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Le salut dans les mots

Madrid
Teatro de la Zarzuela
04/13/2016 -  et 15, 17, 19, 21 avril 2016
Antoni Parera Fons: María Moliner (création)
María José Montiel*/Cristina Faus (María Moliner), José Julián Frontal (Fernando), Sandra Ferrández (Inspectora del SEU, Carmen Conde), Sebastià Peris (Goyanes), Juan Pons (Sillón B de la RAE), Celia Alcedo (Emilia Pardo Bazán), María José Suárez (Isidra Guzmán y de la Cerda), Lola Casasriego (Gertrudis Gómez de Avellandeda)
Coro del Teatro de la Zarzuela, Antonio Fauró (chef du chœur), Orquesta de la Comunidad de Madrid, Victor Pablo Pérez (direction musicale)
Paco Azorín (mise en scène et décors), María Araujo (costumes), Pedro Yagüe (lumières), Pedro Chamizo (vidéo), Carlos Martos de La Vega (chorégraphie)


J. J. Frontal, M. J. Montiel (© Domingo Fernández)


María Moliner, lexicographe – pas du tout une pop star, une vedette de la rubrique des faits divers, une femme de pouvoir, même pas une marginale –, peut être considérée comme une héroïne, une résistante. Inmaculada de la Fuente, sa biographe, qualifia sa vie, dans le titre même de son ouvrage, comme un «exil intérieur». Née en 1900, Aragonaise, elle s’est engagée dans les missions éducatives de la Deuxième République espagnole (dès 1931 jusqu’à sa défaite par les troupes franquistes, l’Italie de Mussolini, l’Allemagne d’Hitler, la bienveillance de la France républicaine et de l’Angleterre de Chamberlain, bien conseillé par des personnalités comme Churchill... mais plus spécialement vaincue par les factions intérieures feignant de protéger la légitimé républicaine). A cause de son travail, elle a été sanctionnée, tout comme son mari, qui a perdu sa chaire de physique à l’université. Ils ont décidé de rester en Espagne, ils ne sont pas partis en exil. Exil: un des mots donnant lieu à une des meilleures scènes de cet opéra. Ils l’ont payé cher, mais ils ont été épargnés.


María Moliner, opéra: il s’agit de la vie d’une femme dont le forfait principal est, par amour pour les mots, pour sa langue, la création d’un grand dictionnaire, ce que nous appelons, nous tous, le Moliner, un dictionnaire «de l’espagnol usuel», deux gros volumes, riches de mots et de concepts, mettant quelque peu en évidence les insuffisances du grand dictionnaire de l’Académie royale espagnole de la langue. Une institution, l’Académie, un peu comme la Coupole – un peu, seulement, car je sais bien, chers amis francophones, qu’il n’y a pas des institutions comme les vôtres dans quelque domaine que ce soit – et l’Académie s’est vengée d’elle: elle n’y a jamais été admise. Cela étant, d’ailleurs, les femmes n’ont été admises dans cette institution créée au début du XVIIIe siècle qu’au dernier quart du XXe. Le dictionnaire est une prouesse défiant l’Université, l’Académie, l’hostilité des inquisiteurs et bourreaux franquistes – finalement, ils n’ont pas tué le couple formé par María Moliner et son mari, Fernando; le portait des franquistes est très bien brossé dans cet opéra, sans aucune exagération. Elle a survécu comme mère, comme épouse, avec des travaux de ci de là... et elle a rédigé le dictionnaire pendant quinze ans de travail sans répit, et sans beaucoup d’espoir, un travail qui paraît au-delà de ses forces, mais... elle a survécu comme beaucoup des meilleurs qui n’ont pas été mis à mort, exilés, incarcérés dans des prisons infestées par la maladie, mortelles, en même temps que les franquistes expropriaient toutes les chaires, les musées, la culture. Mais la culture, la véritable, était en exil ou, à l’intérieur, en silence paniqué. Elle a survécu pendant les années de la terreur du national-catholicisme (plutôt que fascisme). On considère aujourd’hui qu’elle fut une héroïne: des biographies, une belle pièce de théâtre de Manuel Calzada et, maintenant, cet opéra...


