About us / Contact

The Classical Music Network

Baden-Baden

Europe : Paris, Londn, Zurich, Geneva, Strasbourg, Bruxelles, Gent
America : New York, San Francisco, Montreal                       WORLD


Newsletter
Your email :

 

Back

Bach à l’infini

Baden-Baden
Festspielhaus
08/20/2021 -  
Johann Sebastian Bach : Partita pour violon seul n° 2 en ré mineur, BMV 1004: Chaconne (transcription pour main gauche par Johannes Brahms) – Die Kunst der Fuge, BWV 1080 – Cantate “Herz und Mund und Tat und Leben”, BWV 147: “Jesus bleibet meine Freude” (transcription par Myra Hess)
Daniil Trifonov (piano)


D. Trifonov (© Andrea Kremper)


Un peu plus éloigné maintenant de ses débuts de jeune pianiste (un prix Tchaïkovski remporté à l’âge de 20 ans), Daniil Trifonov n’est toujours pas bien vieux (30 ans), mais surprend de plus en plus par des programmes d’une véritable maturité. Au cours de l’été 2020 à Salzbourg, son récital intitulé « Décades » explorait le XXe siècle sans facilité ni dogmatisme, de Berg à Corigliano, en passant par Bartók, Messiaen et Stockhausen. Et au même moment, Trifonov se confrontait déjà au monumental Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach, ascèse que l’on aurait pu imaginer favorisée par une longue période de confinement, mais en fait parachevée bien avant, dès le début de l’année 2020. br />

New-Yorkais d’adoption, il devait donner l’œuvre en entier à Kansas City en mars 2020, récital annulé au tout dernier moment, Trifonov s’isolant ensuite pour de long mois, d’abord en République dominicaine, puis dans une maison à l’extérieur de Manhattan. Un itinéraire particulier parmi tant d’autres, en cette longue période de chômage imposé et de doutes, au sortir duquel Bach peut d’autant mieux fonctionner comme exercice mentalement salvateur. Trifonov a eu l’occasion de pratiquer l’ensemble de L’Art de la fugue à plusieurs reprises en public depuis, et même de l’enregistrer pour DG, parution annoncée pour l’automne 2021. Un disque au programme original, associant cet Art de la fugue complet à un florilège de pièces courtes, extraits du Petit livre d’Anna Magdalena Bach, mais aussi de pièces rares de plusieurs des fils de Bach, voire de transcriptions (Brahms, Dame Myra Hess), le tout regroupé sous le titre ambitieux « Bach: The Art of Life ». Certainement l’un des événements discographiques de la rentrée.


Ce soir, dans un Festspielhaus de Baden-Baden très sous-occupé – en ce moment 500 auditeurs autorisés, mais pas plus de 200 personnes effectivement présentes – on est assis tellement loin de ses voisins, de surcroît tous religieusement concentrés et silencieux, que l’on a l’impression, même relativement éloigné de la scène, d’être convié à écouter le concert tout seul. Ecouter est d’ailleurs le seul mot possible, car il n’y a que peu à voir : Trifonov assis sur son tabouret, dans une posture quelque peu pyramidale, et qui laisse sourdre de ses doigts une musique jouée de bout en bout par cœur, en restant extrêmement économe en gestes. On est confronté à une fantastique démonstration de maîtrise, prise de possession d’un ouvrage dont les multiples ramifications paraissent toutes avoir été au préalable explorées et calibrées, ce qui n’exclut peut-être pas une certaine spontanéité, mais camouflée sous des abords presque autistes. De temps à autre, une infime césure dans le discours surprend, peut-être un furtif fléchissement de mémoire et de concentration, mais si peu souvent ! Et peut-être aussi, d’un soir à l’autre, de minimes détails de hiérarchisation entre les voix fuguées sont-ils susceptibles de varier, mais on ne peut que le supposer. L’exercice du récital tourne ici à la construction mentale, en oubliant les doigts voire le corps du pianiste. Quasiment un discours directement délivré d’un cerveau à d’autres cerveaux : un raccourci profondément troublant, aux limites d’une sensation de malaise, vertige pascalien face à l’infini.


Entrée en matière non moins intimidante avec la Chaconne pour violon seul transcrite par Brahms pour la seule main gauche. Là encore un monument, joué par Trifonov en gardant sa main droite inoccupée fermement posée sur son genou. Ici l’exploit musical se double d’un authentique exercice d’endurance musculaire, culminant dans l’infernale variation en triples croches où même les pianistes les plus aguerris sont menacés de crampes douloureuses, à force de constants mouvements de va-et-vient latéraux de l’avant-bras gauche. A ce moment, rien de décelable, si ce n’est, quand même, que la main droite de Trifonov bouge enfin, venant s’agripper momentanément au bord du piano. Sans doute un petit signe de tension, mais là encore, si peu !


Entracte après le Contrapunctus XI. Une pause qui rompt le charme mais permet de récupérer un peu, avant une seconde partie où Trifonov abrège le marathon, en laissant de côté les Canons pour ne garder que les Contrapunctus XII à XIV. Pas de fin abrupte, à cette mesure 239 où le vieux maître aurait définitivement posé sa plume, mais une conclusion apparemment composée par Trifonov lui-même, cadence qui vient clore posément le cycle, sans trop d’ostentation. Puis sortie de concert apaisée, avec l’incontournable Jesu, Joy of Man’s Desiring, transcription de choral par Dame Myra Hess. Et encore un petit bis pour conclure : Bist du bei mir (BWV 508), jolie mélodie entêtante, qui présente toutefois l’originalité, à l’issue de ce concert « tout Bach »... de ne pas être de Bach, auquel elle fut longtemps attribuée, mais de son contemporain Gottfried Heinrich Stölzel.



Laurent Barthel

 

 

Copyright ©ConcertoNet.com