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Podium rouge pour un grand chef

Baden-Baden
Festspielhaus
06/08/2019 -  
Jean Sibelius : Finlandia, opus 26 – Concerto pour violon en ré mineur, opus 47
Antonín Dvorák : Symphonie n° 9 «Du nouveau monde», opus 95, B. 178

Emmanuel Tjeknavorian (violon)
Filarmonica della Scala, Riccardo Chailly (direction)


R. Chailly (© Silvia Lelli)


L’Orchestra Filarmonica della Scala est à la Scala de Milan ce que les Wiener Philharmoniker sont au Wiener Staatsoper : ce sont les mêmes musiciens qui y exercent, en fosse et en tant que formation de répertoire symphonique, et cependant il s’agit d’entités administrativement et économiquement dissociées. Au début des années 1980 à Milan, l’idée avait été lancée par Claudio Abbado : développer une phalange aux compétences symphoniques toutes nouvelles, sur le modèle viennois. Le problème étant de conférer d’emblée une véritable cohésion à ces musiciens dont ce n’était pas vraiment là la culture antérieure. Les premières années, même sous des baguettes aussi inspirantes que celles de Carlo Maria Giulini ou de Riccardo Muti, on se souvient encore de concerts un peu frustrants, non pas par manque de musicalité, mais bien parce qu’une certaine technicité manquait à l’appel.


Plus rien de tel aujourd’hui. Le niveau instrumental des musiciens milanais n’a plus grand chose à envier au luxe de phalanges plus septentrionales. Au cours de ce concert, hormis un discret manque de sécurité du pupitre des cors, mais qui ne commence à se manifester qu’au cours des vingt dernières minutes, et en évitant toutefois des accidents trop flagrants, tout est d’une étonnante perfection. Ce qui n’exclut pas de vraies marques de personnalité : une certaine transparence du son, des équilibres parfois surprenants (une assise grave très marquée : dix violoncelles et neuf contrebasses, et pourtant ce socle n’est jamais massif, n’opacifie pas la matière) et partout une vivacité qui reste perceptiblement latine, encore que sans rien caricaturer. Un bel instrument, dont Riccardo Chailly peut jouer avec exactement la même subtilité de palette que ce qu’il obtenait auparavant à Amsterdam et à Leipzig. Avec juste ce clin d’œil très « Scala » : un podium très haut et entièrement recouvert de velours rouge vif, qui donne au maestro juché dessus, et portant toujours le frac avec beaucoup de classe, une prestance incroyable.


Pour ce concert à Baden-Baden l’orchestre joue Sibelius et Dvorák. Là aussi c’est un signe. Chailly en tournée n’éprouve plus aucun besoin de se cantonner à un répertoire national, et à juste titre, car autant son Sibelius que son Dvorák vont non seulement se montrer compétitifs mais musicalement passionnants. Les sonorités des cuivres au début de Finlandia impressionnent d’emblée : une couleur très sombre, un ton immédiatement épique, relayé à merveille ensuite par les cordes graves. Mais Chailly n’a pas son pareil pour ne pas laisser un orchestre « s’écouter » : même si les sonorités sont belles, la battue continue à mener le même train impérieux, ne souffre aucune complaisance. Et les cavalcades de cette entrée en matière ont vraiment fière allure.


Climat assez différent dans le Concerto pour violon de Sibelius, mais aussi en raison de la personnalité du soliste : le tout jeune Emmanuel Tjeknavorian. Un superbe son de Stradivarius lumineux, svelte, sans rien d’appuyé, voire d’une indicible poésie dans l’Adagio central. Et là, face à un soliste aussi raffiné, l’orchestre peut se faire d’une incroyable discrétion, tout en nuances piano, mais sans que le son perde pour autant de sa substance : des moments magiques, dont la ductilité laisse rêveur. Peut-être pas une interprétation idéale de ce concerto (le premier mouvement, à force de raffinements inouïs, peut sembler perdre un peu de sa logique, avec des passages anormalement détendus) mais tellement originale, comparable à nulle autre, qu’on l’écoute avec une constante fascination.


Brillante Symphonie du Nouveau Monde en seconde partie, où Chailly reproduit avec ses musiciens italiens la belle interprétation qu’il obtenait des musiciens du Concertgebouw d’Amsterdam il y a trente ans déjà (l’un des enregistrements de référence de cette symphonie, publié par Decca). On retrouve cette même battue très précise, qui ne s’alanguit jamais, y compris aux endroits où beaucoup d’autres ne peuvent s’empêcher de syncoper le discours : un Dvorák élevé au rang de symphoniste à part entière, au-delà de toute tentation de lyrisme trop facile ou de cliché sentimental. Un très grand respect du texte aussi, avec même l’indispensable reprise de toute la partie initiale de l’Allegro molto, essentielle pour l’équilibre de ce premier mouvement et pourtant sur laquelle la plupart des chefs font l’impasse. La magie des timbres de la Scala (des cordes à la fois vives et d’une belle substance) fait le reste, et quand toute la rangée de cuivres rentre dans la bataille, Dvorák se pare tout à coup d’une majestueuse exaltation quasi brucknérienne, totalement irrésistible car toujours maintenue dans le même inexorable flux.


Rien d’italien dans ce programme, à l’exception du bis : une Ouverture de Semiramide de Rossini détaillée comme une pièce d’orfèvrerie, où tous les pupitres font des étincelles (ah la flûte piccolo de la Scala : rien d’acide, toutes les notes s’envolent avec une élégance presque immatérielle). Et puis ces crescendos rossiniens que Chailly monte avec une précision millimétrée, en laissant progressivement les rouages s’engrener jusqu’à la folie : c’est absolument grisant ! Là, l’orchestre dispose d’une intégration vraiment totale de cette musique dans ses gènes, et cela s’entend.



Laurent Barthel

 

 

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