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La réconciliation, peut-être

Madrid
Teatro Real
03/17/2016 -  et 12 (Dortmund), 13 (Köln), 16 (Barcelona), 19 (London) mars 2016
George Benjamin: Written on Skin
Christopher Purves (The Protector), Barbara Hannigan (Agnès), Tim Mead (Angel 1, The Boy), Victoria Simmonds (Angel 2, Marie), Robert Murray (Angel 3, John)
Mahler Chamber Orchestra, George Benjamin (direction musicale)
Benjamin Davis (mise en espace)


(© Javier del Real/Teatro Real)


Written on Skin a été commenté à de nombreuses reprises sur ConcertoNet depuis la première de cet opéra à Aix-en-Provence en 2012, en passant par Paris, Londres, Toronto, New York... Un opéra contemporain qui, par conséquent, rencontre un succès constant dans tous les théâtres. En outre, un opéra contemporain sans rapport avec l’imaginaire pop (qui n’a pas très souvent l’inspiration heureuse de Nixon in China, œuvre de Sellars et Adams). S’agit-il pour autant d’un opéra cajolant les goûts conservateurs du public habituel des théâtres lyriques (n’oublions pas le jugement de Kundera sur ce public-là dans ses écrits sur Janácek)?


Après les années de plomb de l’avant-garde, dont le travail principal sur le genre était de montrer et démontrer la mort de l’opéra, son inutilité, voire sa puissance néfaste, après les années de résistance des Henze, des Landowski, des Reimann, après les années pendant lesquelles un des avant-gardistes les plus illustres en même temps qu’arrogants, de l’aile «faucon» du parti, Pierre Boulez, devenait le champion d’opéras comme Wozzeck (avec la complicité, à Paris, de George Auric), Parsifal, le Ring, Lulu etc., jusqu’à sa grande réussite avec Chéreau et Peduzzi, De la maison des morts. C’est dire que l’opéra n’était pas si mort que cela.


Après des années où un seul regard méprisant de Stockhausen suffisait à condamner aux enfers de l’oubli n’importe quelle partition (cf. les Mémoires de Hans Werner Henze, dont le titre est un peu long et le contenu est tout à fait formidable, plus d’un demi-siècle d’histoire de la culture européenne et parfois américaine: il nous dit notamment comment le jeune acteur K. Stockhausen jouait son rôle d’enfant terrible), bref, après ces temps-là, on a dit qu’il fallait faire des opéras mettant en scène des personnages ayant illustré les magazines glamour ou la rubrique des faits divers – mieux encore, ayant illustré les deux...


Après cela, le succès d’un opéra exigeant, un opéra sans concessions, un opéra sans une grammaire à décoder, un opéra sans servitudes avant-gardistes (c’est-à-dire sans dettes avec l’ennemi juré), un opéra qu’on n’est pas obligé d’applaudir si on ne le veut pas et à peine de condamnation pour goût réac, après tout cela, un opéra comme Written on Skin permet une sorte de réconciliation du public avec l’opéra de son temps. Les grands succès d’opéra d’il y a cent ans (Schreker, Strauss, Korngold, Zemlinsky) montraient qu’il y avait une communication entre le créateur et son public. Le long, sinistre intermède nazi a dispersé ou assassiné tous ces musiciens (sauf Strauss), dont l’absence après-guerre a bénéficié aux jeunes lions de l’avant-garde à l’assaut des radios et de leurs orchestres, surtout dans les pays «coupables» de réaction, l’Allemagne et l’Italie.


