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12/19/2020
Augustin Voegele: Musique et désir chez André Gide
Classiques Garnier – 345 pages – 22 euros
 Sélectionné par la rédaction
Fort d’une technique éprouvée lui permettant de jouer les partitions les plus difficiles de ses musiciens d’élection (Chopin bien sûr, mais aussi Bach, Schumann, Franck, Albéniz…), André Gide, sans être à proprement parler un penseur de la musique, réserva à cette «grande passion» une place essentielle dans son œuvre. «La musique, en somme, sert d’intercesseur entre l’écrivain et les "démons" qui habitent son corps», souligne Augustin Voegele. Notre chercheur, également auteur d’une thèse consacrée à Jules Romains et titulaire du diplôme de concertiste de l’Ecole normale de musique en piano, nous livre ici une étude passionnante, de facture universitaire, avec ses notes de bas de page très riches et très documentées.
L’introduction passe brièvement en revue les collaborations (souvent houleuses) de Gide avec les compositeurs de son temps - Stravinsky et Schmitt au premier chef – et fait le point sur son niveau pianistique: pas de doute, en dépit de ses réticences à jouer en public, Gide maîtrise le répertoire d’un «virtuose»... ce qui ne l’empêche pas de flétrir ceux qui tombent dans l’ornière de la virtuosité creuse: «Je hais la virtuosité, mais toujours elle m’en impose et je voudrais pour bien la mépriser en être d’abord capable».
S’en suit un forage dans l’œuvre gidienne mettant en évidence, ainsi que l’exprime Augustin Voegele, «ce rôle d’intermédiaire que joue la musique entre Gide et lui-même, entre Gide et son "moi" physique, sensuel, érotique – mais aussi entre Gide et une esthétique littéraire qui lui permet de négocier avec cet autre moi dont il envisage l’existence avec une parfaite lucidité, mais dont il peine parfois à accepter l’identité avec lui-même».
Au gré d’une trajectoire qui débute avec Les Cahiers d’André Walter, livre peu lu aujourd’hui mais sans doute celui où «il est le plus question de musique», pour aboutir aux Notes sur Chopin («J’ai passé avec Chopin plus d’heures que je n’en ai passé avec aucun auteur») prêtant au compositeur des Mazurkas «un classicisme qui répond point par point à ses exigences esthétiques», en passant par Les Nourritures terrestres, La Porte étroite, La Symphonie pastorale, Les Faux-Monnayeurs, Si le grain ne meurt ou Voyage au Congo, se dessine un «glissement [...] de l’irréel le plus chimériquement symboliste à un véritable sens du réel». La musique fait ainsi office de «vecteur de transgression» voire, dans Saül, de «découverte de l’homosexualité», de «culpabilité charnelle» dans La Porte étroite. Cette propension à l’auto-observation distingue Gide de la plupart des autres écrivains mélomanes de son temps - au demeurant peu nombreux - à s’être exprimés sur la musique à un tel degré d’achèvement, comme Romain Rolland, André Suarès ou Thomas Mann.
Les multiples renvois aux travaux de ses prédécesseurs, en ce qui concerne l’analyse détaillée du rôle tenu par la fugue dans la structure des Faux-Monnayeurs par exemple, n’empêchent pas Augustin Voegele de faire valoir un discours à la fois pénétrant et élégant, ajointé à quelques mémorables fulgurances: «A vrai dire, dans Les Caves du Vatican, Gide semble prendre un malin plaisir à tourner en dérision les leitmotive de sa propre œuvre»; «Or, on a vu ce qui fait peur à Gide dans le théâtre [...], c’est qu’il y voit incarnées sur la scène ses propres hantises»...
Lorsqu’il referme Musique et désir chez André Gide – dont on soulignera le prix moins prohibitif que celui pratiqué par l’éditeur à l’accoutumée –, le lecteur est tisonné d’un appétit furieux: se replonger séance tenante et à la lumière de ces éclaircissements dans les grands textes de celui qu’André Rouveyre qualifia de «contemporain capital».
Jérémie Bigorie
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