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10/30/2025 Luciano Berio : Ecrits sur la musique Edition établie par Angela Ida De Benedictis, traduction de Marilène Raiola
Philharmonie de Paris Editions, collection « Ecrits de compositeurs » – 682 pages – 30 euros
Sélectionné par la rédaction

Luciano Berio (1925-2003), dont on fête le centenaire de la naissance, fut davantage un compagnon de route du sérialisme intégral que l’une de ses figures de proue, à la différence de Pierre Boulez et de Karlheinz Stockhausen. « Je ne suis pas un spécialiste de Darmstadt, car j’y suis arrivé plus tard que les autres », confie‑t‑il d’entrée de jeu à l’occasion d’une conférence intitulée « Bruno Maderna aux Ferienkurse de Darmstadt » (1983). Au reste il n’exerça pas le même magistère idéologique que ses deux illustres contemporains, l’un professeur au Collège de France et essayiste réputé (Penser la musique aujourd’hui, Par volonté et par hasard, etc.), l’autre gourou de plusieurs générations et auteur d’une étude, Structure et temps vécu (1955), appelée à faire date. Une injustice quand on songe que le compositeur de Gruppen (autre point commun avec celui de Pli selon pli), bien que figurant sur la couverture de l’album « Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Band » des Beatles, a toujours professé le plus grand mépris pour le rock ; tout le contraire du compositeur de Folksongs, qui lui consacre dès 1967 un article : « Commentaires sur le rock ».
Cela suffirait à justifier la parution en langue française de ces Ecrits sur la musique, fil rouge de toute une vie, rassemblés et édités par la musicologue Angela Ida De Benedictis. On regrettera que cette dernière ait écarté l’option chronologique, la seule à même de rendre compte d’une trajectoire, de la permanence et des infléchissements d’une pensée, tout en faisant alterner les genres et les sujets en un joyeux désordre. Les sections se présentent comme suit : 1/ « Réfléchir pour... » ; « Réfléchir sur... » 2/ « Faire... » ; « Faire... entre les notes » 3/ « Dédier (hommages et souvenirs) » 4/ « Discuter » : on mesure la part artificielle de ces regroupements tant sont nombreux les écrits qui pourraient figurer dans l’une ou l’autre case...
On trouvera ici réunis des essais, des textes théoriques, des conférences, des hommages et autres articles (plus ou moins) de circonstance de ce pionnier de la musique électronique, passionné par les musiques populaires et le théâtre musical (sans doute la grande affaire de sa vie). La conférence d’Umberto Eco (« Au temps du studio », 2008), placée « en guise d’introduction », clarifie son rapport avec les écrivains : « Berio n’a jamais mis en musique les paroles d’autrui. Il est allé chercher, dans les mots des autres, les éléments musicaux qui y étaient contenus en puissance (ou parfois en acte), et cela aussi en vertu d’une compétence du phénomène linguistique que je dirais scientifique, d’une attention philosophique au mystère de la parole et de la voix. »
S’il partage avec ses confrères un vif intérêt pour Paul Klee ou James Joyce, Berio s’est senti très tôt attiré par la linguistique et les écrits de Brecht, Jacobson ou Lévi‑Strauss. La réflexion (fort de son compagnonnage avec ses amis – souvent ses librettistes –Eco, Edoardo Sanguineti, Italo Calvino) qu’il conduit sur le théâtre musical découle directement de ce commerce assidu avec des champs exogènes à la musique. Le ton est donné dans « Problèmes de théâtre musical » (1967) : « Cette conférence pourrait en effet avoir un sous‑titre très brutal et, vu mes origines, singulier : ‘La mort de l’opéra’. [...] L’opéra moderne est une paraphrase de l’opéra. Il est kitsch [...] Aujourd’hui, le terme de ‘théâtre musical’ est synonyme de ce refus. ». Et d’enfoncer le clou en 1999 à la faveur de son ultime ouvrage scénique : « Cronaca del luogo n’est pas un opéra mais, comme toutes mes œuvres théâtrales, une action musicale ». Pragmatique quand il le faut, Berio voit dans les mises en scène le talon d’Achille du modèle économique de notre temps : « Le vrai malheur des théâtres d’opéra est tout simplement le coût des mises en scène. Pour ma part, je réduirais drastiquement ces sommes. » (« Une nuit à l’opéra », 1970).
