About us / Contact

The Classical Music Network

Editorials

Europe : Paris, Londn, Zurich, Geneva, Strasbourg, Bruxelles, Gent
America : New York, San Francisco, Montreal                       WORLD


Newsletter
Your email :

 

Back

CD et livres: l’actualité de juin
06/01/2025


Au sommaire :

Les chroniques du mois
En bref
Face-à-face
ConcertoNet a également reçu



Les chroniques du mois




Must de ConcertoNet


    Catalogue illustré de l’œuvre de P. Boulez


    Le pianiste Bertrand Chamayou


    Bernard Haitink à Munich (1981‑2019)




Sélectionnés par la rédaction


    Correspondance Boulez/Souvtchinsky


    Autour de Patrick Messina


    Cansu Sanlıdag interprète P. Scharwenka


    Maria Milstein et Mathieu van Bellen


    Mikko Franck dirige Chostakovitch


    Raphaël Pichon dirige la Messe en si


    Le pianiste Charles Richard-Hamelin


    Œuvres de Ruzicka


    La pianiste Catherine Collard


    L’Après-midi d’un faune de Thierry Malandain


    Action ecclésiastique de L. Feneyrou


    S. Fuget dirige Alceste de Lully




 Oui !

Correspondance Pierre Boulez/Henri Pousseur
Le chef Thomas Søndergård
Benjamin Appl chante Schubert et Kurtág
Loïc Mallié interprète Messiaen
Quatuors de Mulsant
Julien Chauvin dirige Mozart et Paisiello
Les musiciens et le pouvoir en France
Le violoniste David Oïstrakh
Chloe Chua interprète Mozart
Le Quatuor Diotima interprète Boulez
Œuvres de Bizet
Œuvres de Leleu
Dylan Corlay dirige Hahn
Edvard Grieg de Jérôme Bastianelli
Alexander Baillie et John Thwaites interprètent Bax
Arthur Bliss dirige ses propres œuvres
Œuvres de Williamson
Dimitri Liss dirige Tchaïkovski
Le chef Stanislas Kochanovsky
Clément Lefebvre interprète Scriabine




Pourquoi pas ?

Simon Rattle dirige Mahler
Le pianiste Roman Borisov
Dufourt / Les Continents d’après Tiepolo d’Angelo Orcalli
« La Naissance de Versailles »
Roger Muraro interprète Liszt
Masaaki Suzuki dirige Brahms
Luís Pipa interprète P. Scharwenka
Musique de chambre de Schumann
Lucile Richardot chante Lehmann
Arrangements d’œuvres de Schönberg
Œuvres de Bosmans
Neeme Järvi dirige Furtwängler
Paul Mann dirige Flury
Arabella Steinbacher interprète Beethoven et Lentz
John Gade interprète Scriabine
Jean-François Heisser interprète Ravel
La violoncelliste Ophélie Gaillard
Franz Welser-Möst dirige Eastman et Tchaïkovski
La harpiste Anaëlle Tourret




Pas la peine

Le Duo (de piano) Jatekok
Simon Rattle dirige La Création
Hyunji Kim interprète Beethoven
L’Ensemble Katok interprète Beethoven et Schubert
Yeol Eum Son interprète Ravel




Hélas !

Nicola Benedetti interprète Beethoven
Gilles Colliard dirige Dvorák





En bref


Tout Oïstrakh (et même davantage)
Raretés bizetiennes
Voix restituées d’Hortus
« L » sont compositrices
Un Requiem serein
Le retour du Dieu bleu
Masters of the Queen’s Music (1) : Bax
Masters of the Queen’s Music (2) : Bliss
Masters of the Queen’s Music (3) : Williamson
A la découverte de (Philipp) Scharwenka (suite)
Furtwängler et Neeme Järvi : un compositeur et un chef
Flury le Tessinois
Heureux comme Schumann en France
Grieg : une vie
Boulez à Livre ouvert
Le Mozart (in)attendu de Chloe Chua
Deux générations de musique russe



Tout Oïstrakh (et même davantage)





