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Prise de rôle

Baden-Baden
Festspielhaus
03/27/2015 -  et 30 mars, 2, 6 avril 2015
Richard Strauss : Der Rosenkavalier, opus 59
Anja Harteros (La Maréchale), Peter Rose (Le Baron Ochs), Magdalena Kozená (Octavian), Anna Prohaska (Sophie), Carole Wilson (Annina), Stefan Margita (Valzacchi), John In Eichen (Polizeikommissar), Lawrence Brownlee (Un chanteur), Irmgard Vilsmaier (Marianne Leitmetzerin), Clemens Unterreiner (Faninal)
Philharmonia Chor Wien, Berliner Philharmoniker, Sir Simon Rattle (direction)
Brigitte Fassbaender (mise en scène), Erich Wonder (décor), Dietrich von Grebmer (costumes), Franz David (lumières)


Hugo von Hoffmansthal et Richard Strauss ont rendu leur Rosenkavalier si parfaitement congruent entre texte et musique, si définitivement piquant dans son humanisme mêlé de satire sociale que tenter de le sortir de son imagerie initiale peut sembler illusoire. Cela dit la mode est aujourd’hui à la transposition de nos chefs-d’œuvre lyriques et même Le Chevalier à la rose n’y échappe pas, encore que la plupart de ces tentatives de rafraîchissement laissent perplexe. Certes l’ouvrage est moins daté qu’il n’y paraît, voire ses anachronismes musicaux délibérés permettent de le faire coulisser facilement sur plus d’un siècle et demi tout en restant dans le cadre d’une Vienne réputée conservatrice, du règne de Marie-Thérèse à celui de François-Joseph inclus. Mais pousser plus avant la relecture expose à de consternants naufrages, où même des figures très en vue du Regietheater (Himmelmann, Konwitschny, Wernicke...) ont déjà sombré sans vergogne apparente.


Metteur en scène aguerri (soixante-dix productions à son actif déjà), Brigitte Fassbaender connaît, elle, son Rosenkavalier à fond. Pour y avoir chanté un Octavian d’absolue référence une génération durant et aussi pour s’être déjà penchée à plusieurs reprises sur la problématique de sa représentation scénique. Et si elle tombe aujourd’hui elle aussi dans l’ornière d’une possible relecture de l’ouvrage (si elle ne l’avait pas fait, il y aurait eu de toute façon des grincheux pour le lui reprocher...), elle se tire de ce mauvais pas avec une sensibilité et une classe qui emportent l’adhésion.


Donc au lever de rideau, pas de chambre à coucher de la Maréchale ni même de lit. L’intimité du dialogue initial de la Maréchale et d’Octavian doit se contenter d’un large canapé, devant les superpositions de toiles peintes translucides d’Erich Wonder, toujours aussi belles, qui suggèrent un grand espace intérieur contemporain et vitré, largement ouvert sur une ville nocturne. On se situe sans ambiguïté à notre époque : Octavian laisse négligemment traîner son sac de sport en oubliant des ranger ses affaires d’escrimeur et le jeune domestique de la Maréchale accomplit son service avec toute la raideur requise mais cède volontiers à la tentation de mouvements de break-dance sitôt sorti du champ de vision de sa patronne... Pour la scène du lever c’est toute une théorie de personnages vivement colorés qui envahit la scène, là encore en costumes d’une fantaisie très contemporaine, alors que curieusement, on habille la Maréchale d’une robe et d’une perruque d’époque strictement XVIIIe : comme le retour d’autres temps en miroir, dans une Vienne se jouant délibérément à elle-même la comédie de traditions encore vivaces alors qu’elles sont devenues totalement obsolètes ailleurs. Même idée à l’acte II où la présentation de la rose s’effectue dans les costumes XVIIIe habituels, mascarade obligée qui semble beaucoup agacer Octavian, engoncé dans son déguisement d’aristocrate d’un autre âge, sous une perruque qui lui gratte le cou, alors que l’environnement est plutôt celui d’une révolution industrielle en marche (Faninal reçoit directement dans son atelier/usine, sur des tables de couture que ses ouvrières viennent tout juste de débarrasser de leurs machines).


