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Le retour de Ginastera. Enfin ?

Strasbourg
Opéra national du Rhin
03/17/2019 -  et 19*, 21, 23, 25 mars (Strasbourg), 5, 7 avril (Mulhouse) 2019
Alberto Ginastera : Beatrix Cenci, opus 38
Leticia de Altamirano (Beatrix Cenci), Ezgi Kutlu (Lucrecia Cenci), Josy Santos (Bernardo Cenci), Gezim Myshketa (Comte Francesco Cenci), Xavier Moreno (Orsino), Igor Mostovoi (Giacomo Cenci), Dionysos Idis (Andrea), Pierre Siegwalt (Marzio), Thomas Coux (Olimpio)
Chœurs de l'Opéra national du Rhin, Orchestre philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja (direction)
Mariano Pensotti (mise en scène), Mariana Tirantte (décors, costumes), Alejandro Le Roux (lumières)


(© Klara Beck)


Le début des années soixante-dix du siècle dernier : cinquante ans ont passé et nous avons oublié à quel point l’opéra put être considéré à l’époque comme moribond, sans avenir. Britten et Chostakovitch s’éteignaient à petit feu, l’Allemand Hans Werner Henze était en pleine crise idéologique, des musiciens de la trempe d’un Kagel ou d’un Berio essayaient plutôt de pulvériser le genre que de le maintenir... Quel compositeur s’occupait encore d’opéra de façon compétente au cours de ce profond creux de vague? Eh bien, s’il ne devait en rester qu’un, et surtout aux Etats-Unis, ce fut à l’époque Alberto Ginastera. Au point que quand il fallut commander un nouvel opéra pour inaugurer la salle du Kennedy Center de Washington en 1971, le nom du compositeur argentin s’imposa tout à fait naturellement. Cette création, qui n’aurait pu être qu’un événement mondain où les officiels s’ennuient poliment, fut en fait un relatif succès. Malheureusement, contrairement à ce qui s’était passé en pour Bomarzo (1967), l’opéra précédent de Ginastera, aucun enregistrement discographique ne suivit, et la diffusion ultérieure de Beatrix Cenci s’en est trouvée considérablement amoindrie : Buenos Aires, Genève... très peu de reprises de l’œuvre, jusqu’à cette production de l’Opéra du Rhin, en création française.


Que ce soit pour Bomarzo ou Beatrix Cenci, deux sujets très proches (dépravations et névroses morbides, dans un cadre luxueux et trouble de XVIe siècle italien), Ginastera réussit à jouer toutes les cartes de l’opéra traditionnel, mais en y utilisant un langage musical d’une modernité «XXe siècle» poussée à ses paroxysmes, sans aucune concession. C’est sans doute cette confiance obstinée, à la fois dans les plus vieux ressorts du théâtre lyrique et dans une combinatoire dodécaphonique qui commençait pourtant à montrer sérieusement ses limites à l’époque, qui fait aujourd’hui aussi sa plus grande originalité. Chez Ginastera, on chante peut-être des lignes vocales issues de matrices sérielles rigoureuses mais les personnages existent, et avec une force de caractère exceptionnelle. Un art particulier de la mise en tension, combinaison d’un lyrisme vocal lumineux et d'une pâte orchestrale très dense, qui nous rend aujourd’hui cette musique, pourtant d’un abord présumé difficile, d’emblée assez évidente.


Même si Ginastera et ses librettistes ont réussi à faire tenir toute l’anecdote historique de Beatrix Cenci en moins de 90 minutes (une chaste jeune fille romaine violée par son père et qui s’associe ensuite à un complot familial en vue d’éliminer physiquement ce monstre dépravé : l’histoire a été revue et romantisée par Shelley ensuite), il fallait de grands moyens pour rendre justice à cet ouvrage lourd, et ici tout a été réuni pour une réussite exemplaire. A commencer par le travail de Marko Letonja à la tête de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg et des Chœurs de l’Opéra du Rhin : une lecture flamboyante et pourtant équilibrée, constamment sous contrôle. Chaque ambiance est très bien caractérisée, au point que certains effets de mise en scène sonore (les aboiements et hurlement des chiens féroces du Comte Cenci, enregistrés sur bande) ont pu être omis. Par ailleurs, la distribution ne comporte aucune point faible, alors qu’il faut quand même souligner qu’elle n’est pas du tout composée de chanteurs spécifiquement rompus à l’exercice du chant de création contemporain. Au contraire il s’agit sans exception de vraies voix de répertoire, qui mettent au service du lyrisme de Ginastera leurs timbres luxueux de grand opéra (tout comme ce fut d’ailleurs le cas lors de la création de l’ouvrage : le Comte Cenci était à l’époque un Escamillo de Carmen et Beatrix une Maréchale du Rosenkavalier). Le résultat est superbe.


On pouvait craindre d’une mise en scène actuelle des débordements de violence et d’orgie, surenchère auxquelles les obsessions de Ginastera invitent assez largement. Or le travail de Mariano Pensotti et Marianna Tirantte impressionne a contrario par son extrême tenue. La transposition à l’époque de la création de l’ouvrage, chez un aristocrate collectionneur d’œuvres d’art, fonctionne parfaitement, cruauté et tension affleurant un peu partout, mais perceptibles surtout au second degré, grâce à une succession de stratagèmes très intelligents. Esthétiquement la production renvoie de multiples images d’une féminité tantôt adorée voire érigée sur un piédestal, tantôt violentée, déchirée, déchue, décomposée, conditionnée à l’état de chair offerte... Une troublante ambivalence, celle-là même que l’on trouve dans tant d’œuvres d'art du siècle dernier: Max Ernst, Delvaux, Dalí, Picasso, Chirico... Jusqu’à cette idée curieuse mais tout à fait efficace de nous montrer ici une héroïne nue (ou du moins dans un collant chair) mais sanglée d’orthèses de cuir qui lui donnent déjà une démarche d’infirme avant même que l’on ait abusé d’elle. Des images puissantes, impeccablement réglées grâce à un usage de la scène tournante qui ne s’adonne jamais à l’effet de manège gratuit, mais confère au contraire à l’ensemble un aspect de tournage cinématographique en un seul plan particulièrement virtuose. A tous égards un travail très accompli, au service d’un ouvrage et d’un compositeur qui méritent pleinement d’être remis en lumière aujourd’hui



Laurent Barthel

 

 

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