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Production mémorable du chef-d’œuvre d’Aribert Reimann

Paris
Palais Garnier
05/23/2016 -  et 29* mai, 1er, 6, 9, 12 juin 2016
Aribert Reimann : Lear
Bo Skovhus (König Lear), Gidon Saks (König von Frankreich), Andreas Scheibner (Herzog von Albany), Michael Colvin (Herzog von Cornwall), Kor-Jan Dusseljee (Graf von Kent), Lauri Vasar (Graf von Gloster), Andrew Watts (Edgar), Andreas Conrad (Edmund), Ricarda Merbeth (Goneril), Erika Sunnegårdh (Regan), Annette Dasch (Cordelia), Ernst Alisch (Narr), Nicolas Marie (Bedienter), Lucas Prisor (Ritter)
Chœurs de l’Opéra national de Paris, Alessandro Di Stefano (chef des chœurs), Orchestre de l’Opéra national de Paris, Fabio Luisi (direction musicale)
Calixto Bieito (mise en scène), Rebecca Ringst (décors), Ingo Krügler (costumes), Sarah Derendinger (vidéo), Franck Evin (lumières)


(© Elisa Haberer/Opéra national de Paris)


Autant parler de création, la première de Lear à l’Opéra de Paris en 1982 ayant été donnée dans une version française. Le choix du Palais Garnier (pour des raisons stratégiques de remplissage) laissait craindre un manque d’adéquation entre l’effectif en présence et le volume de la fosse. Il n’en fut rien: pour imposant qu’il soit, l’orchestre d’Aribert Reimann, certes riche en percussions, écarte les claviers à sons fixes qui occupent le plus de place; et l’on a judicieusement ventilé des musiciens dans les loges latérales.


Le chef-d’œuvre du compositeur allemand (né en 1936) semble s’inscrire dans le sillage de Wozzeck – dont le souverain déchu apparaît comme un frère – et des Soldats, mais c’est davantage à Penderecki que s’apparente cette écriture procédant par large aplats, entre clusters et sérialisme souple. Redoutable pour les chanteurs en termes d’intonation (quarts de ton) et de vocalité (du chant à la déclamation en passant par le Sprechgesang), la partition s’avère rythmiquement moins complexe que bien des œuvres contemporaines (nombreux passages ad libitum). Porté par l’un des sujets à la fois les plus exaltants et les plus intimidants de la culture occidentale, sur lequel butèrent Verdi et Wagner, Reimann a pris le parti d’illustrer la pièce de Shakespeare plutôt que de la plier aux règles coercitives d’un langage musical: tout concourt à mettre le texte en valeur. Un texte dont le livret habile de Claus H. Henneberg reprend certaines répliques ad litteram, même si la transposition le contraignit à opérer de substantielles coupures et modifications. Aussi la lyre du poète se voit-elle soustraire la corde comique (passages grivois et autres saillies typiques du théâtre élisabéthain). Le rôle du Fou, en revanche, s’en trouve considérablement accru.


Dans son Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault soulignait le statut unique de Lear et de Don Quichotte, où la folie était montrée sans apprêt. Le philosophe s’employait à noter la clairvoyance, la dimension oraculaire des paroles de l’aliéné, ainsi que la licence que permet le port du masque en période de fêtes et de carnavals. Il y a tout cela dans le bouffon façonné par Henneberg, sorte de coryphée du pauvre s’exprimant ironiquement par le truchement d’un impur «parlé-chanté». On songe immanquablement au fou du Wozzeck de Berg, le premier à percevoir l’assassin chez le malheureux soldat («Ich riech Blut», acte II, scène 4).


Le travail de Calixto Bieito reste d’une grande fidélité à la dramaturgie: décor minimal, complets-vestons et violence stylisée (énucléation sans artifice dans la scène de torture de Gloucester: les amateurs d’hémoglobine en seront pour leurs frais) achèvent de nous convaincre dans l’idée d’une conception, cadencée par quelques moments forts, somme toute assez classique; on mise essentiellement sur le jeu des acteurs et une gestuelle métaphorique: morceaux de pain symbolisant le partage du royaume jetés en guise de pitance par Lear à ses filles, apparition d’un vieillard décharné (Ecce homo) au moment où le souverain vacille dans la folie, Regan et Goneril suçant le sang des veines de leur père, expressionnisme des corps en contorsions...


Pour endosser les habits – ou plutôt les oripeaux – du personnage éponyme que Fischer-Dieskau marqua de son empreinte indélébile, il fallait un chanteur hors norme. D’un charisme écrasant, Bo Skovhus a sans doute trouvé le rôle de sa vie, qu’il habite à sa manière: plus vaillant que son illustre prédécesseur, son roi est dans la pleine possession physique de ses moyens, mais totalement aveugle (le Bouffon: «Et Gloucester? Le reflet du roi») au mal qui l’entoure. Sa performance laisse pantois, des incantations rageuses de la scène de la tempête aux accents élégiaques du duo avec Cordelia. Aucune réserve sur un plateau où la qualité vocale le dispute en excellence à l’incarnation: Goneril hystérique à souhait de Ricarda Merbeth, dardant ses aigus comme autant de seringues, Regan plus faible et obséquieuse d’Erika Sunnegårdh, Kent vaillant et loyal de Kor-Jan Dusseljee. A Andrew Watts, bouleversant Edgar dont la tessiture oscille entre ténor et contre-ténor (reflet des égarements du personnage entre sagesse et folie), s’oppose Andreas Conrad, saisissant Edmund, presque touchant en sa quête d’identité («Warum Bastard?»). Seule Annette Dasch (Cordelia) n’a pas suffisamment convaincu pour faire oublier une Julia Várady en état de grâce (enregistrement DG).


Dans la fosse, Fabio Luisi s’est montré sensible à la noirceur des textures comme aux passages plus épurés (final en apesanteur) dans lesquels ont brillé les musiciens, tout pupitre confondu. Public sous le choc – pas une seule toux! – et acclamations bien méritées pour ce qui restera, après l’emblématique Moïse et Aaron de Castellucci, la production la plus accomplie de l’Opéra de Paris depuis l’arrivée de Stéphane Lissner.



Jérémie Bigorie

 

 

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