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Lissage et distorsion

Paris
Centre Pompidou
08/31/2020 -  
Mikel Urquiza : Alfabet
Daniele Ghisi : On that April morning she rose from her bed and called
Rebecca Saunders : Nether (*)

Juliet Fraser (*), Agata Zubel (sopranos), Ensemble Musikfabrik, Enno Poppe (direction)
Carlo Laurenzi (réalisation informatique)




Un concert placé sous le signe de la voix ouvre ce festival ManiFeste-2020 – que Frank Madlener, directeur de l’IRCAM, a tenu à dédier à Claude Samuel (disparu en juin dernier) –, décalé au mois de septembre pour cause de crise sanitaire. La salle du Centre Georges Pompidou, dont la jauge s’est vue limitée à 60%, accueille l’Ensemble Musikfabrik de Cologne. En dépit des mesures prises, l’imprévu, décidément, s’invite en force au cours de la soirée: alors qu’il monte sur scène pour recevoir les applaudissements et remercier les musiciens, le compositeur Mikel Urquiza renverse malencontreusement la contrebasse. On nous apprend que celle-ci, endommagée, doit impérativement être remplacée pour la seconde partie du programme. A charge pour Florentin Ginot, l’excellent contrebassiste, de mettre la main au plus vite sur un autre instrument...


Afin de faire patienter le public enjoint à limiter ses déplacements, l’un des trompettistes de l’Ensemble joue à l’improviste une pièce solo de Rebecca Saunders (née en 1967), Blaauw, intermède bienvenu avant la création française (avec contrebasse!) de la compositrice britannique, première femme lauréate du prestigieux prix Ernst von Siemens en 2019. Nether (2019), énième mise en musique du fameux monologue de Molly Bloom qui referme l’Ulysses de Joyce, constitue une version indépendante et «considérablement étendue» de Yes (2017), une œuvre de 82 minutes. Cette «performance spatialisée pour soprano et dix-neuf musiciens» tranche sur la féminité nocturne et apaisée que les compositeurs retiennent généralement de ce passage célébrissime de la littérature du XXe siècle. En conformité avec la sémantique du mot nether («bas, dessous ou inférieur», «sous la surface», etc.), Saunders a choisi d’explorer le versant noire et vénéneux de la psyché de Molly, moins rêve que cauchemar éveillé. Au travail ludique sur le langage, prétexte à une vocalité débridée (cf. Thema (Omaggio a Joyce) de Berio), se substitue ici un grouillement véhément – une sonde directement branchée sur ce que Michaux appelait «l’espace du dedans». Mâchoires serrées et visage grimaçant, Juliet Fraser, à l’intention de qui la pièce fut écrite, donne à sentir la macération et l’articulation douloureuse dont chaque son est le fruit. Les moments d’hystérie et de violence contenue sont relayés par un ensemble instrumental tout en lissage et distorsion (nombreux glissandos). Les dernières mesures lâchent la bride à un flux de parole plus décontracté auquel la nuit finit par sommer le silence. La direction jubilatoire d’Enno Poppe creuse à plaisir les silences et les contrastes qui traversent cette partition à la sensibilité exacerbée. La «performance» de Juliet Fraser, elle, relève de l’accomplissement.


On that April morning she rose from her bed and called (2020) de Daniele Ghisi (né en 1984) se présente comme un délire organisé autour d’un ostinato chromatique descendant, archétype du lamento, celui-là même qui transite dans toute l’histoire de la musique de Gesualdo à Lachenmann, de Purcell à Ligeti. Chanté à découvert par la soprano (concentrée Agata Zubel), ce «quelque chose entre le rondeau et la passacaille» (Ghisi) se voit progressivement embué par un revêtement électronique de plus en plus envahissant et un instrumentarium crépitant de timbres. Un grand choral spectral envahit l’espace musical, que zèbrent les harmoniques fondamentales jouées par les guitares électriques (avatars du luth baroque?). Ailleurs, les vagissements émis par le basson et autres sons concrets participent de cet esthétique sonore convulsive, délibérément inscrite dans le sillage de Fausto Romitelli.


La première partie s’ouvrait avec Alfabet (2019) d’après le recueil paru en 1981 de la poétesse Inger Christensen. Difficile, compte tenu de l’éclatement des différents phonèmes, de percevoir les qualités de «cette langue à la sonorité mystérieuse» que Mikel Urquiza (né en 1988) dit apprécier dans le danois. Agata Zubel n’est pas sans rappeler Cathy Berberian à travers cette vocalité décomplexée qui annexe bruits de bouche et émissions saccadées par la compression intermittente de la poitrine, occasionnant des phénomènes de hoquet. Clarinette, percussion, et surtout trompette offrent à la soliste un contrepoint tour à tour complémentaire et mimétique.



Jérémie Bigorie

 

 

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