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« qu’il est joli garçon l’assassin de Papa ! » Strasbourg Opéra national du Rhin 06/15/2019 - et 18*, 20, 23, 25, 27 juin (Strasbourg), 5, 7 juillet (Mulhouse) 2019 Wolfgang Amadeus Mozart : Don Giovanni, K. 527 Nikolay Borchev (Don Giovanni), Michael Nagl (Leporello), Jeanine De Bique (Donna Anna), Sophie Marilley (Donna Elvira), Alexander Sprague (Don Ottavio), Anaïs Yvoz (Zerlina), Igor Mostovoi (Masetto), Patrick Bolleire (Le Commandeur).
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Orchestre philharmonique de Strasbourg, Christian Curnyn*/Andreas Spering (direction)
Marie-Eve Signeyrole (mise en scène et conception vidéo), Fabien Teigné (décors), Yashi (costumes), Nicolas Descoteaux (lumières), Baptiste Klein et Yann Philippe (réalisation vidéo)
(© Klara Beck)
Difficile de ne pas se remémorer ce petit bijou d’alexandrin parodique quand, pendant le « Dalla sua pace » de Don Ottavio, et pile sous les yeux du chanteur, Donna Anna embrasse longuement Don Giovanni à pleine bouche, avec tous les détails de l’étreinte torride projetés en temps réel sur grand écran à l’arrière-plan. Ecoute-t-on encore les tentatives de chant piano (pas vraiment abouties d’ailleurs) du ténor ? Honnêtement, plus vraiment. Cette constante sollicitation de l’œil et de l’intellect au détriment de la perception musicale, est le seul vrai défaut de cette brillante production de l’Opéra du Rhin. Un prix à payer, et s’agissant d’un chef-d’œuvre de ce calibre, l’addition n’est évidemment pas anodine. Mais tant pis, car cette soirée est vraiment de celles que l’on n’oubliera pas.
Il y a un tel faisceau d’idées pertinentes dans le projet de Marie-Eve Signeyrole et sa collaboratrice Sandra Pocceschi, qu’on n’a aucunement l’intention de les paraphraser dans le cadre toujours trop étroit d’un compte rendu. Un tel spectacle se vit en direct, avec une exceptionnelle excitation voire jubilation quand on parvient à se laisser prendre par son ambiance. Pendant ces trois pleines heures, les trouvailles et les idées se succèdent à un rythme vertigineux, depuis la simple et excellente formule comique de théâtre (Elvire pendant son premier air, se passant les nerfs à coups de club de golf sur le cabriolet noir de Don Giovanni, émasculant littéralement le véhicule – essuie-glaces, rétroviseur, capote – avant de le taguer d’un vengeur « sac à foutre » en grandes majuscules blanches), jusqu’à des montages d’une diabolique subtilité. Le fil rouge étant que si Don Giovanni est effectivement un prédateur, toutes ces dames n’en ont pas moins des pulsions sexuelles irrépressibles que le personnage leur renvoie comme un miroir, avec une implacable limpidité. En d’autres termes, il y a déjà beaucoup de monde sur le petit carnet de Leporello, « mais pourquoi toutes ces femmes-là et pas moi ? ». Résumé trop réducteur ? Oui car ici le propos s’élargit bien à une société toute entière, qui consommerait du dissolu comme un élément paradoxalement passif, dans le cadre d’une relation d’objet qui pousserait chacun à révéler ses fantasmes les plus secrets. Un libertin dont la dépouille se retrouve d’ailleurs carrément consommée à la fourchette par tous les protagonistes pendant l’ensemble final, au cours d’une édifiante scène d’anthropophagie simulée.
