About us / Contact

The Classical Music Network

Baden-Baden

Europe : Paris, Londn, Zurich, Geneva, Strasbourg, Bruxelles, Gent
America : New York, San Francisco, Montreal                       WORLD


Newsletter
Your email :

 

Back

Rameau en délire

Baden-Baden
Festspielhaus
10/31/2019 -  
Jean-Philippe Rameau : Airs et pièces d’orchestre extraits de Zaïs, Hyppolyte et Aricie, Zoroastre, Les Boréades, Les Indes galantes, Les Fêtes d’Hébé, Platée, Castor et Pollux et Dardanus – Concerts en sextuor n° 3, n° 5 et n° 6
Nadine Koutcher (soprano)
musicAeterna, Teodor Currentzis (direction)


(© Alexandra Muravyeva)


Au service de presse, on informe préalablement les journalistes que l’ordre et le contenu de ce concert entièrement consacré à Rameau risque d’être modifié. Pendant les répétitions, le gourou Currentzis et ses disciples continuent à travailler non seulement sur les musiques mais aussi sur les enchaînements et les associations des diverses pièces, donc jusqu’au dernier moment le chantier restera ouvert. Mais que l’on rassure, on nous communiquera au plus vite la liste précise de ce qui a été joué, mais évidemment APRES ! Le public, lui, n’a pas droit à autant d’égards : à défaut de toute annonce préalable, on l’abandonne lâchement à sa perplexité face au programme imprimé. Tant pis pour ceux qui auraient pu souhaiter savoir en temps réel ce qu’ils sont en train d’écouter, au milieu de ce méli-mélo d’Ouvertures, Airs, Rigaudons, Entrées, Musettes, et autres Tambourins.


De toute façon, du fait d’éclairages de scène parcimonieux, il fait souvent tellement sombre dans la salle que la lecture des programmes s’avère impossible. Le principe, on l’a vite compris, est plutôt de s’abandonner passivement aux plaisirs d’une sorte de menu gastronomique où on ne sait jamais ce qui va exactement vous tomber dans le gosier à la prochaine bouchée. Toute une gamme de saveurs, du sucré à l’astringent, du salé à l’amer, du douceâtre au franchement poivré : on peut aimer, détester, s’intéresser, se rebeller, peu importe, la prochaine cuillerée est déjà en préparation. Pour ce qui est des ingrédients, on en reste pour l’essentiel à ceux du disque Rameau de Currentzis et musicAeterna publié chez Sony, intitulé «The Sound of Light» (tout un programme !) : donc en général des pièces relativement connues choisies parmi les plus géniales du compositeur dijonnais. Mais par rapport à l’enregistrement, l’interprétation paraît souvent différente, en général plus soigneusement mûrie, parfois moins réussie techniquement dans le feu de l’action, encore que pour un orchestre opérant pour l’essentiel sur des instruments anciens, la sûreté d’intonation des vents, voire la précision hallucinante des cordes ne laissent pas d’impressionner.


Il est vrai que Currentzis s’implique d’une façon tellement intrusive dans le jeu, n’hésitant pas au gré de sa fantaisie à abandonner le podium pour se glisser à l’intérieur de tel ou tel pupitre pour renforcer un phrasé, en général dans le sens d’une plus grande agressivité ou d’une plus ferme assise rythmique, que personne n’oserait broncher ou diverger ne serait-ce qu’une demi-seconde. Visuellement le prix à payer est une sorte de ballet de chef horripilant à regarder, exécuté par une silhouette dégingandée qui n’arrête pas de plier et déplier ses genoux (de surcroît moulés dans un jean noir ultra-skinny, ce qui ne nous ne laisse pas perdre une miette de cette chorégraphie shadokienne). Pire encore, observé depuis notre place autorisant une visualisation relativement de biais: un jeu de mimiques extravagant, encore plus accusé quand il s’agit d’accompagner la soliste de la soirée, qui se voit gratifier d’un tel festival de grimaces, et ceci parfois à moins de cinquante centimètres de son propre visage en train de chanter, qu’on s’attend presque au déclenchement d’un fou-rire intempestif en plein milieu d’une phrase. Mais apparemment la soprano biélorusse Nadine Koutcher a des nerfs d’acier et sait garder un imperturbable self-control, y compris dans un Air de La Folie de Platée totalement déjanté, poussé aux extrêmes limites du possible dans l’extravagance folingue. Assurément un grand moment !


On l’aura compris, le tri est à faire. Entre le sublime et le grotesque, entre les moments où la sauce prend et ceux où on reste de marbre voire on se cabre parce que vraiment, trop c’est trop. Et pourtant, à force de contrastes fauves, un portrait de Rameau plutôt séduisant finit par émerger, à la fois baroque et puissamment moderne. Moins qu’une Poule caquetante jusqu’à l’asphyxie ou un Air pour les Esclaves Africains des Indes galantes d’une terrible lourdeur (où le chef ordonne même à ses violonistes, qui jouent debout, de taper des pieds en cadence pour souligner les appuis), on retiendra quelques passages totalement magiques : des moments de musique de chambre raréfiés, Concerts en sextuor où le traverso d’Ivan Bushuev dépense des trésors d’expressivité, un air de Castor et Pollux («Tristes apprêts, pâles flambeaux»), chanté sur le souffle par Nadine Koutcher, avec des demi-teintes voire de subtiles décolorations expressives vraiment ensorcelantes, et puis surtout l’Entrée de Polymnie des Boréades, cinq minutes de pure magie où l’emprise du chef s’impose avec une telle intensité que tout l’orchestre n’en devient plus qu’une seule respiration commune. Une véritable sublimation de la magie harmonique des enchaînements de Rameau, servie par un son idéalement sensible et nourri, sans la moindre scorie (et là, le disque, comparativement, reste très nettement inférieur). Largement de quoi nous convaincre que le déplacement en valait la peine, même si toutes ces «Folies Currentzis», à plus fortes doses, deviendraient probablement exténuantes.



Laurent Barthel

 

 

Copyright ©ConcertoNet.com