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Idoménée et la guerre en Méditerranée

Madrid
Teatro Real
02/19/2019 -  et 20, 21*, 23, 25, 26, 27, 28 février, 1er mars 2019
Wolfgang Amadeus Mozart : Idomeneo, re di Creta, K. 366
Eric Cutler*/Jeremy Ovenden (Idomeneo), David Portillo*/Anicio Zorzi Giustiniani (Idamante), Anett Fritsch*/Sabina Puértolas (Ilia), Eleonora Buratto*/Hulkar Sabirova (Elettra), Benjamin Hulett*/Krystian Adam (Arbace), Oliver Johnston (Gran Sacerdote di Nettuno), Alexander Tsymbaluyk (La voce)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Ivor Bolton (direction musicale)
Robert Carsen (mise en scène, décors, lumières), Luis F. Carvalho (décors, costumes), Peter van Praet (lumières), Will Duke (vidéo)


(© Javier del Real/Teatro Real)


Télémaque et Nestor arrivent trop tard, selon Fénelon; ils apprennent sur place le funeste vœu d’Idoménée, exaucé. Deux auteurs dramatiques développent et changent l’histoire, et le spectateur est là, il voit la tragédie, le manque de prudence du roi, les confusions amoureuses père-fils, les nouveaux personnages, tous avec leurs noms, tout comme le prince, les amours croisées, typiques de l’opéra seria (et d’autres genres, certainement), mais maintenant il n’y a que quatre personnages, tandis que l’opéra seria véritable en veut six. En outre, le livret n’est pas fondé sur une pièce de Métastase, l’auteur de livrets d’opere serie par excellence (près de cent compositeurs ont mis en musique son Artaxerxès, par exemple). Il lieto fine, la fin heureuse, n’est pas une concession, une évasion – il faut toujours y insister ici – mais le fruit d’une conception de l’harmonie des choses et du monde. Mais il lieto fine de l’Idoménée de Mozart est aussi hétérodoxe que le traitement musical lui-même. On est en 1781, et Gluck avait déjà commencé sa réforme avec Calzabigi et d’autres. Gluck avait composé des opere serie importants, dont un, par exemple, intitulé La Clémence de Titus. Il sait très bien contre quoi il lutte. Et Mozart, lui-même compositeur de Mithridate, entre autres, a appris la leçon, comme on le voit dans son Idoménée. L’opéra seria est toujours là, mais le futur est là, lui aussi. L’opéra seria, en recul, même s’il a encore des années de splendeur devant lui, jusqu’à Rossini, Mercadante et leur temps, changé, diversifié, méconnaissable parfois, mais toujours d’actualité et avec une dramaturgie tout à fait variée, loin de la rigide convention métastasienne où les ensembles étaient proscrits, où l’on ne connaissait pas vraiment les duos d’amour au sens moderne et où tout était divisé en récitatifs et arie. Et où la représentation des passions était trop limitée: un personnage comme Electre n’était pas possible auparavant – ah, pauvre descendante des Atrides, les auteurs dramatiques et les librettistes te font mourir plusieurs fois de plusieurs passions venimeuses! Malheureusement, et malgré le succès considérable de cet Idoménée créé à Munich, l’opéra n’aura que peu d’influence dans le futur immédiat. Même pas chez Mozart: il l’a composé, puis il est passé à autre chose.


C’est à cause de cela qu’on voit aujourd’hui cet opéra comme quelque chose de précurseur en cette année 1781 et au regard de la jeunesse du compositeur (même si Mozart modifie sa partition en 1786, pour Vienne): les ensembles, spécialement les chœurs, le trio et le quatuor, et, d’une façon remarquable, les récitatifs accompagnés, nombreux, qui sont protagonistes de l’action, permettent l’action, motivent l’action, sont dans l’essence du développement du drame, au point d’être là pour empêcher les «arie de sortie», qui freinaient à leur tour la continuité dramatique.


Idoménée n’est pas un opéra courant, peut-être le moins connu, voire le moins aimé des sept opéras de maturité de Mozart. C’est un événement que de voir une production comme celle-ci, avec Robert Carsen dans sa meilleure inspiration et Ivor Bolton face au défi d’un chef-d’œuvre où la continuité est la norme et où l’on a déjà oublié la formule récitatif-air. Bolton connaît bien l’équilibre nécessaire pour donner du nerf à l’action et du sens de la mesure au drame. Un équilibre dans la fosse pas toujours bien compris par le public, habitué aux drames plus épicés du siècle suivant.


Il n’y a pas de version tout à fait définitive de cet opéra, entre les versions de Munich et de Vienne et les modifications ponctuelles effectuées en vue de représentations particulières. Bolton et Carsen choisissent parmi ces possibilités – par exemple, ils conservent le grand récitatif accompagné d’Arbace, mais sans aucune de ses deux arie, qui auraient été un peu déplacées ici.


