à Arnold une épaisseur humaine bienvenue. Angélique Boudeville éblouit presque sans réserve pour sa prise de rôle. Voilà un grand soprano dramatique lumineux, d’une puissance considérable mais totalement maîtrisée, la pureté de son émission lui permettant une projection facile et des possibilités de coloration quasi infinies. Ses aigus rayonnent, sa vocalise est aisée, seul le grave peut encore s’étoffer, et elle offre à Mathilde une présence chaleureuse, au-delà des poses un peu convenues que la mise en scène lui impose. «Sombres forêts» impressionne durablement l’auditeur.
Enfin, Alexandre Duhamel est le triomphateur de la soirée: sa voix puissante et chaude, ductile, lui permet d’exprimer toutes les rages et tous les attendrissements du héros helvétique. Il s’inscrit aisément dans la lignée des grands barytons français qui ont marqué de rôle: Borthayre, Peyrottes, Blanc. D’une présence scénique très forte, il dessine avec netteté tant les tourments, le charisme du fomenteur de la révolte, que les émois du père et mari qui risque de perdre les êtres aimés, dans de superbes phrases mezza voce, et tonne face à Gessler sans brutaliser un instrument de grande ampleur, parfaitement maîtrisé. Bien sûr, son grand air, «Sois immobile», est bouleversant, mais son legato comme ses accents impérieux esquissent un personnage vraiment complexe et complet, au centre, au cœur de l’œuvre, dont la bonté est peut-être le secret ressort, la clef de toutes les aspirations: il apporte au personnage et à l’œuvre un supplément d’âme, et par lui le Rossini finissant rejoint le Rossini des débuts, quand le triomphe de la bonté illuminait la fin de La Cenerentola.
Philippe Manoli
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