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Alfred Brendel (1931-2025)
06/19/2025



A. Brendel (© Alecio de Andrade/Decca)


La fin d’une époque : c’est bien ce que représente, pour toute une génération de mélomanes, la disparition d’Alfred Brendel, un peu plus d’un an après celle de Maurizio Pollini, son cadet de onze ans exactement. Tous deux étaient en effet nés un 5 janvier (comme Arturo Benedetti Michelangeli avant eux), tous deux ont longtemps incarné une forme d’excellence pianistique fondée sur l’exigence intellectuelle, le respect scrupuleux du texte et la rigueur de la réalisation instrumentale. On attendait avec impatience leur venue annuelle en France et la sortie de chaque nouvel enregistrement, sous étiquette DG pour l’Italien, sous bannière Philips pour Brendel. Si leur répertoire respectif partageait un même centre de gravité (Beethoven et les dernières œuvres de Schubert), ils en partaient chacun dans des directions opposées, sur les terres romantiques (Chopin, Schumann) et modernes (de Schönberg à Boulez) pour Pollini, en remontant aux sources du classicisme pour Brendel, grand interprète de Mozart et de Haydn.


Alfred Brendel n’a pourtant pas toujours été ce célébrant de la tradition viennoise qu’il incarnait dans les deux dernières décennies de sa carrière, avec des programmes qui combinaient invariablement (mais toujours avec inventivité), les œuvres de Haydn, Mozart, Beethoven et Schubert. Né en 1931 dans ce qui était alors la Tchécoslovaquie, mais de nationalité autrichienne, Brendel fut à ses débuts un outsider. En grande partie autodidacte, il fait ses débuts en récital à 17 ans dans un programme consacré à « la fugue dans la littérature pour piano », avec des pages de Bach, Beethoven, Brahms, Liszt et une composition de son cru : un côté didactique et austère, mâtiné d’une dose de malice pince‑sans‑rire, tout l’esprit brendélien est déjà présent. Quelques années plus tard, en 1951, il publie ses deux premiers disques pour un petit éditeur, SPA Records, d’abord un programme pour le moins singulier, Weihnachtsbaum de Liszt (une première au disque), la Fantasia contrappuntistica de Busoni, la Sonate pour piano et les Cinq Pièces opus 3 de Richard Strauss, puis le Cinquième Concerto de Prokofiev, qu’il doit apprendre en hâte quelques jours avant d’entrer en studio !


Les années 1950 et 1960 le voient poursuivre dans cette voie. Il commence à mener des tournées à travers le monde, mais sans jouer dans les salles les plus prestigieuses (il ne fera ses débuts qu’en 1973 à Carnegie Hall et au Théâtre des Champs‑Elysées) et enregistre de manière active pour des éditeurs un peu déclassés (Turnabout, Vanguard ou Vox). De Beethoven, il publie certes une première intégrale des Sonates et Concertos, mais aussi de nombreuses variations, bagatelles et autres écossaises. Il se consacre déjà aux concertos de Mozart ou aux sonates de Schubert, mais aussi, entre autres, aux Polonaises de Chopin, aux Tableaux d’une exposition, aux Trois Mouvements de Petrouchka, à Dvorák, et surtout à Liszt, dont il se fait le champion, en jouant et enregistrant les pièces les plus diverses, Années de pèlerinage ou pages tardives, mais aussi de flamboyantes versions des concertos et des paraphrases d’opéra !


En sa trentaine éclectique, Brendel est, avec ses camarades viennois Paul Badura‑Skoda et Friedrich Gulda, le dépositaire d’une tradition incarnée à la génération précédente par Schnabel, Kempff ou Fischer (leur mentor principal), qu’ils vont décaper chacun à leur manière, par ses recherches sur les instruments anciens pour Badura‑Skoda, par son ouverture au jazz et son anticonformisme radical pour Gulda, et, de manière plus mesurée, mais non moins réelle pour Brendel, par la profondeur de ses réflexions musicales, son humour corrosif et son attrait pour les répertoires peu fréquentés, par exemple le Concerto pour piano de Schönberg, qu’il défendra tout au long de sa carrière.


