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12/30/2022
Delphine Blanc : L’Accord parfait ? Dans les coulisses des orchestres de musique classique
Editions de la Maison des sciences de l’homme (Ethnologie de la France et des mondes contemporains) – 264 pages – 23 euros





Questions presqu’aussi vieilles que depuis que la musique existe : qu’est‑ce qu’un orchestre ? Qu’est‑ce que cette assemblée de personnes qui jouent d’un instrument au service d’une œuvre et à destination d’un public ? Que veut dire être musicien d’orchestre ? Autant de questions qui forment la trame de cet ouvrage écrit par Delphine Blanc, dont l’impressionnant CV (docteure en sociologie depuis 2018, chercheuse associée au centre Georg‑Simmel EHESS‑CNRS, enseignante à Sciences Po Paris mais également altiste professionnelle free lance comme elle l’écrit elle‑même, ce qui lui a permis de jouer au sein d’ensembles aussi divers que l’Orchestre du Capitole de Toulouse ou Pygmalion de Raphaël Pichon) la prédisposait plus que beaucoup d’autres à avoir cette réflexion qui bénéficie d’un regard aussi bien extérieur qu’intérieur à l’orchestre.


Le livre se divise en trois parties (auxquelles on ajoutera une introduction et une conclusion) traitant successivement des métiers de l’orchestre, de la manière de se repérer dans le monde des orchestres et de la façon dont vivent les musiciens au sein d’un orchestre. Au fil de maintes analyses étayées par des propos recueillis à la suite de plus de soixante‑cinq entretiens réalisés avec des musiciens, des administratifs ou des techniciens de la régie, Delphine Blanc nous parle tout d’abord du musicien d’orchestre, de sa vocation (plus ou moins souhaitée d’ailleurs) d’évoluer au sein d’une phalange à la sortie du conservatoire et à la suite de concours ou d’auditions, les modalités différant souvent entre orchestres permanents et orchestres dits « par projet ». Certains témoignages sont proprement surréalistes à l’instar d’Angélique, violoniste, qui fut auditionnée par Jean‑Christophe Spinosi au pied d’un escalator à Roissy alors que l’orchestre s’apprêtait à prendre l’avion ! (p. 51). Si certains passages sont ensuite très instructifs car rarement traités (le rôle de la régie dans un orchestre, pourtant souvent l’interlocuteur premier du chef et des musiciens, ou les rapports entre l’administration et les musiciens qui, bien que nécessaires, peuvent parfois être tendus, chacun poursuivant sa propre logique teintée d’un léger mépris pour l’autre...), d’autres n’apportent guère d’éclairage. Le chapitre consacré au chef d’orchestre est assez court (*) et contient en outre quelques analyses trop rapides et même contre‑vérités : ainsi, l’affirmation suivant laquelle l’apparition des chefs baroques aurait démontré qu’« il est possible désormais de diriger à mains nues » (p. 89), et donc sans baguette, a semble‑t‑il oublié les images et concerts d’un Leopold Stokowski, d’un Pierre Boulez ou même d’un Herbert von Karajan lorsqu’il dirigeait des grandes œuvres chorales alors qu’à l’inverse, un Marc Minkowski ou un John Eliot Gardiner sont, pour le coup, plutôt adeptes de la baguette... Le chapitre le plus intéressant est sans doute celui qui traite des formes d’orchestres (sur le fondement de l’opposition fondamentale entre orchestres permanents et orchestres par projet), de leur structure juridique – association ou autre, la comparaison entre phalanges françaises et britanniques étant très éclairante grâce à de longs développements sur le système d’autogestion adopté par l’Orchestre Philharmonia ou, dans un autre genre, par le Concerto Köln (pp. 148 sq.) –, de leur financement et de l’implication des musiciens qui en découle suivant la forme retenue (la routine guettant le musicien d’orchestre permanent tandis que l’orchestre par projet appelle au contraire une implication beaucoup plus forte, mais par définition temporaire). Très intéressant également, ce chapitre consacré aux tournées d’un orchestre vues notamment de l’intérieur, avec ce tableau récompensant les « boulets » de l’orchestre au sommet desquels règne à notre sens ce musicien qui, deux jours après les attentats du Bataclan, oublie son sac de percussions dans le Thalys à la gare du Nord et bloque ainsi le trafic pendant plus de deux heures, alors même que le Premier ministre et le ministre de l’intérieur étaient présents sur les lieux (p. 191)...


L’essai de Delphine Blanc ne manque donc pas d’intérêt mais, après avoir tourné la dernière page, c’est pourtant une impression très brouillonne qui en ressort, et pas seulement en raison d’un style rédactionnel assez haché, peu fluide et même parfois confus. On passera tout d’abord sur cette manie de retranscrire l’oral tel quel, sans avoir retravaillé les propos a minima, ce qui nous vaut des « ben t’es le référent de la salle, quoi » (p. 63) ou « Mais je suis pas intermittent et ma meuf travaille ! Elle a un vrai contrat, quoi » (p. 171) : c’est assez lassant... Même si le jargon sociologique ne nous est pas toujours épargné (le musicien d’orchestre devant être « capable de "se tenir" dans le groupe, à savoir "décoder" le langage somatique des autres musiciens » (p. 36) ou « pour le jeune instrumentiste qui n’a jamais joué que seul, avec son professeur ou en petit groupe, cette organisation constitue un véritable bouleversement de l’hexis » (p. 37), il n’est pas la norme au fil de l’ouvrage, ce dont on ne peut que se féliciter. Mais surtout, la réflexion s’arrête souvent au milieu du gué et certains sujets reviennent au travers de divers chapitres (la participation du musicien au projet d’orchestre, le rôle du chef d’orchestre...) si bien qu’on quitte un thème pour mieux y revenir, tout cela manquant en fin de compte d’une certaine rigueur dans l’énoncé. Dommage également que le tableau de bord tenu par la musicienne Delphine Blanc ne soit pas davantage exploité alors que les extraits offerts au lecteur s’avèrent ô combien éclairants sur la réalité du travail au sein d’un orchestre : à ce titre, la répétition d’un extrait du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn sous la baguette de Valery Gergiev puis sous celle d’Emmanuel Krivine est tout simplement incroyable (pp. 217 sq.).


Un ouvrage intéressant donc mais qui nous laisse finalement sur notre faim. A lire en complément des indispensables essais de Bernard Lehmann (L’Orchestre dans tous ses éclats. Ethnographie des formations symphoniques, La Découverte, 2002), de Hyacinthe Ravet (L’Orchestre au travail, Vrin, 2015) ou, dans une optique fort différente, de Christian Merlin (Au cœur de l’orchestre, Fayard, 2012).


(*) On mentionnera tout de même cet extrait de journal de bord où l’on ne peut qu’éprouver de l’empathie pour ce chef inconnu de la plupart des musiciens du Concerto Köln qui fut fortement rudoyé lors de répétitions à l’issue desquelles il ne fut plus jamais invité...


Sébastien Gauthier

 

 

 

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