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Le grand danger d’être un «peuple élu»

Madrid
Teatro Real
05/24/2016 -  et 28 mai, 1er, 5*, 9, 13, 17 juin 2016
Arnold Schoenberg: Moses und Aron
Albert Dohmen (Moses), John Graham-Hall (Aron), Julie Davies (Ein junges Mädchen), Catherine Wyn-Rogers (Eine Kranke), Antonio Lozano (Ein junger Mann), Michael Pflumm (Der nackte Jüngling), Oliver Zwarg (Ein anderer Mann, Ephraimit), Andreas Hörl (Ein Priester), Julie Davies, Beatriz Jiménez, Anaís Masllorens, Laura Vila (Vier nackte Jungfrauen), Pilar Belaval, Cristian Díaz Navarro, John Heath, Beatriz Oleaga, Manuel Rodríguez, Cristina Teijeiro (Sechs Solostimmen)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Lothar Koenigs (direction musicale)
Romeo Castellucci (mise en scène, décors, costumes, lumières), Cindy Van Acker (chorégraphie), Silvia Costa (collaboration artistique), Christian Longchamp, Piersandra Di Matteo (dramaturgie)


(© Javier del Real/Teatro Real)


La première de la mise en scène de Moïse et Aaron par Romeo Castellucci (Opéra de Paris, 2015) a fait l’objet d’un compte rendu sur ConcertoNet. C’est une coproduction avec le Teatro Real, dont la reprise madrilène est ici commentée. La collaboration des deux théâtres se poursuivra l’année prochaine avec Billy Budd de Britten, dont la première sera donnée à Madrid.


On n’insistera pas sur les arguments de notre collègue, Didier van Moere, dans un article particulièrement intéressant. On se contentera de quelques réflexions sur cette production d’un des opéras du XXe siècle dont les vertus et les qualités ne parviendront jamais à le rendre populaire – dans la mesure où un opéra peut être populaire: on peut dire que Norma et Wozzeck sont tous deux des opéras «populaires». Le présent Moïse et Aaron est la création scénique à Madrid de cet opéra aussi indispensable que méconnu. On avait déjà pu entendre une très importante version de concert dirigée par Sylvain Cambreling. Il y avait eu un projet de la direction artistique du théâtre avant l’époque de Mortier, que celui-ci n’a pas retenu dans sa programmation. Heureusement, Moïse et Aron sont arrivés à Madrid avec un metteur en scène qui s’y connaît très bien dans le conflit, le sens et les énigmes (apparentes) proposés par Schoenberg.


Moïse et Aaron est opéra qui n’a pas de symboles, mais il est plein de signes. Des signes dramatiques, des théories devenues situation dramatique, des attitudes pleines de sens pour le développement du conflit et du drame. Le conflit oppose-t-il Aaron à Moïse? Ils sont plutôt nécessaires l’un à l’autre. Moïse échoue dans son idée, son projet, mais le peuple, malgré tout, continue son chemin vers la terre promise. Il n’échoue donc pas. Il a les tours, la magie, le leadership d’Aaron, le leader sali par les demandes du peuple dans l’imagerie pas compliquée de Castellucci (le liquide noir a maculé les individus, les tribus, la cause du Dieu invisible et ineffable). Et, finalement, dans les images de Castellucci, Moïse est aussi un peu sali par l’accolade d’Aaron. La pièce est inachevée – on connaît bien les problèmes rencontrés par Schoenberg, mais peut-être pas tous. Il a eu vingt ans pour finir son opéra, le troisième acte. Mais cela aurait trop changé le message, l’histoire, cela aurait résolu le conflit d’une façon inadéquate, guère acceptable. De toute façon, le Schoenberg auteur dramatique a donné des motifs formidables à Aaron, à la fin du deuxième acte, et peut-être s’en est-il convaincu lui-même. Veuillez me pardonner l’ironie – et peut-être n’est-ce pas tout à fait de l’ironie: un auteur dramatique donne, en écrivant, des arguments aux «ennemis» et il est en danger d’en être convaincu ou, du moins, vaincu ou paralysé.


Ce Moïse fils de la Vienne qui remet en question la tonalité et le discours parlé doit signer, après la fin, après les mots terribles et sévères marquant la «défaite» de son message et de sa mission («Parole! Tu me manques!»), un compromis avec les forces qui se sont servi d’Aaron, qui ont demandé la protection d’Aaron, qui ont pris Aaron comme leader populiste malgré lui; il aurait été pire, peut-être, il aurait été un autre leader en l’absence de Moïse. Le conflit est plutôt entre, d’un côté, Moïse, Aaron et le peuple réticent (c’est très dangereux d’être un peuple «élu»), et, de l’autre, Dieu. Justement, l’Ineffable, l’Invisible, l’Inexprimable, etc.