Dans son travail, Marie-Eve Signeyrole cite plusieurs performances artistiques restées célèbres, dont celle de Marina Abramovic au MoMA en 2010 : l’artiste assise à une table et invitant quiconque passe dans la salle à venir s’asseoir en face d’elle et à soutenir longuement son regard fixe. Comment chacun supporte-t-il l’expérience, perd ou non contenance, s’esclaffe, devient nerveux, voire hystérique ou agressif... cet alignement de comportements divers est évidemment le but de la confrontation. Or ici tous ces happenings artistiques ne sont pas simplement cités allusivement mais bien reconstitués, avec la complicité d’un véritable public sur scène, composé en partie de quidams (qui ont payé leur billet, à tarif réduit) et en partie de figurants (avec des fonctions plus prédéterminées), la subtilité étant qu’on ne sait jamais vraiment qui fait partie du spectacle ou pas tout à fait. Et là on dépasse vraiment une certaine mode de la citation culturelle connotée (avec pour principal représentant actuel Krzysztof Warlikowski, lequel citait d’ailleurs exactement cette même performance de Marina Abramovic dans sa mise en scène de Die Gezeichneten de Schreker à Munich en 2017, mais sans réussir à en tirer grand-chose), pour rentrer au cœur d’un argumentaire qui n’a plus rien de gratuit, voire fonctionne à maintes reprises en troublante concordance avec la lettre du livret (le sur-titrage a certes été un peu « modernisé » pour accentuer cette impression, mais sans distorsion). On notera aussi l’extrême virtuosité scénique du traitement de l’ensemble, y compris la gestion d’une certain aléatoire du direct, en particulier la beauté d’images vidéo qui font toujours extraordinairement sens et où les acteurs supportent à la perfection (ce qui est très rare) les plans rapprochés. Aucun fléchissement, voire au contraire un étau qui se resserre encore au second acte, jusqu’à une scène d’agonie finale d’une intensité suicidaire totalement bluffante, bien qu’ici aucune statue de pierre ne soit invitée.
Composée, à l’exception du rôle-titre, de chanteurs sans véritable notoriété internationale, la distribution s’implique à 100% dans un projet dont on a manifestement su bien lui faire comprendre les enjeux. Tout le monde joue à la perfection, et chante bien, avec quelques disparités de niveau. Mention particulière pour Jeanine De Bique, Donna Anna d’une grande intensité dramatique, à laquelle les vocalises traîtreuses de « Non mi dir » ne font pas peur non plus. Difficile de ne pas penser à la jeune Leontyne Price en l’écoutant, même si l’onctuosité du timbre est loin d’y être autant. Toute débutante encore, membre de l’Opéra Studio, Anaïs Yvoz est une Zerline ravissante, dont la vocalisation manque un peu de corps mais devrait rapidement prendre de l’assurance. Beaucoup d’implication dramatique pour l’Elvire de Sophie Marilley, composition scénique qui peut faire monter très haut la température, au prix de lignes parfois un peu hasardeuses dans « Mi tradi » (la chanteuse est alors en pleine étreinte rapprochée avec un figurant musculeux entièrement nu, et il n’est pas sûr que cela favorise vraiment la sécurité de son émission...). Très haut voltage aussi pour le Don Giovanni de Nikolay Borchev, pas la plus belle voix de baryton du monde, mais un magnétisme et une crédibilité sensationnels, ainsi que pour le Leporello tout rond et bonhomme de Michael Nagl, qui devient totalement pathétique à la fin. Masetto un peu en retrait d’Igor Mostovoi, souvent fâché avec la barre de mesure. L’Ottavio d’Alexander Sprague n’a qu’un air à chanter dans cette version et la mise en scène ne le met pas vraiment en valeur, voire accentue à dessein son côté falot d’amoureux maladroit, qui n’est jamais en phase avec le sujet. Quant au Commandeur de Patrick Bolleire, son beau volume vocal est notable, mais on ne l’autorise pas à transformer cet atout en véritable prestance.
Au niveau du travail d’équipe, l’ensemble est en revanche irréprochable, ou plus exactement le serait si en fosse le chef britannique Christian Curnyn consentait à s’occuper un peu mieux du plateau. Ce spécialiste de l’opéra baroque arrive avec de bonnes idées en matière de tempi et de transparence (le début de l’Ouverture, vraiment scandé alla breve, sonne comme une vraie déclaration d’intention) et puis en fait très rapidement tout se délite. Scansion monotone, indifférence aux accentuations, tempi léthargiques : ce pourrait être un Mozart simplement fonctionnel, mais quand de surcroît les ensembles s’effondrent et chacun part à la dérive (un catastrophique Trio des masques ce soir) alors que le chef continue à battre la mesure imperturbablement sans même tenter de rameuter un peu ses troupes, là se pose un vrai problème de compétence. Ne restent que les timbres d’un Orchestre philharmonique de Strasbourg en très bonne forme, mais un spectacle scéniquement aussi fort aurait vraiment mérité un soutien d’une toute autre urgence.
Dont acte. Après trois représentations Christian Curnyn s’est éclipsé, laissant la place à Andreas Spering, qui a accepté de diriger au pied levé les cinq soirées restantes. Un divorce à l’amiable, apparemment accueilli par tous avec un certain soulagement.
Laurent Barthel
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