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Le choc de La Passagère

Karlsruhe
Staatstheater
03/29/2014 -  
Mieczyslaw Weinberg : Die Passagierin, opus 97
Barbara Dobrzanska (Marta), Christina Niessen (Lisa), Matthias Wohlbrecht (Walter), Andrew Finden (Tadeusz), Agnieszka Tomaszewska (Katja), Julia Mazur (Krystina), Hatice Zeliha Kökcek (Vlasta), Dilara Bastar (Hannah), Larissa Wäspy (Yvette), Tiny Peters (La vieille), Susanne Schellin (Bronka)
Chor und Orchester des Badischen Staatstheaters Karlsruhe, Christoph Gedschold (direction)
Holger Müller-Brandes (mise en scène), Philipp Fürhofer (décors et costumes)


B. Dobrzanska, C. Niessen (© Falk von Traubenberg)


Peut-être qu’un jour ne retiendra-t-on plus qu’un seul souvenir des brillantes années de l’intendant David Pountney au festival de Bregenz. Mais en ce cas ce sera certainement la création scénique de La Passagère. Cet opéra de Mieczyslaw Weinberg a été terminé en 1968 mais fut immédiatement écarté par la censure soviétique, et il est resté totalement oublié ensuite. Oser une telle création mondiale, du moins en version scénique, était un pari risqué, le sujet restant difficile, même aujourd’hui. Comment faire monter sur une scène d’opéra l’horreur des camps de la mort et en faire l’objet d’un spectacle ? Cette question, ni la romancière polonaise Sofia Posmysz, rescapée d’Auschwitz et auteur de la nouvelle puis de la pièce qui ont servi de trame, ni le compositeur Weinberg et son librettiste Alexander Medvedev, n’ont cherché à l’éluder. Et c’est justement cette prise de risque, cette nécessité d’évoquer l’horreur sans en faire un objet de voyeurisme, qui font aujourd’hui de La Passagère un opéra terriblement fascinant, car personne n’a pu y écrire un mot ou une note sans longuement les méditer en vue d’une émotion maximale.


Quinze ans après la Seconde Guerre mondiale, un diplomate allemand s’embarque pour le Brésil avec son épouse Lisa. L’atmosphère est insouciante mais la simple rencontre d’une mystérieuse passagère croisée sur le pont fait tout basculer... Serait-ce Marta, cette jeune détenue polonaise que Lisa a connue à Auschwitz, alors qu’elle y était elle-même une jeune surveillante S.S., un passé trouble dont son mari ignore tout ? Lisa avait dénoncé cette prisonnière intelligente et fière comme un élément trop dangereux, à exécuter prioritairement. Un rapport rédigé moins par zèle que par dépit, après avoir essayé d’éveiller chez Marta un début de confiance et d’estime, jamais accordé. Marta a-t-elle vraiment survécu ? Les crimes du passé vont-ils ressurgir ? Le doute taraude Lisa, et le besoin de se confier à son mari, voire d’essayer de se justifier, fait surgir des flash-back de plus en plus horribles. Un double suspense, au présent et au passé, dont la musique de Weinberg, dans un style proche de celui de son ami Chostakovitch, en plus âpre, nous fait ressentir chaque étape avec une intuition infaillible de l’inconfort nerveux.


Ce niveau musical hors du commun nous avait moins frappé lors de la création à Bregenz, où Theodor Currentzis semblait davantage diriger des fragments d’émotion éparpillés qu’une construction logique. A Karlsruhe au contraire, que ce soit pour cette reprise ou l’année dernière lors de la création allemande même de l’ouvrage, c’est l’implacabilité du parcours qui nous reprend immédiatement à la gorge et ne nous lâche plus. Une impression de minutie constamment pertinente que l’on doit à Christoph Gedschold et à son orchestre très attentif, mais aussi à la synchronisation parfaite entre ce que l’on voit sur scène et le moindre événement d’une partition riche en petites touches qui ont toutes un impact psychologique spécifique.


Pour cette tentative de mise en scène de La Passagère, pour l’instant seulement la seconde après Bregenz, Holger Müller-Brandes a su prendre intelligemment le contre-pied du travail prudemment réaliste de David Pountney, reconstitution assez explicite du quotidien d’Auschwitz. On ne trouve ici aucune évocation littérale de l’horreur mais simplement de larges parois noires réfléchissantes et des cloisons vitrées coulissantes, avec une projection abstraite constamment mouvante en guise de ciel au fond... Hormis les personnages principaux tout est interchangeable, et il suffit de disposer des bagages différemment, d’enfiler ou de retirer des bottes et un képi, pour faire passer explicitement du présent au passé. Abstraction et bribes de réalisme s’imbriquent, l’absence de surcharge laissant tout loisir à chaque geste d’évoquer le pire et d’émouvoir, parfois jusqu’au difficilement soutenable.


Incarnation toujours formidable du rôle de Marta par Barbara Dobrzanska, soprano polonaise en troupe à Karlsruhe depuis de nombreuses années. Son savoir-faire de vraie puccinienne nous brise le cœur sans aucun répit. Aux prises avec un rôle beaucoup plus ingrat, Christina Nissen, tempérament dramatique à haut potentiel, incarne à merveille son personnage, avec un rien de froideur dont elle parvient à faire un atout supplémentaire. Public clairsemé pour cette reprise, mais qui sort de l’expérience manifestement ébranlé. L’ouvrage va quitter le répertoire à Karlsruhe mais il est déjà annoncé ailleurs, dans d’autres mises en scène qui sauront se montrer émouvantes, on l’espère, avec autant de tact. Un des ouvrages lyriques clés du XXe siècle, assurément.



Laurent Barthel

 

 

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