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01/15/2023
Reynaldo Hahn : Journal 1890‑1945
(Anthologie établie, présentée et annotée par Philippe Blay sous la direction de Jean‑Yves Tadié. Préface de Jean‑Yves Tadié. Postface de Mathias Auclair.)
Gallimard NRF Collection Blanche – 416 pages – 28 euros


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Il faudrait être à la fois Shakespeare et Voltaire...


Avec son bandeau « Le musicien de Marcel Proust », le journal inédit de Reynaldo Hahn, enfin édité dans la collection blanche de Gallimard, rappelle, au moment où son œuvre musical est en pleine réhabilitation, que sa personnalité est loin de se résumer à cette formule publicitaire racoleuse.


Un peu plus d’un an après la publication chez Fayard de la magistrale biographie du musicien, écrivain et critique musical Reynaldo Hahn (1874‑1947), monument de plus de 700 pages signé par Philippe Blay, voici que cet auteur édite sous la direction de Jean‑Yves Tadié, biographe de Marcel Proust, une anthologie scientifiquement annotée du Journal que Reynaldo Hahn a tenu entre 1890 et 1945. Musicologue et conservateur en chef à la Bibliothèque nationale de France, Philippe Blay, depuis son mémoire de maîtrise (La Musique de Vinteuil dans l’œuvre de Marcel Proust, 1983), a consacré ses recherches au compositeur d’origine vénézuélienne naturalisé français en 1907. Cette biographie exhaustive et nourrie de toutes les sources possibles se rapportant à l’œuvre et à la vie du compositeur de Ciboulette fera certainement, par sa richesse et sa qualité littéraire, éternellement autorité.


Avant elle on ne disposait, outre les écrits de Hahn (Du Chant, La Grande Sarah, Journal d’un musicien, L’Oreille au guet et Thèmes variés), que du bien modeste ouvrage de Bernard Gavoty (Le Musicien de la Belle Epoque, 1976) organiste et critique musical ayant succédé à Hahn au Figaro sous le pseudonyme de Clarendon, ainsi que d’un ouvrage de l’historien chilien Mario Milanca Guzmán (1989), qui exploitait des sources vénézuéliennes encore inédites en France. Les travaux les plus récents de Philippe Blay, en collaboration avec la Fondation Bru Zane de Venise, ont été l’objet en 2011 d’un colloque, dont les minutes ont été publiés par Actes Sud en 2015, colloque complété par des expositions au Palazzetto au cours de son festival automnal « Reynaldo Hahn, de la Belle Epoque aux années rugissantes » et au musée Fortuny de Venise et de la publication aux Editions Palazzetto Bru Zane d’un coffret de quatre disques et d’un livret de 134 pages consacré à l’intégrale de ses cent sept mélodies, interprétées par le baryton grec Tassis Christoyannis et le pianiste américain Jeff Cohen (voir ici). Signalons comme complément indispensable à ces lectures la participation de Philippe Blay à l’ouvrage collectif Marcel Proust et Reynaldo Hahn : une œuvre à quatre mains (Classiques Garnier) et les travaux de Jacques Depaulis parus chez Séguier en 2007. On se réjouira d’autant plus de la publication de ce Journal que l’on n’en connaissait que des fragments édités en 1933 puis 1949 chez Plon sous le titre Journal d’un musicien et l’on ne peut que s’émerveiller à la lecture des chapitres d’introduction sur les sources et travaux effectués, de la minutie et des qualités de limier qui président à la réalisation d’un tel travail.


On pourrait en préambule à l’analyse de ce Journal citer une pensée de son auteur, entrée tardive de l’année 1944, et que les éditeurs auraient pu faire figurer en exergue : « Il faut se méfier, quand on tient un journal, de rédiger certaines impressions comme si elles étaient des certitudes, de donner à des hypothèses fugitives un air d’aphorisme. Car il arrive qu’à la longue on apparaisse au lecteur comme un esprit changeant, contradictoire, désordonné. » Hahn se tient à cette ligne et rien dans son Journal n’accuse une pensée péremptoire, laissant le plus souvent place à l’analyse rationnelle des faits relatés. Il y exprime sans détours ses goûts musicaux et ses fascinations littéraires mais aussi de façon très nette ses quelques dégoûts et bêtes noires comme Debussy, dont il brocarde allégrement à la moindre occasion autant la personnalité que la prosodie de Pelléas et Mélisande, Duparc, dont il déteste les mélodies, Richard Strauss, la peinture de Renoir, les tombeaux du Bernin, les statues de Bourdelle et les romans de Balzac.


Hahn met dès son début le Journal sous le signe très symbolique du conte de fées : « Pourtant c’est bon un journal ; c’est le tracé des cailloux du Petit Poucet. Bien des projets, bien des rêves irréalisés y subsistent par un mot et l’on retrouve en feuilletant ces pages confidentes la clef de bien des paradis » Au sujet des choses de l’armée pendant sa mobilisation en 1915, il note « Mille petites choses seraient à noter... Mais à quoi bon ? Il faudrait être à la fois Shakespeare et Voltaire. » Une autre caractéristique de ce Journal est de ne pas se vouloir le reflet de sa vie privée mais plutôt à la fois de sa vie mondaine très intriquée grâce à la fortune et la position sociale proéminente de sa famille dans la vie parisienne de cette fin du Second Empire qui ont fait de lui un acteur et témoin privilégié des quelques grands salons musicaux, littéraires et artistiques qui existaient à Paris (Alphonse Daudet, Mesdames de Saint‑Marceaux et Madeleine Lemaire, les princesses Mathilde et de Polignac) et de la fin de ce mode de diffusion de la création musicale, dont Marcel Proust s’est abondamment nourri comme modèles de ses salons de A la recherche du temps perdu. La vie personnelle, affective, amoureuse de l’auteur n’est évoquée qu’en très minces filigranes. Elle est en revanche très développée dans la biographie de Philippe Blay, qui consacre un très long chapitre à la relation amoureuse entre Hahn et Proust, relativement courte (1894‑1896), et quelques autres aux riches échanges intellectuels dans la période d’amitié intense qui a duré jusqu’à la mort de Proust en 1922, juste avant laquelle il écrit « Je compte encore sur ce fait que Marcel n’est en rien comme les autres humains. »