C’est en 1969 qu’Alfred Brendel saisit la chance de sa vie en signant un contrat discographique avec Philips, qui n’était alors pas encore une major du disque. Comme pour Arrau, cette rencontre avec l’éditeur néerlandais et sa technique d’enregistrement superlative du piano va lui permettre de passer du statut de pianiste pour happy few à celui de vedette mondiale de la musique classique. Les ingénieurs de Philips parviennent à merveille à capter son jeu et à définir un « son Brendel » qui caractérise tous ses disques ultérieurs : une sonorité ancrée au fond du clavier et bien projetée, un toucher ferme mais jamais brutal (permis par les sparadraps que Brendel collait au bout de ses doigts ?), un équilibre parfait des plans sonores. La collaboration entre Brendel et Philips est assurément l’une des plus fructueuses de l’histoire du disque, ce que matérialise un coffret intégral de 114 disques, monument publié pour les 85 ans de l’artiste en 2016. De cet ensemble impressionnant, quelques jalons se doivent de figurer au panthéon de tout mélomane, avec des choix difficiles à faire, puisque l’avènement du CD a poussé le pianiste et son label à remettre sur le métier bien des pages d’abord enregistrées en stéréo. On trouvera ainsi deux versions des Sonates de Beethoven, trois des Concertos (avec Bernard Haitink, James Levine et Simon Rattle) et trois des Variations Diabelli, l’une des œuvres préférées de Brendel, qui y voyait un « sommet de comique musical », deux anthologies des œuvres tardives de Schubert, plusieurs versions de certaines sonates (mais jamais d’intégrale) et des grands concertos de Mozart, une intégrale réalisée avec Neville Marriner dans les années 1980 ayant été amendée par plusieurs disques avec Charles Mackerras vingt ans plus tard. Toutes ces références, auxquelles s’ajoute une anthologie splendide des sonates de Haydn, traduisent une vision acérée de la tradition viennoise, une attention pénétrante aux détails et une tenue de haut vol, jamais alanguie ni vulgaire. Ces prises de studio offrent parfois un caractère marmoréen un peu intimidant, seront amendées par des live que le pianiste mettait grand soin à sélectionner, notamment pour les sonates de Schubert. De plus, cet héritage Philips s’avère plus éclectique qu’on ne pourrait croire, avec par exemple un passionnant album Bach de 1976, des concertos et ballades de Brahms magnifiques, qui font regretter l’absence d’enregistrements des pièces tardives, et de nombreuses incursions dans le domaine de la musique de chambre (disque Schumann avec le hautboïste Heinz Holliger, deux versions de La Truite...) et surtout du lied (collaborations avec Fischer‑Dieskau puis Matthias Goerne).


Figure majeure du disque et de la scène internationale à partir des années 1970 (il était un fidèle de Piano 4 Etoiles à Paris, s’est produit presque deux cents fois au Musikverein de Vienne et plus de quatre‑vingts fois à Carnegie Hall), Brendel était enfin une forte personnalité, comme artiste et comme homme. Ecrivain brillant, il est l’auteur d’essais musicologiques savants et de plusieurs recueils de poésie, en partie traduits et publiés par son ami Christian Bourgois. Né dans l’Europe centrale des années 1930 menacée par le nazisme, il en avait gardé une haine viscérale du nationalisme : citoyen du monde installé à Londres, il était un liberal de gauche, lecteur assidu du Guardian et auteur d’un disque vendu au bénéfice d’Amnesty International. Profondément sceptique, voire pessimiste quant à la nature humaine et au monde contemporain, il n’était pas toujours d’un caractère facile, fusillant du regard les tousseurs pendant ses récitals, polémiquant par voie de presse avec le musicologue Charles Rosen au sujet du tempo de la fugue de l’Opus 110 de Beethoven et tenant des propos peu amènes sur les « instruments d’époque ». Il n’était pas non plus très progressiste sur le plan artistique, jugeant par exemple que le Manuscrit trouvé à Saragosse était « le seul grand roman publié après 1945 ». On aurait été curieux de savoir ce qu’il pensait des activités de sa fille Doris, chanteuse de rock et performeuse ! Cette acribie se conjuguait néanmoins avec un grand sens de l’humour (avec une prédilection pour le nonsense), qui s’exprimait dans ses interviews, dans ses recueils de poésie et même dans ses interprétations, où il se plaisait à souligner la dimension comique de certaines pages. Et le voir jouer une sonate de Haydn par exemple pouvait en effet prendre une tournure comique, grâce à l’esprit qu’il y mettait, mais aussi en raison de regards malicieux lancés au public à travers ses grosses lunettes et de mimiques et grimaces qui n’étaient pas toujours volontaires, dont il avait essayé de se déprendre en jouant chez lui devant un miroir.


Brendel avait choisi de cesser ses activités d’interprète en 2008, alors qu’il avait certes renoncé à Liszt et aux concertos les plus éprouvants, mais qu’il se trouvait encore, à 77 ans, en pleine possession de ses moyens, comme en témoigne l’enregistrement de ses dernières prestations viennoises. Pendant plus de quinze ans, il avait ensuite consacré cette retraite très active à l’enseignement, avec notamment des classes de maître auprès de jeunes quatuors, à des conférences et à des lectures publiques de ses textes. Une interview réalisée par Philippe Cassard pour Diapason il y a quelques mois témoignait d’une lucidité toujours pénétrante et d’un esprit toujours mordant.


Héritier élu d’Edwin Fischer et Wilhelm Kempff, mais également admirateur éperdu de Cortot (à l’exclusion de son parcours politique), conservateur mais révolutionnaire à sa manière, intellectuel mais capable d’emportements, pianiste cérébral voire « professoral » et poète de l’absurde, aimant à être en même temps là où on l’attendait et là où on ne l’attendait pas, Alfred Brendel restera assurément comme une figure à la fois majeure et singulière de la vie musicale de son temps.


François Anselmini

 

 

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