S’agissant de la tentative de transposer en musique des critères et des procédés linguistiques, Berio précise dans Notturno (1995) – titre de son Troisième Quatuor à cordes, composé en hommage à Paul Celan : « Dans Notturno, j’ai essayé de développer musicalement une situation spécifique et bien connue du langage oral, l’allitération, qui se produit lorsque les mêmes sons (il s’agit le plus souvent d’une syllabe) apparaissent dans des mots différents et contigus. »
Son rapport à Wagner (« [Richard Wagner] », 1983) est celui d’un homme de théâtre – en quoi il diffère de Boulez-chef d’orchestre. De même, là où le Français se montre attentif à la nature organique du langage mahlérien, l’Italien se montre surtout sensible à l’hybridation du matériau (« Une mélodie de Gustav Mahler : notes sur l’Andante de la Symphonie n° 6 », 1986), lequel préfigure la technique du collage mise au point dans le troisième mouvement de Sinfonia (1968)... tant il est vrai qu’un créateur parle toujours de soi quand il analyse les œuvres des autres.
Sa conception de l’électronique pourrait se résumer à cette phrase extraite de « Héroïsme électronique » (1972) : « La musique électronique n’est que ce que l’on en fait : elle reste toujours à inventer. » ; à quoi s’ajoute la clausule de sa « Préface [à L’Anthologie La musica elettronica] » (1976), « On me demande souvent le sens, la raison profonde de la musique électronique, de cette expérience musicale qui impose au compositeur de “composer les sons” (et non plus de composer avec des sons), en l’invitant à considérer, à ne pas sous‑estimer tous les aspects de l’espace acoustique et musical, depuis ses éléments les plus infimes, les plus élémentaires, jusqu’aux plus globaux. Je suis persuadé que la signification profonde de la musique électronique est semblable à celle de n’importe quelle autre expérience qui nous fait nous souvenir de ce détail qu’est l’être humain lorsque nous parlons d’humanité. »
Dans « Méditation sur un cheval à bascule dodécaphonique » (1965, rév. 1980), Berio s’en prend à la formalisation du style dodécaphonique par de besogneux professeurs américains. Ce bref article, en dressant un parallèle entre le diktat des douze sons et le fascisme, en dit sans doute beaucoup sur son propre aggiornamento trois ans avant Sinfonia... que certains commentateurs ont perçu comme le coup d’envoi du postmodernisme. Mais n’affirmait‑il pas, dès 1958 (« Poésie et musique – une expérience »), « En soi, les procédés sériels ne garantissent absolument rien : on peut fort bien sérialiser de très mauvaises idées tout comme l’on peut versifier des pensées ineptes » ?
Sur ses rapports avec les grandes figures du passé, on voit notre homme très concerné par Verdi, beaucoup moins par Puccini. Il confesse son admiration pour Stravinsky, Weill, Ravel, Berg, Mozart, prodigue son affection à Milhaud et Cage, salue la mémoire de son professeur Giorgio Federico Ghedini (sans cacher les dissentiments touchant au sérialisme et à l’électronique, que l’aîné rejetait en bloc) et celle de Dallapiccola, perçu comme un modèle de courage et d’intégrité. La mort prématurée du féal Bruno Maderna lui donne l’occasion d’honorer la générosité de l’homme, la curiosité du chef d’orchestre et la valeur du compositeur. Dans « Notre Faust » (1969), Berio vole au secours de son ami Henri Pousseur (quitte à faire peser l’entière responsabilité du fiasco sur les épaules de Michel Butor), dont Votre Faust a essuyé un échec retentissant à la Piccola Scala – une manière de régler ses comptes avec l’institution milanaise et son public (« [l’un des] plus indigents du monde ») qui réserva, en 1963, un accueil houleux à la création de Passaggio, « messa in scena » pour soprano, double chœur et orchestre, sur un texte de Sanguineti.
On ne peut que saluer, après le catalogue de l’œuvre de Pierre Boulez et de sa correspondance avec Pierre Souvtchinsky, l’initiative des éditions de la Philharmonie de Paris : l’année 1925 compte décidément au nombre des très grands crus de l’histoire de la musique, au même titre que 1685, 1813, 1865, 1882... et quelques autres.
Jérémie Bigorie
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