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Famille, crime, pouvoir, imaginaire

Madrid
Teatro Real
03/24/2017 -  et 25*, 26*, 29, 30, 31 mars, 1er, 2, 5 avril 2017
George Frideric Haendel: Rodelinda, HWV 19
Lucy Crowe/Sabina Puértolas (Rodelinda), Bejun Mehta/Xavier Sabata (Bartarido), Sonia Prina/Lídia Vinyes-Curtis (Eduige), Umberto Chiummo/José Antonio López (Garibaldo), Jeremy Ovenden/Juan Sancho (Grimoaldo), Lawrence Zazzo/Christopher Ainslie (Unulfo), Fabián Augusto Gómez (Flavio)
Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Ivor Bolton (direction musicale)
Claus Guth (mise en scène), Christian Schmidt (décors, costumes), Ramses Sigl (chorégraphie), Joachim Klein (lumières), Andi A. Muller (vidéo), Konrad Kuhn (dramaturgie)


(© Monika Rittershaus)


Et tout cela, dans la «maison».

La maison, le manoir, le siège familial. La famille, la lutte pour le pouvoir. Et le crime comme moyen de «promotion» politique et sociale. Une des réussites de Claus Guth a été la définition d’un manoir «hanté», un très beau et très efficace décor de Christian Schmidt. La maison, ici, toute blanche, tourne et nous montre d’abord ses intérieurs, après la façade classique (un peu comme dans les vieux films «avec une famille où règnent les démons et le venin», de la tragédie athénienne aux films southern des années 1930). Dans cette maison il y a une vie familiale et des intrigues, des menaces, des assassinats. Cette maison est un élément d’une importance radicale pour le développement de l’action conçue par Guth (conçue, mais jamais contraire à la Rodelinda de Haendel). C’est une maison blanche, obscurcie parfois (la nuit, le deuil, les projections des dessins de Flavio, ou la simple projection des peurs, des rêves, des menaces de la nuit). Elle tourne, on voit les escaliers, les intérieurs (des ébauches de chambres, salle à manger, couloirs, voire cachot pour le prisonnier). On pourrait certes objecter que ce n’est pas la première fois que la maison est une présence importante dans une mise en scène de cet opéra plutôt rare (peut-être de moins en moins rare). Soit, mais jamais comme chez Guth et Schmidt. La maison est déjà présente dans la très belle mise en scène de Jean-Marie Villégier en 1998 à Glyndebourne (direction William Christie, avec Anna Caterina Antonacci et Andreas Scholl), mais la maison ne représentait presque rien en comparaison. Une idée, une intuition, peut-être, mais pas développée, en tout cas.


Ivor Bolton connaît bien cet opéra. On dispose de son enregistrement audiovisuel de 2003, à Munich (mise en scène de David Alden, avec Dorothea Röschmann et Michael Chance). Ici la «maison» hante le chant, l’action, mais elle n’est pas encore concluante; cela reste aussi une idée vide, même si la réussite de cette production se situe d’un autre côté. Dans la production plus modeste en moyens, et aussi très belle, de Mirjam Koen et Gerrit Timmers, avec Sophie Daneman, Ryland Angel et l’ensemble Opera OT de Rotterdam, il y avait aussi la «maison», mais dès sa façade, elle ne jouait pas un rôle important, comme si cette production ne pouvait pas se permettre un trop grand décor. L’Opéra de Vienne, en 2011, a présenté une Rodelinda un peu raccourcie, avec le Concentus Musicus de Vienne et Nikolaus Harnoncourt, dans une mise en scène de Philipp Harnoncourt (avec Danielle de Niese et, déjà, Bejun Mehta). Il n’y avait pas de maison, mais plutôt un HLM; ce n’est plus une lutte de classes supérieures, et on sait bien que ce genre de luttes prend un aspect très différent si on situe l’action dans des milieux marginaux, voire populaires. On peut voir sur internet les qualités d’une production de l’Université McGill de Montréal – universitaire, il ne faut pas l’oublier, quoique très méritoire: un décor de maison constituerait ici une dépense excessive ou impossible (2016).