La distribution a bien sûr des points d’équilibre. Mais les deux sopranos sont vraiment les vainqueurs de la soirée – à supposer qu’il y ait une compétition. Anett Fritsch se voit contrainte d’illustrer avec Ilia un conflit intérieur où le lyrique et le dramatique se nourrissent l’un l’autre. La soprano allemande déploie un grand art lyrique et théâtral (elle a été la Comtesse Almaviva, mais aussi Susanna et Fiordiligi), en commençant elle-même l’action avec son grand récitatif et son aria, si attendue et pleinement développée. Eleonora Buratto a bien évolué dans sa capacité à chanter des rôles différents, ou du moins elle l’a élargie: du bel canto de soprano légère à un rôle comme celui d’Electre, avec son air final de malaise, voire de folie (dans la mesure où, pour elle, la réconciliation proposée par Mozart constitue une tragédie personnelle mais aussi politique). On a vue des Electre plus déchirées, mais pas avec un sens de la mesure, un équilibre aussi parfaits entre l’arété noble et l’extrême détresse si humaine.


La voix claire de l’Américain David Portillo confère un lyrisme léger au personnage dans lequel se projetait peut-être Mozart (il faut se souvenir du livre Mozart et ses opéras: fiction et vérité de Rémy Stricker), et il ne faut pas trop lui reprocher fadeur ou mollesse, puisque c’est une des perspectives ou un des aspects légitimes de son caractère. Eric Cutler, moins familier de l’italien malgré son Alfredo ou son Edgardo, a une présence et une voix puissantes, et il incarne bien le personnage déchiré du roi téméraire. Benjamin Hulett a son coup d’éclat avec son important et long récitatif. Carsen et Bolton ont choisi un Idoménée possible et dramatiquement viable: les musiques pour cet opéra, on l’a vu, sont interchangeables, en conserver l’intégralité ne serait pas de la fidélité, mais formerait un ensemble trop composite. Il faut remarquer aussi le Grand Prêtre d’Oliver Johnston, ici une sorte d’aumônier militaire. Et la voix énorme d’Alexander Tsymbalyuk (Fafner, dans L’Or du Rhin de Carsen, il y a quelques semaines in loco), placée d’une façon stratégique, en quelque sorte, domine une distribution de qualité.


Cette coproduction du Teatro Real sera également présentée à Toronto, Rome et Copenhague. Carsen profite de l’histoire de guerre entre les Grecs et les Troyens, une guerre tout juste terminée au début de l’action, pour mettre en scène la destruction, la mort de masse, les réfugiés de la Méditerranée de nos jours; mais aussi le pardon, la réconciliation, le tout avec sa logique implacable, sa vérité dramatique, sans les caprices et procédés arbitraires qu’on connaît chez d’autres. La vidéo de Will Duke a une grande importance dans la mise en scène de cette vision du conflit, au-delà d’Idomenée et de sa famille: la mer, le camp de prisonniers, les réfugiés, les victimes, la ville détruite... Carsen accentue un des aspects-clefs de cet opéra: le dieu ordonne que la génération d’Idoménée, le guerrier, laisse le pouvoir à la génération d’Idamante, qui n’a pas fait la guerre. Les deux femmes sont, du point de vue de Carsen (exprimé dans un entretien accordé à la revue espagnole Scherzo pendants les répétitions à Madrid), des victimes, Ilia du côté des vaincus, Electre par la malédiction contre sa famille guerrière et pleine de fantasmes.


La base du travail de Carsen réside dans une direction d’acteurs très soignée pour les quatre personnages principaux et des mouvements d’ensemble précis pour un chœur en pleine forme et une masse de figurants fondus dans un tout. La direction des acteurs et des masses se sert de la musique (les récitatifs accompagnés, les interventions de l’orchestre dans un récitatif ou un air) pour une dramaturgie inspirée, travaillée avec l’amour que confesse Carsen pour cet opéra de Mozart, un titre à la croisée des chemins dans la vie et dans l’œuvre du compositeur.


Bolton, comme d’habitude, a mis tout son sens dramatique dans son approche, et il montre qu’il est un grand mozartien. L’orchestre suit ses inspirations et ses indications, comme le formidable chœur dirigé par Andrés Máspero, et le résultat est un Idoménée équilibré, avec peu de moments «pointus» ou «agressifs»; il y a déjà les éléments climatiques, magiques, religieux, les malédictions un peu à la manière d’Œdipe: il ne fallait donc pas exagérer. Et c’est justement là où la manière de Bolton réussit complètement.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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