Témoin des grands événements de son siècle, Hahn ne s’étend jamais sur les grands jalons nécrologiques. La mort de Proust est signalée en une ligne, tout comme celles en 1897 de Brahms (« D’où vient que ne sent pas de vide en apprenant la perte de cet artiste remarquable ?... ») et de son père (« Papa vient de mourir. »). Ni de Mallarmé en 1898. Mais le plus surprenant reste en 1912 : « Mort de Massenet. Je ne puis rien écrire. »


Une grande part est réservée aux événements de sa vie professionnelle et des charges qui ont été les siennes entre les deux guerres, comme son élection à l’Académie des Beaux‑Arts et son directorat de l’Opéra de Paris. Les qualités d’observation et la dent dure du jeune Reynaldo donnent lieu à des descriptions savoureuses et sévères, comme celles d’une délibération du jury du Prix de Rome à l’Institut en 1890 ou de quelques dîners en province lors de déplacements avec Massenet et même d’une soirée chez la Princesse Mathilde (« inimaginable ennui... »).


Plus inattendue et développée est la tenue très détaillée de ses années de guerre (il a été mobilisé dès août 1914), où il œuvrait au front comme secrétaire et agent de liaison auprès des prestigieux généraux Gouraud et Valdant. La description des préparatifs de combats comme celle d’un conseil de guerre sont des témoignages étonnants vus par l’œil d’un artiste. Il y développe aussi, ses origines familiales juives étant toujours un sujet à fleur de peau, les horreurs constatées par Pétain sous le régime de Vichy et ses conséquences (« Jamais aux moments les plus sordides de la démagogie, on n’a rien vu d’aussi atroce »), et s’étend aussi sur l’horreur de son exil à Monaco, où il était caché en attendant la fin de la guerre.


Autres témoignages précieux sont les récits de sa proximité avec quelques grandes figures de la Belle Epoque, principalement la tragédienne Sarah Bernhardt pour laquelle il avait une admiration démesurée et de qui il a été très proche (certains détails extrêmement précis de ses jeux de scène dans Tosca, La Dame aux Camélias et Phèdre sont un apport historique formidable), et les compositeurs Camille Saint‑Saëns mais surtout Jules Massenet, dont, grâce à la position de sa famille dans la société parisienne, il a pu être l’élève particulier en composition avant même d’avoir pu accès à sa classe au Conservatoire, et avec la famille duquel il a développé des relations quasi filiales. Au détour de quelques récits de voyages, on découvre de ce compositeur dont on connaît plus la façade sérieuse un aspect très facétieux qui le rend très humain. Quelques analyses des grandes partitions de son maître montrent de quelle clairvoyance il pouvait faire preuve dès ses plus jeunes années.


Le détail de son activité de compositeur est bien sûr un des apports les plus enrichissants de ces pages ; il y narre sans narcissisme exagéré les succès relativement faciles et immédiats de ses mélodies comme celui très durable des Chansons grises d’après Verlaine, qui ont assuré sa toute première renommée, et ceux plus méandreux de la création de ses œuvres lyriques La Carmélite et L’Ile aux rêves. Pas grand‑chose en revanche sur O mon bel inconnu ni sur Ciboulette, qui est pourtant l’œuvre légère à laquelle son nom reste le plus attaché dans l’imaginaire du grand public.


Peu de voyages mais les impressions notées sont toujours pertinentes, comme pour Venise, évidemment, et Rome, Belle‑Ile‑en‑Mer, l’Egypte, l’Allemagne : Hambourg, Berlin et bien sûr Munich et Bayreuth pour les inévitables pèlerinages wagnériens.


Et aussi, quelques, mais trop peu, réflexions mélancoliques émaillent ces pages, souvent fulgurantes, comme « Le plaisir que donne l’amour ne vaut vraiment pas le bonheur qu’il détruit », noté en novembre 1895 et s’appliquant de façon très évidente à l’amertume laissée par la rupture avec Proust (comme cela retentira dans l’inachèvement d’un Trio pourtant commencé sous les meilleures auspices amoureux), et « Il est parfois dans la vie des impasses si sombres, des angoisses si douloureuses qu’il semble qu’on ne puisse jamais en sortir que par la mort ». Retournant à Versailles après la Première Guerre, il déclare : « Le Parc est le même aussi. Mais pourtant quelque chose était modifié dans mes impressions : le miroir intérieur sur lequel elles s’impriment a changé. »


Toutes ces belles pensées de philosophie d’inspiration proustienne viennent à l’encontre de l’idée reçue et tenace d’une personnalité superficielle et mondaine. On sort de ce Journal persuadé du contraire, impression bien sûr corroborée par la lecture hautement recommandée en parallèle de la biographie de Philippe Blay qui est, on le répète, une somme magistrale et définitive pour explorer la personnalité complexe et fascinante de ce musicien que beaucoup aujourd’hui découvrent et placent à un rang mérité.


Olivier Brunel

 

 

 

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