Dans la Rodelinda de Guth au Teatro Real, il y a en plus un personnage muet oublié ou négligé par les autres productions: un enfant. C’est Flavio, le fils de Rodelinda et Bartarido. (Il faut oublier que Haendel avait composé un Flavio, lui aussi roi de Lombardie, dont Rodelinda était la reine, car il n’y a aucun rapport entre les deux opéras, même s’ils sont très proches dans le temps: 1723 et 1725, moins de deux ans, tous le deux au King’s Theatre). L’importance de cet enfant dans la production de Guth est décisive. C’est lui qui vit sans un moment de distance, paniqué, les menaces sur sa vie, celle de sa mère, la mort de son père (au début on croit que Bartarido est mort, c’est l’usurpateur Grimoaldo qui règne), la trahison de sa tante, le pouvoir maléfique dans le siège maison de Grimoaldo (le méchant) et Garibaldo (le plus que méchant). L’enfant, sans paroles, s’empare d’une partie importante de l’action. Il ne chante pas, mais il fait semblant de dessiner, et les dessins forment son monde imaginaire. Des dessins dans le carnet qu’il porte toujours avec lui, des dessins que nous voyons par des projections sur le manoir, surtout sur la façade.


Cette imagination a un pouvoir si réel sur l’enfant que, devenu un des protagonistes de l’œuvre et loin du rôle passif des autres productions, ses angoisses ne prennent pas fin avec le happy end obligé – c’était la philosophie du siècle, pas encore le besoin de tranquillité du bon bourgeois, qui n’existait pas encore, ou tout simplement était trop occupé à escalader les murs de l’Ancien Régime, même à Londres. Mais notre époque exige de rendre compte de tout ce qu’on a vu; on ne peut se contenter de la thérapie de famille proposée par Haendel et Haym (et Salvi): un mort assassiné par le héros, un mort qui est «le méchant le plus méchant», et son cadavre sert pour la réconciliation générale. C’est lui qui paye. Pour les grandes crises familiales, il faut un mort; tout comme Hélène et Ménélas ont besoin d’un mort pour leur réconciliation définitive chez Strauss et Hofmannsthal. Mais le mort méchant ne suffit pas dans le pari de Guth. La sensibilité de Guth va vers le discernement des malheurs incontournables de l’enfant, et pendant la fin heureuse, l’imaginaire de ses dessins, et surtout l’imaginaire pour lui corporel des monstres familiaux, le hante. Tous chantent, mais il est paniqué, horrifié. La fin donne le sens de ce personnage, Flavio, traité pour la première fois avec la dignité qu’il mérite.


Rodelinda, c’est bien connu, est un opéra seria dont le schéma est récitatif-aria; il n’y que deux duos (Rodelinda, Bartarido), en particulier le premier, d’une beauté supérieure, et pas d’autres ensembles, en dehors du finale. Cet ensemble final des solistes est un peu à la manière d’un chœur triomphal. Les arie sont parfois longues, et les metteurs en scène, d’habitude, obligent les chanteurs et les comédiens à faire des grimaces ou n’importe quoi. Guth réussi largement, avec sa manière de prolonger l’action – le drame ne s’arrête pas pendant les airs, voilà la philosophie) – dans le manoir roulant, à nous donner une dimension shakespearienne du drame. C’est une solution pour l’interruption de l’action imposée par les arie d’un opéra baroque; pas une solution de compromis, mais une solution dramatique complète, pleine d’un véritable théâtre. Ce n’est pas une solution envisageable pour tous les opéras, car chaque opéra recèle son action dramatique pour le public d’aujourd’hui, dans la mesure où il s’agit d’une œuvre ayant traversé le temps, parvenant à nous avec la fraîcheur des œuvres immortelles (et cachées pendant plus de deux siècles) mais aussi avec les «goûts réunis» de son époque. Par conséquent, le vrai metteur en scène doit y chercher, doit y trouver, tout comme Claus Guth et son équipe, ici, dans leur Rodelinda.


Un exemple: la scène et l’aria de Rodelinda («Spieti, io o vi giurai») où elle invite l’usurpateur à tuer son fils, Flavio. La solution de Guth pour cette scène dramatique est plutôt humoristique, une humeur pleine de sarcasmes plus que d’ironie, de doubles sens, un peu sinistre, et tout un imaginaire de terreur pour l’enfant Flavio, interloqué, terrassé, effrayé en entendant les mots de sa mère, qu’il prend à la lettre. Mais la production est pleine de détails comme celui-ci.


