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Grinçant et historique Paris Théâtre des Champs-Elysées 10/25/2016 - et 26, 27*, 29, 30, 31 octobre 2016 Kurt Weill : Die Dreigroschenoper Jürgen Holtz*/Veit Schubert (J. J. Peachum), Traute Hoess (Celia Peachum), Johanna Griebel (Polly Peachum), Christopher Nell (Macheath), Axel Werner (Tiger Brown), Friederike Nölting (Lucy Brown), Angela Winkler (Jenny), Georgios Tsivanoglou (Filch), Luca Schaub/Ulrich Brandhoff (Walter), Martin Schneider (Matthias), Boris Jacoby (Jakob), Winfried Peter Goos (Bob), Raphael Dwinger/Dejan Bucin (Jimmy), Jörg Thieme (Ede), Uli Plessmann (Smith), Michael Kinkel (Kimball), Anke Engelsmann (Betty), Ursula Höpfner-Tabori (Une vieille prostituée), Marina Senckel (Vixen), Claudia Burckhardt (Dolly), Gabriele Völsch (Molly), Gerd Kunath (Un messager à cheval), Walter Schmidinger (Une voix)
Das Dreigroschenoper Orchester, Hans-Jörn Brandenburg, Stefan Rager (direction musicale)
Robert Wilson (mise en scène, décors, lumières), Ann-Christin Rommen (collaboration à la mise en scène), Jacques Reynaud (costumes), Jutta Ferbers, Anika Bárdos (dramaturgie), Andreas Fuchs, Ulrich Eh (lumières), Joe Bauer (bruitages)
(© Lesley Leslie-Spinks)
Retour à Paris attendu du formidable Opéra de quat’sous de Brecht et Weill revu en 2007 pour le Berliner Ensemble par Robert Wilson.
On avait vu en 2009 ce spectacle étonnant au Théâtre de la Ville. Entre-temps il est devenu une légende mais le fait de le revoir au Théâtre des Champs-Elysées avec bien meilleure proximité aux acteurs change considérablement la donne. Rappelons que Robert Wilson à la demande du Berliner Ensemble, troupe allemande historique fondée en 1949 par Helene Weigel et Bertolt Brecht à Berlin-Est, y a réalisé quelques mises en scène, dont cet Opéra de quat’sous en 2007. Il l’a fait au Theater am Schiffbauerdamm, lieu même de sa création en 1928, qui accueille depuis 1954 le Berliner Ensemble et qui est une petite salle. La transposition dans le grand auditorium du Théâtre de La Ville ne lui avait pas été favorable.
On apprécie d’avantage l’excellence d’une troupe sur laquelle Wilson ne tarit pas d’éloges et qui réussit le même miracle sept ans après avec une distribution quasi-entièrement renouvelée. Chaque acteur, chaque silhouette est à saluer en tant qu’individualité mais c’est la cohérence de l’ensemble qui prime. Wilson a réalisé une lecture très abstraite et d’une intelligence aiguë de l’œuvre inspirée de L’Opéra des gueux composé par John Gay deux siècles plus tôt: les décors sont minimalistes et fabuleux, de simple lignes de néons délimitent les espaces, on joue beaucoup avec les rideaux comme dans le cabaret berlinois classique, les maquillages sont outranciers, les costumes dans un strict noir et blanc et les éclairages virtuoses. Le propos est grinçant, éminemment politique et le texte d’une clarté hallucinante, dit et chanté par ces acteurs-chanteurs tellement rompus à ce style et judicieusement souligné par des bruitages très wilsoniens. Les références au cinéma muet (la démarche chaplinesque de Macheath à sa sortie de prison est un moment de grâce du spectacle), au cabaret berlinois avec les maquillages blafards et l’élocution sophistiquée des acteurs, sont nombreuses mais la patte formelle de Wilson dans sa façon d’organiser le théâtre et de régler l’urgence dramatique est la grande force de ce spectacle. Les suivants réalisés pour la même troupe (Mahagonny, Peter Pan, Faust) n’ont fait que reprendre en les approfondissant les bases de cet Opéra de quat’sous. On ne peut dire mieux que c’est du pur Robert Wilson mais que c’est toujours du Brecht-Weill...
La distribution par rapport aux représentations de 2009-10 est presque complètement nouvelle, et, c’est un des miracles de cette troupe, aussi excellente que la précédente. Seuls demeurent Axel Werner (Tiger Brown) et l’extraordinaire Jenny d’Angela Winkler, qui a été dans sa jeunesse l’inoubliable Katharina Blum de Volker Schlöndorff. La nouvelle distribution apporte un nouveau Peachum, le vétéran Jürgen Holtz, 84 ans, hallucinant de cynisme et de cruauté et le non moins extraordinaire Christopher Nell, Macheath ambigu à la silhouette quelque part entre David Bowie et Charlie Chaplin. Johanna Griebel est une impayable Polly Peachum qui donne froid dans le dos quand elle chante «La Fiancée du pirate» et ne semble jamais dupe des manigances de Macheath. Traute Hoess est aussi un pilier de cette troupe dans le rôle hugolien de la mère Peachum. Tous les comédiens-chanteurs (23 en tout), fussent-ils de simples silhouettes, sont admirables de justesse et de musicalité.
Et il y a la musique, avec ce simple ensemble de huit musiciens réunis sous le nom de «Das Dreigroschenoper Orchester», qui remplit la fosse d’une musique tour à tour glaçante et réconfortante et les bruitages de Joe Bauer. Un des spectacles les plus forts de ce début de siècle, qui prouve s’il était nécessaire que la vitalité satirique de cette œuvre crée en 1928 dans une République de Weimar rongée par la montée du nazisme, n’est pas près de s’éteindre.
Olivier Brunel
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