L’opéra part d’une idée de Paco Azorín, notre Peter Sellars national – ici, je ne sollicite pas d’excuses; en outre, Sellars n’est pas français –, une des figures théâtrales les plus appréciées en Europe. Dans un entretien que j’ai publié dans la revue Scherzo, il déclarait son admiration pour Antoni Parera Fons en tant que musicien maîtrisant l’écriture pour la voix. La solution de Parera pour le beau livret de Lucía Vilanova montre que notre metteur en scène et créateur d’espaces et de décors avait bien raison. Parera Fons montre une grande sensibilité pour résoudre le principal problème de l’opéra en espagnol aujourd’hui: musique/prosodie. On comprend tout, on perçoit une correspondance entre l’espagnol parlé et l’espagnol chanté dans l’opéra. Parera ne fait pas tout le temps chanter les personnages, même si María est toujours en scène et n’arrête pas de chanter ou «dire». Ils parlent parfois, un récitatif dramatique complétant le récitatif cantabile qui domine la partition, toujours sur une trame orchestrale subtile, nuancée, riche en couleurs, parfois (ou très souvent) d’un esprit «chambriste», et même de récital voix-piano: voix chantée ou «dite».


La vie, les visions et les rêves, voire les hallucinations de María, voire les fantaisies d’un livret riche en sensibilités, en intuitions – ce genre d’intuitions surgissant de la connaissance intime de l’histoire, de la personne, du personnage, bravo Lucía Vilanova: même le fauteuil que devrait occuper María a l’Académie a un rôle, un chant... et une opinion tout à fait misogyne –, ce n’est pas un opéra de moments dramatiques intenses, un peu comme dans la tradition qui va de Debussy à Messiaen – veuillez pardonner une fois de plus la référence. Il n’y a pas de crimes, de turning points, de grandes passions. Il n’y a que la dramatisation, plus difficile dans la mesure où manquent les moments «forts» de la vie d’une femme qui se croyait tout à fait normale, même ordinaire («mon vrai métier: coudre des chaussettes»), devenue maintenant vedette d’une pièce de théâtre à succès et d’un opéra! Parera Fons a su parvenir au calme, à la tension intérieure d’un opéra qui ne suscite qu’à de rares moments le volume sonore, le forte.


Cinq représentations seulement pour un opéra devenu depuis sa première, le 13 avril, un événement incontournable de notre culture, dans un pays ou les héros proclamés et glorifiés ne sont jamais des gens de l’esprit.


Maria José Montiel, mezzo-soprano à la voix claire, diaphane, presque d’une couleur de soprano, mais avec la profondeur d’une mezzo, et son sourire éclatant (Carmen, Dalila, Azucena, Amnéris, Charlotte, Sesto, Dorabella...), est une María d’un niveau insurpassable: voix, jeu d’actrice, résistance. Elle est la grande héroïne de la soirée, au niveau de Mme Moliner; elle lui fait honneur. Le reste de la distribution est d’un très bon niveau, de José Julián Frontal dans le rôle de Fernando Ramón Ferrando, le mari de María, jusqu’aux rôles des trois chanteurs masculins qui font un peu l’effet V de cet opéra, en passant par les quatre femmes de lettres, illustres, encourageant María, et aussi les jeunes comédiennes qui parlent et qui semblent danser un peu à la Debussy – les fées sont d’exquises danseuses – et un chœur extraordinaire, compact, nombreux, bien dirigé par Antonio Fauró.


La mise en scène de Paco Azorín, auteur lui-même des décors, est fondée sur un sens quasiment dansant du mouvement d’acteurs-chanteurs, et sur une implacable direction d’acteurs, de leurs rapports, de la façon dont ils s’écoutent. Mais aussi dans la vidéo suggestive conçue par Pedro Chamizo, où les détails sont si riches et nombreux qu’on ne peut hélas s’y arrêter. Azorín a une imagination scénique qui est tout sauf courante: on a vu il y a un mois ses très différents mais aussi formidables décors-théâtre circulaire, cette fois-ci- pour une extraordinaire Vie de Galilée (Brecht), mise en scène formidable d’Ernesto Caballero, et on a écrit ici sur sa Voix humaine. Azorín a eu, à côté de lui, la chance de la collaboration de María Araujo, auteur des dessins des costumes.


Victor Pablo Pérez est une des baguettes les plus importantes d’Espagne. Tandis qu’il s’adonnait aux répétitions astreignantes de cet opéra, il dirigeait dans un concert le même orchestre, l’Orchestre de la Communauté de Madrid, dont il sera question ici prochainement; il dirigeait, donc, lundi dernier, dans sa saison de concerts, un Requiem de Mozart et d’autres pièces. Inlassable? Toujours inspiré? On ne sait pas. Victor Pablo Pérez est un chef de fosse, symphonique, pour ensemble de chambre, qu’importe. Il a dirigé l’opéra de Parera Fons avec un équilibre entre la délicatesse de la partition et le sens du drame caché, pudique, mais plein de souffrances presque jamais exagérées. Ce n’est un opéra «chaud», mais Victor Pablo Pérez a réussi l’équilibre: l’emprise des familles en tutti ou en «chambre», la couleur, la nuance, «le rêve au rêve et la flûte au cor». De la chaleur, pas de la grimace.


Une vraie réussite.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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