On avait déjà assisté en octobre 2012 à Madrid à une Rodelinda, en version de concert sous la direction d’Alan Curtis (cycle «Universo Barroco»). Sonia Prina était là aussi. Mais ce jour-là elle avait chanté le rôle de Bartarido. Ici, son Eduige est surprenante, frappante, mais c’est un rôle un peu mineur – si tant est qu’il y ait des rôles mineurs dans un tel opéra – pour une voix aussi puissante et une comédienne aussi douée: quelle profondeur de voix, quelle élégance de mouvements, quelle force de gestes.


On a eu la chance de voir et entendre les deux distributions. Et l’excellence empêche franchement toute comparaison. Certes, on sait bien que Bejun Mehta est aujourd’hui insurpassable, mais il faut entendre et voir Xavier Sabata dans le même rôle de Bartarido: quelle présence, quelle voix (différente, plus rauque, moins douce, plus dramatique)! Tous les deux ont eu des moments inoubliables, mais tous les deux ont triomphé dans des airs comme le très doux et mélancolique «Dove sei, amato bene» ou le violent «Vivi, tiranno!» Mais avant même Bartarido, c’est le rôle-titre qui bénéficie d’une majorité d’arie tout au long de l’action. On n’avait jamais vu Lucy Crow au Teatro Real: elle a une voix douce, une véritable capacité pour appianare, voire filer le son avec un goût tout à fait belcantiste. Dans l’autre distribution, la jeune Aragonaise Sabina Puértolas a été une révélation. Pas tout à fait, on la connaissait déjà, bien sûr (Musetta, Susanna, Zerlina, Despina, et chez Haendel elle se trouve très à l’aise: attention à sa Morgana de Bruxelles!), mais dans un rôle aussi exposé et plein de lyrisme tel que celui de Rodelinda, la consécration est un peu (ou beaucoup) plus nette que jusqu’alors. Son chant est aussi délicat et ses diminuendi et filati aussi raffinés, sa force dans les moments plus dramatiques excelle de la même façon. C’était donc un double plaisir que de voir et d’entendre les couples des deux distributions. On n’avait pas le cœur partagé entre Crow et Puértolas: il est assez grand pour toutes les deux!


Jeremy Ovenden développe une grande disposition pour les contrastes dans son personnage changeant – parfois invraisemblablement changeant, il faut bien le reconnaître. Lui et Juan Sancho réussissent dans ce personnage contradictoire, un ténor à une époque où les ténors n’étaient pas encore les héros de l’action. On a dit que Sonia Prina est insurpassable dans n’importe quel rôle; Lidia Vinyes-Curtis choisit une option différente de celle de la tigresse-Prina: en dame violente et élégante à la fois, elle conditionne sa conscience d’une façon subtile avec un chant qui construit un personnage changeant. De même pour les deux autres comparaisons possibles: personne ne gagne le match – à supposer qu’il s’agisse d’un match, ce qui n’est pas le cas selon moi – et les autres chanteurs excellent dans leurs rôles: les contre-ténors Lawrence Zazzo et Christopher Ainslie (Unulfo), Umberto Chiummo, basse très haendelienne, et José Antonio López (Garibaldo, le «plus méchant», la seule voix vraiment grave de cet opéra).


Il ne faudrait surtout pas oublier qu’outre les six voix de rigueur dans l’opera seria, il y a un acteur formidable qui, (presque) toujours en scène, joue le rôle du tourmenté Flavio, l’enfant. C’est Fabián Augusto Gómez, acteur, metteur en scène et maître de gens de théâtre. Son Flavio est trop bien fait pour qu’il puisse s’agir d’un enfant. On ne se rend compte que plus tard qu’il n’est pas un enfant, mais un acteur formidable. De loin, il y a des moments où il nous rappelle, avec ses lunettes et ses gestes, le jeune Chostakovitch, effrayé dans le monde stalinien!


Enfin, Ivor Bolton et l’orchestre, formé d’instruments d’époque. On l’a vu: Bolton connaît bien Rodelinda, et il l’a reprise pour l’occasion. La vivacité de l’orchestre, en complicité pour ainsi dire parfaite dans la fosse et en accord avec les voix, nous fait nous demander comment il se fait que certains aient trouvé ennuyeux quelques passages. Incroyable, avec la vivacité et la vitalité provenant de la fosse!


Durant les deux représentations, le public a suivi les péripéties familiales, tragiques, les supplices de Flavio, la terreur du manoir hanté... Et cela a été un double succès, sans conteste.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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