Voilà notre commentaire partiel après avoir eu la chance de voir et entendre à Madrid, au Teatro Real, une mise en espace de Written on Skin. Benjamin n’était pas un inconnu chez nous: il n’y a pas longtemps la saison de l’Orchestre et du Chœur nationaux lui a consacré une «carte blanche», avec une sélection de ses œuvres. Messiaen était un des résistants, tout comme Dutilleux. Henze était trop pour l’avant-garde: il était le «traître» du même âge. Mais Messiaen était également trop pour eux, et Boulez a en outre grandi avec lui: il n’était pas son ennemi esthétique, mais un peu son jeune prophète. Et George Benjamin est directement issu de Messiaen, et, de plus, il vient d’un pays où la superstition avant-gardiste n’a jamais eu ses chances. On peut dire que Benjamin est éclectique, postmoderne, post-avant-gardiste, tous les lieux communs qu’on voudra. Mais dans Written on Skin, il y a surtout une écriture aiguisée, dont les procédures vocales, dont l’accompagnement par un ensemble pas si rare que cela, ne sont pas des savoirs d’école, mais des réponses à des situations dramatiques, conflits, définition d’un personnage, d’un rapport entre eux: comment résoudre ce conflit, cette situation, ce personnage-ci? Jamais une recette, toujours une quête et une solution. Benjamin est un dramaturge, avec la complicité de Martin Crimp, certainement. Mais son secret est là: faire du théâtre lyrique pour raconter un conflit dont on peut croire qu’on le reconnait (encore un triangle!) et dont la résolution nous laisse surpris, émus, avec ce personnage intrus qui arrive dans une société close ou entrouverte et laisse tout sens dessus dessous (le grand thème de Wagner), avec un Golaud sans Mélisande, le Protecteur, mais avec tous ses tourments, sa jalousie, l’écroulement de son monde pendant le bas Moyen Age, y compris la menace d’une jacquerie, et avec une femme qui n’attendait que le vent de dehors pour devenir un être libre et martyr, Agnès, sans le mystère de Mélisande ni la leçon trop évidente d’Ariane. Tout, avec des anges (anges?), tout avec l’arrière-plan d’un livre illuminé dont l’écriture et la construction sont l’évidence de l’enfer de ce monde, et de l’enfer de la maison du Protecteur. Mais... on ne va pas raconter une nouvelle fois la trame de Written on Skin.


George Benjamin dirige lui-même l’Orchestre de chambre Mahler, avec un sens de la mesure tout à fait approprié pour une partition où la tension n’est pas spécialement aiguë, soutenue, sans sommets dynamiques habituels ni durables, mais précis, concrets, et très efficaces dans leur rareté: un des lieux communs de la musique autour de l’avant-garde, le fortissimo imprévu et immotivé, en est absent. Ici, le drame, la tragédie, la terrible légende qui mène au du cœur de l’amant mangé par la maîtresse, tout bouge dans un monde sonore sans exagérations, et tout est bien compris, tout est bien motivé. La baguette de Benjamin est idéale pour exprimer ce que le compositeur Benjamin veut raconter.


Et il y a en outre une distribution idéale, avec deux monstres insurpassables du chant et de la scène. Il ne manque que Bejun Mehta pour compléter la distribution du formidable DVD de Londres, mais dans le rôle du Garçon nous avons Tim Mead, excellent dans son rôle multiple de l’artiste peintre-littérateur-ange-intrus-amant, un contre-ténor habitué à Cavalli et à Haendel, mais aussi à l’opéra contemporain, meilleur chanteur que comédien. Le baryton Christopher Purves est un acteur énorme, d’une voix trempée, avec une expression entre le grave et le dolente. Et que dire de la soprano Barbara Hannigan (la formidable Lulu danseuse de la mise en scène de Warlikowski à Bruxelles), actrice et voix exceptionnelles, et par ailleurs chef d’orchestre. Que faire devant Mme Hannigan, également pleine de glamour: to put on one’s knees? Mais il y a aussi les deux anges (la version mise en espace supprime un ange), qui sont aussi Marie et John, Victoria Simmonds et Robert Murray.


Il faut insister sur le fait qu’il ne s’agissait malheureusement que d’une mise en espace, euphémisme français qu’il ne faut pas trop expliquer. Cela affaiblit les moments-clefs, comme la scène érotique entre Agnès et le Garçon, moment culminant de l’œuvre. Il y avait de l’action théâtrale, mais sans costumes, sans décors, avec des mouvements scéniques limités, sans les divers niveaux de la mise en scène captée en DVD. Mais la direction théâtrale de Benjamin Davis était très satisfaisante, surtout grâce à Hannigan et Purves.


A rebours de ce que proclamaient les copains des années cinquante et soixante, la création d’opéra, aujourd’hui, est toujours vivante. Dans quelle mesure? On ne peut certes le dire à la seule vision de cet opéra privilégié par la critique et le public, mais on se trouve devant un symptôme. Ou peut-être sommes-nous trop optimistes?



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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