Certes un peu méli-mélo, la production prend le risque de naviguer constamment à vue, mais convainc souvent. Avec certainement un point culminant à l’acte II (le duel Octavian-Ochs et ses multiples conséquences comiques, savoureusement croquées, jamais vulgaires). Partout on y apprécie la cohésion d’un travail d’équipe où chacun a réussi à incorporer sans brutalité ses propres idées : la fantaisie débridée et les talents de coloriste du costumier, l’esthétique toujours savamment décalée du décorateur (des lieux un peu insolites mais jamais incongrus, tel ce curieux trompe-l’œil de piscine désaffectée à l’acte III...) et surtout l’extrême sensibilité d’une direction d’acteurs où rien n’est laissé au hasard, chaque problématique semblant trouver immédiatement une proposition de solution inédite, toujours cohérente avec le contexte. Bref du vrai et bon théâtre (l’ouvrage s’intitule, faut-il le rappeler : Eine Komödie für Musik) où chaque situation a fait l’objet d’une relecture approfondie, réflexion qui peut aboutir parfois à des résultats déstabilisants quand certains codes traditionnels sont délaissés (l’acte III est le moins conforme) mais sans que l’on puisse jamais reprocher à Brigitte Fassbaender de dévier d’une impeccable logique. Bref, si l’on entérine le postulat qu’aujourd’hui il y a décidément trop de poussière sur le Rosenkavalier original, on veut bien s’accommoder d’un nettoyage effectué avec autant de charme et d’intelligence, et surtout qui respecte ce qui importe vraiment dans cet opéra : l’évolution intime de ses personnages, si touchants et sensiblement humains, confrontés aux aléas de l’amour et du temps qui passe.


Pour l’occasion le Festspielhaus de Baden-Baden a engagé une distribution de haut niveau, sans toutefois parvenir à retrouver pour les voix féminines une affiche aussi fracassante que le trio réuni ici-même il y a six ans (Fleming, Koch, Damrau). Anna Prohaska est une Sophie visuellement parfaite, oie blanche à 100% au début, dans un costume qui la fait ressembler à une jolie meringue vanille-fraise, et ensuite de plus en plus perceptiblement délurée. Malheureusement sa voix ne la suit pas complètement dans ce processus, avec de petits blocages techniques et un timbre qui peine à se libérer de sa gangue dans le sublime trio final. Très attendue en Maréchale, et bien présente au rendez-vous, Anja Harteros semble longtemps chercher sa projection, jusqu’à ce qu’un curieux déclic s’effectue au début de son monologue : tout à coup la voix prend du corps, les mots semblent enfin se couler naturellement dans l’opulence du timbre et le personnage, trop effacé auparavant, est bien là. En attendant c’est sur la seule Magdalena Kozená, très naturelle dans un Octavian crédible et bien dessiné psychologiquement, qu’il fallait compter pour se lancer avec aisance dans les grandes phrases straussiennes, un déséquilibre qui heureusement n’existe plus au troisième acte, où Anja Harteros compose une Maréchale parfaite de classe et de fine sensibilité.


Aucune réserve pour le Baron Ochs de Peter Rose, truculent voire attachant dans son ridicule jamais outré, et nanti d’une voix de basse d’une profondeur impressionnante, ni pour le Faninal superbement chantant de Clemens Unterreiner (un jeune père de famille, pas du tout décati, mais pourquoi pas...). Et comme dans le précédent Rosenkavalier de Baden-Baden, l’affiche ne lésine pas sur une belle constellation de petits rôles, où brille particulièrement le merveilleux chanteur italien de Lawrence Brownlee, d’une aisance et d’une élégance à peine croyables. Désopilant couple d’intrigants italiens de Carole Wilson et Stefan Margita, Duègne vocalement de plus en plus sonore d’Irmgard Vilsmaier (on la distribue ailleurs en Brünnhilde, rien moins) et même pour les quelques répliques du majordome de Faninal on n’a pas hésité à déranger Kevin Conners, solide pilier de la troupe du Staatsoper de Munich.


Comparer à quelques années de distance Christian Thielemann et Simon Rattle dans la même salle et pour le même ouvrage est intéressant. Réputé d’une extrême souplesse et avant tout préoccupé d’assurer un confort maximal à son équipe vocale, Thielemann nous avait paru erratique, tantôt inspiré et élégamment viennois, tantôt dangereusement bruyant ou même inerte, à force d’escorter servilement les voix. Le parcours de Simon Rattle est plus prévisible, avec un système invariable qui consiste à ménager le plus souvent ses solistes en contenant l’orchestre (et quand il s’agit des Berliner Philharmoniker, même un éventail de nuances volontairement écrasé peut rester un monde d’une grande richesse de plans sonores différenciés) et puis à inviter de temps en temps sa phalange à venir conquérir elle aussi sa part de succès, en débordant de la fosse en un maelström de timbres auxquels il est impossible de résister. Contenu ou non, ce luxe sonore ne se délite jamais, se renouvelle constamment de phrase en phrase, le miracle étant qu’au bout de cette longue soirée il ne nous intoxique toujours pas, voire qu’on en reprendrait bien encore un peu… Pour une « prise de rôle », car c’est bien la première fois que l’Orchestre philharmonique de Berlin se trouvait en fosse pour un Rosenkavalier, c’est une belle réussite.



Laurent Barthel

 

 

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