Pour entrer de plain‑pied dans cette monumentale « The Warner Remastered Edition » à la mémoire du violoniste David Oïstrakh (1908‑1974), rien de mieux que de visionner le documentaire David Oïstrakh, artiste du peuple ? réalisé par Bruno Monsaingeon et Pierre‑Olivier Bardet. Les images d’archives, les fragments de concerts filmés, les lectures de son journal et de sa correspondance ainsi que les commentaires de ses alter ego de l’époque soviétique – Rostropovitch, Menuhin, Rojdestvenski principalement – et de son élève Gidon Kremer éclairent sur la longue et prolifique carrière de ce musicien désormais légendaire dont l’imposante présence physique crève l’écran.
De l’enfance à Odessa de David Fiodorovitch, né en 1908 « un violon à la main » dans une famille musicienne juive d’Ukraine, à ses études moscovites, au Concours Reine Elisabeth de Belgique qu’il remporta en 1937 et qui lui ouvrit les portes du monde occidental, un début de carrière hélas ! vite interrompu par la guerre et repris sur un pied international après la mort de Staline en 1953, on imagine les difficultés pour survivre au régime socialiste tout en le présentant comme un objet de propagande dans le monde entier. En exergue de ce très beau film, Rojdestvenski déclare : « Il a dû se taire. S’il ne s’était pas tu, on n’aurait jamais entendu le son de son violon. »
Et quel violon... ! Une des plus belles sonorités du XXe siècle, alliant puissance et souffle semblant sans limites, une technique infaillible toujours au service de la musique, jamais dans la démonstration, un opulent vibrato et un legato « huilé » selon sa propre expression. Et quel musicien ! Avec une curiosité insatiable, il a défriché toute la musique disponible en URSS et recherché inlassablement à agrandir son répertoire dès qu’il a pu voyager en Occident. Si quelques pièces de virtuosité pure parsèment son répertoire, elles ne lui ont été utiles qu’à ses débuts pour conclure ses récitals, encores vite remplacés par des morceaux de musique pure.
Ce coffret existe grâce au travail de fourmi et à la patience de Bruno Monsaingeon, le travail de toute une vie car il a commencé à admirer le violoniste dès son plus jeune âge et a collectionné tout ce qu’il pouvait trouver, avant d’obtenir les autorisations de chercher dans les riches archives de la Radio soviétique. Il raconte les mille aléas et tracasseries accumulées au cours de ces recherches ayant abouti à l’exhumation de précieux concerts audio et quelques perles vidéographiques qui font l’objet de deux autres DVD de ce coffret, notamment quelques récitals donnés à Moscou restitués dans un son parfait et une image aussi bonne que possible. Le très richement iconographié livret de 162 pages qui accompagne ce coffret contient également le récit par Monsaingeon de la vie et la carrière du violoniste, ses rapports avec les grands compositeurs de l’ère soviétique (Prokofiev, Chostakovitch, Khatchatourian, Kabalevski principalement, dont il a créé les œuvres qu’ils lui ont pour la plupart dédiées), avec les grands interprètes de son temps : Kreisler, pour lequel il avait une vénération, Enesco, Richter, Menuhin, Rostropovitch, Gilels, Fournier, Grumiaux, Badura‑Skoda, son fils Igor, le luthier Etienne Vatelot et tant d’autres personnalités de la vie musicale d’après‑guerre. Le nombre de chefs sous la direction desquels il a joué (avant de prendre lui‑même la baguette) impressionne : Cluytens (avec lequel il a gravé à Paris en 1958 le plus beau des Concertos pour violon de Beethoven), Alceo Galliera, Karajan, Klemperer, Kondrachine, Martinon, Lovro von Matacic, Maxim Chostakovitch, Szell et bien sûr Rojdestvenski pendant toute sa carrière moscovite. Bruno Monsaingeon a aussi réalisé une passionnante « interview posthume » en élaborant un montage de ses propres questions avec comme réponses de larges extraits de écrits du violoniste.
Impossible de détailler les cinquante‑huit disques de cette prodigieuse collection qui contient tous les enregistrements réalisés par le violoniste pour Columbia et La Voix de son maître ainsi que quelques premières au disque, raretés et enregistrements live. Tous sont contenus dans les pochettes d’origine, ce qui en fait un magnifique objet de collection, et sont remastérisés. Nombre sont des premières, notamment des concerts en public retrouvés dans les archives des éditeurs de l’époque. Tous les concertos et sonates du répertoire y figurent, parfois en plusieurs versions. Certains disques regroupent des morceaux de fin de concert (encores, bravura), un peu de musique de chambre et les trois DVD sont un appoint visuel précieux à cette somme musicale.
Pour qui ne sera pas rassasié, l’éditeur québécois Yves St‑Laurent élève de l’autre côté de l’Atlantique son propre monument à la gloire de ce géant du violon. Déjà vingt volumes sont parus de cette « Edition David Oïstrakh » (St‑Laurent Studio) qui fait revivre des archives, reports de 78 tours principalement, avec prédominance du répertoire russe. Bruno Monsaingeon déclare dans le livret que ses recherches ne sont pas terminées et qu’il espère bien révéler un jour d’autres archives qui dorment encore en Russie (Warner Classics 5054197963520). OB