Le message du drame, de la pièce, n’est pas compliqué. Mais la partition est complexe, un tissu de trames dont le sérialisme est le point de départ. La série, les séries sont la base, mais la complication et ce qu’on fait avec tout le matériau pour exposer le drame et le conflit vont au-delà de la série et des séries dérivées, et du développement des séries, des thèmes, de petits motifs, le tout dans une trame de couleurs, de timbres, où le tutti n’apparaît que ponctuellement, où les ensembles de chambre (parfois disparates) marquent le son. Castellucci traduit les signes de l’histoire avec des signes visuels parfois guère raffinés: la parole de Dieu surgissant au début de l’action du Buisson ardent provient ici d’un magnétophone à bandes, et les bandes sont le Verbe, le Mot, la Parole de Dieu, enveloppant Moïse, plus tard Aaron, plus tard encore l’Aaron-totem souillé par le liquide noir, vêtu de la bande infinie, marqué comme par une présence de dieu primitif. C’est la distance entre la parole et le message «sale» mais accepté, le chemin du compromis. Les trois «miracles» d’Aaron (premier acte, quatrième scène, où Aaron parle trop et Moïse ne dit presque rien, interloqué par les ruses et les détours de son frère) peuvent être contestés en termes de qualité des images pour traduire la situation dramatique, mais il faut avouer que Schoenberg n’est pas non plus très subtil dans cet épisode.


Mais les grands atouts de la mise en scène de Castellucci résident dans la division des deux actes de l’illumination aveuglante du premier (le message) à la clarté nette quoique nocturne du deuxième (la rébellion, la déviance); et aussi dans la solution de la scène de la danse autour du Veau d’or. Mais que peut-on faire de cette scène où les danses sont parfois cachées, où l’on ne danse pas comme dans une scène orientale, qu’on attendrait plus effrénée et qui, finalement, en est l’exact opposé: rien à voir avec la «Danse des sept voiles» de Salomé ou les danses du Sacre du printemps? Schoenberg n’aimait pas la danse comme moyen d’expression; Castellucci a apposé, avec la chorégraphie de Cindy van Acker, tout une série de signes sur une partition riche, pleine, mais dépouillée, une stylisation du début à la fin. Tout au long de la mise de Castellucci, le peu de réalisme qui reste dans Schoenberg a disparu. Les signes, encore, cachent ou dissimulent des actions concrètes. La vie palpitante, présente dans le taureau vivant et la fille nue (alors que Castellucci renonce à toute autre nudité prévue par Schoenberg), envahit la séquence de sacrifices et d’égarement du peuple malheureux après les quarante jours d’absence de Moïse.


A côté des deux personnages principaux, nous avons un autre rôle principal, celui du chœur, le peuple juif, toujours agissant et réagissant, inquiet, crédule parfois, rebelle, ou tout le contraire, soumis, docile, amadoué. Máspero et le chœur ont travaillé cette partition difficile et parfois impossible pendant un an, parce qu’on ne chante pas cet opéra comme un autre où l’on peut se fonder sur la tonalité. Faut-il avoir une oreille absolue pour chanter dans le chœur de cet opéra, d’ailleurs toujours divisé en plusieurs voix? Le triomphe du chœur a été comparable à celui des deux personnages principaux. Albert Dohmen est un Moïse formidable, au Sprechgesang insurpassable dans sa diction, dans l’affirmation de son message, de sa réticence, de ses doutes devant l’ampleur de la mission imposée par le Buisson ardent, même dans ce moment où sa ligne se laisse «égarer» par le chant, un petit moment sans importance mais significatif. Et John Graham-Hall, à Madrid comme à Paris, a triomphé dans le rôle épuisant du leader trop proche du peuple, accablé par les nécessités de celui-ci, conquis peut-être par l’ivresse de la tentation démagogique: incroyable interprétation dans ce rôle contradictoire ou, plutôt, riche, double, résistant, un rôle pour un ténor lyrique contraint par moments à l’héroïsme, parfois un peu trop léger.


Lothar Koenigs, jeune chef allemand possédant déjà une très riche expérience, a dirigé les détails et l’ensemble avec une délicatesse pour laquelle le mot «discrétion» serait injuste au regard de la qualité de sa baguette. «Discret» dans la mesure où il cède le rôle principal aux images, où Castellucci traduit celles de Schoenberg. Imposant dans la mesure où sa direction enrichit cette partition sans concessions et pleine de détails, comme de petits trésors, guère cachés, mais pas très évidents non plus, un travail énorme accompli avec un professionnalisme et une hauteur artistique incontestables.


En résumé: pleine satisfaction artistique pour le premier Moïse et Aaron scénique présenté à Madrid; mais aussi pleine satisfaction (et aussi des attentes) du public, qui a mis en évidence le fait que le conservatisme n’est toujours l’apanage du public d’opéra. Chez nous et ailleurs. Bravo à Koenigs, Castellucci, Máspero, Dohmen, Graham-Hall, au chœur... à tous!


N.B.1: il faut souligner que la solution proposée par Castellucci pour la longue «Danse du Veau d’or» mériterait une analyse plus longue que celle qu’on suggère ici et, peut-être aussi, plus longue que notre aptitude à le faire.


N.B. 2: Moïse et Aaron s’inscrit dans une série de spectacles autour des musiques et des événements de l’époque (les musiciens de Terezín, par exemple): quatre concerts sous le titre «Sur le volcan», la mise en scène pour enfants de Brundibár de Krása, la mise en scène de L’Empereur d’Atlantis d’Ullmann. C’est une logique artistique pleine de sens de la part du directeur artistique du Teatro Real, Joan Matabosch. ConcertoNet reviendra d’ailleurs sur ces spectacles.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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