Raretés bizetiennes





Après Gouvy, Dubois, Jaëll, David et La Tombelle, la collection « Portraits » en vient à Bizet, à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de sa mort. L’éditeur a vu grand : outre le livre habituel, riche de trois contributions (« L’aventure du prix de Rome » d’Alexandre Dratwicki, « Bizet et les salons parisiens » d’Hector Cornilleau, « Trouver avec sa voie avec Djamileh » d’Etienne Jardin), ce ne sont pas moins de quatre disques (soit plus de cinq heures de musiques) qui permettent de découvrir, dans tous les genres, la richesse d’un univers qui, tant s’en faut, ne se limite pas à Carmen, Les Pêcheurs de perles, L’Arlésienne et la Symphonie en ut. Ainsi de Djamileh (1872), opéra‑comique en un acte, léger mais tout sauf superficiel, d’une inventivité qui se constante, animé par François‑Xavier Roth à la tête des Siècles et bien chanté par Isabelle Druet, Sahy Ratia, Philippe-Nicolas Martin et le Chœur de l’Opéra de Lille. Encore plus rare, la première partie d’un envoi de Rome resté inachevé, l’ode‑symphonie Vasco de Gama (1860), à la manière du Christophe Colomb de David quinze ans plus tôt, est interprétée avec conviction par Mélissa Petit (qui brille dans un « Boléro » haut en couleur), Cyrille Dubois, Thomas Dolié, le Chœur de la Radio flamande et l’Orchestre national de Metz Grand Est, dirigés par David Reiland. Les mêmes donnent par ailleurs quatre chœurs avec solistes orchestre, conçus pour les premiers concours du prix de Rome (Le Golfe de Baïa, La Chanson du rouet, Chœur d’étudiants) à l’exception du plus tardif La Mort s’avance (1869), fondé sur deux Etudes de Chopin, ainsi qu’une Ouverture en la mineur (1855) très opératique et de vastes proportions. Deux cantates sont également en lien avec le prix de Rome : Le Retour de Virginie (vers 1855), exercice resté inédit jusqu’à l’année dernière, avec Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Cyrille Dubois, Patrick Bolleire et l’Orchestre national de Lyon dirigé par Ben Glassberg ; Clovis et Clotilde (1857), qui valut la victoire à Bizet, âgé de 20 ans, avec Karina Gauvin, Julien Dran, Huw Montague Rendall et Le Concert de la Loge dirigé par Julien Chauvin. La mezzo Adèle Charvet avec Florian Caroubi et, de façon – disons – plus inattendue, le ténor Reinoud Van Mechelen avec Anthony Romaniuk se partagent quinze mélodies. Enfin, on ne souvient que Bizet fut un pianiste virtuose, ce qui s’entend dans les Variations chromatiques (1868), sous les doigts de Célia Oneto Bensaid, mais aussi un arrangeur, que ce soit de la romance de Nadir des Pêcheurs de perles (sous nom de Venise), et, surtout, de six chœurs « célèbres » – certes Faust et Mireille mais aussi les plus rares Ulysse, Philémon et Baucis et La Reine de Saba – de Gounod (1866), cette fois‑ci avec Nathanaël Gouin, qui donne également une brillante Chasse fantastique (1865) et un Nocturne en ré majeur (1868) dans le sillage de Chopin (BZ 1059). SC




Les voix restituées d’Hortus


          


Peu nombreux sont ceux qui accomplissent un travail mémoriel aussi remarquable qu’Hortus. On se souvient ainsi de la formidable série « Les Musiciens et la Grande Guerre », pas moins de trente‑six albums parus à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale. L’éditeur s’est lancé dans un nouveau projet, quantitativement moins ambitieux – cinq volumes – mais d’un intérêt tout aussi soutenu, lui aussi associé à une période tragique de l’histoire européenne du siècle passé. Avec le Forum Voix étouffées, fondé en 2003 par le chef et compositeur Amaury du Closel (1956‑2024), la collection « Voix étouffées/Missing voices », sous la direction artistique des pianistes Thomas Tacquet (né en 1989) et Dimitri Malignan (né en 1998), vise à rendre leur voix à des compositeur « victimes du totalitarisme, et en tout premier lieu à ceux qui ont été persécutés par le nazisme », à l’instar de la collection « Musique dégénérée » lancée en 1993 par Decca.
Le premier volume est consacré à Schönberg qui, s’il a dû fuir l’Europe dès 1933, n’est pas pour autant tombé dans l’oubli, tant s’en faut, mais n’en fut pas moins, pour reprendre le titre de la notice de Philippe Olivier, « un prophète persécuté » par l’antisémitisme. L’album, plaisamment intitulé « L’Arrangeur arrangé », rappelle que le compositeur, s’il a adapté des œuvres anciennes ou de ses contemporains, notamment pour la Société pour les exécutions musicales privées qui vécut aussi brièvement qu’intensément de 1918 à 1921, a également fait l’objet d’arrangements, y compris par lui‑même. Ainsi des Cinq Pièces pour orchestre (1909), qu’il a non seulement révisées pour un effectif un peu moins gigantesque mais qu’il a adaptées pour orchestre de chambre en 1920 en vue d’une tournée de sa « société » à Prague. C’est Webern qui, en 1923, a réduit pour flûte, clarinette, violon, violoncelle et piano (la formation de Pierrot lunaire) la Première Symphonie de chambre (1906), que Schönberg arrangea lui‑même pour quatre mains, pour orchestre et pour grand orchestre. Enfin, l’accompagnement de piano des quinze brefs lieder du rare Livre des jardins suspendus (1909), sur des poèmes de Stefan George (dont les textes, non traduits, sont reproduits dans le livret... sans la moindre majuscule), a été arrangé en 2007 par l’Anglais Howard Burrell (1944‑2022), de nouveau pour l’effectif de Pierrot lunaire. L’un des apports des arrangements, au‑delà des considérations contingentes qui président souvent à leur naissance, est de faire connaître les partitions d’origine sous un jour nouveau, notamment, quand il s’agit de réductions, en éclaircissant les textures. De ce point de vue, le disque ne faillit pas à la règle, avec Thomas Tacquet et les musiciens (hélas non crédités dans la notice) de l’Orchestre Les Métamorphoses fondé par Amaury du Closel, même si l’on pourra sans doute conserver une préférence pour les versions originales de l’Opus 9 et, surtout, de l’Opus 16 avec ses jeux de « couleurs » instrumentales. Quant à la voix assez monocorde de la mezzo Maria Schellenberg, elle ne rend qu’imparfaitement justice à l’Opus 15 (833).
Si la place de Schönberg dans l’histoire de la musique est incontestée, nul doute en revanche que pour beaucoup, le nom de Henriëtte Bosmans (1895‑1952) sera une découverte. Excellente pianiste, la compositrice amstellodamoise fut interdite de scène à partir de 1942 mais, « demi‑juive », échappa à la déportation avant de disparaître précocement, à l’âge de 56 ans. Sous les doigts de Dimitri Malignan, les six Préludes pour piano (1918) témoignent de l’inspiration fraîche et spontanée d’une créatrice de 23 ans, dont la Sonate pour violon et piano (1918), très bien défendue par Sarah Bayens (née en 2000), n’est pas moins intéressante, avec un premier mouvement, plus long que les trois autres réunis, aux ambitions généreusement postfranckistes, mais dans laquelle on peut identifier d’autres parentés françaises ou étrangères, notamment dans sa prédilection pour une certaine densité contrapuntique. Avec un timbre trop souvent strident et un bonheur inégal selon les langues (anglais, néerlandais, français), la soprano norvégienne Elizaveta Agrafenina (née en 1991) donne sept mélodies sur des textes d’auteurs divers (non reproduits dans le livret), dont Le Diable dans la nuit (Paul Fort) qui donne son titre à l’album, et dédiées pour certaines à des chanteurs aussi remarquables que Peter Pears ou Jo Vincent. Plus tardives (1935‑1948), leur langage harmonique est plus élaboré et leur expression plus concentrée, traduisant sans doute l’enseignement de Dopper et, surtout, de Pijper. L’une au moins, Lead, Kindly Light (John Henry Newman), existe dans une version orchestrale et, au‑delà, on attend maintenant de pouvoir découvrir bien d’autres œuvres, dont deux Concertos pour violoncelle, un Quatuor à cordes, un Trio avec piano et une Sonate pour violoncelle et piano (834).
Les trois derniers volumes de la collection seront successivement consacrés à Joseph Kosma , Dan Belinfante et Erich Itor Kahn. SC




« L » sont compositrices


          


Après des monographies consacrées à Charlotte Sohy et Rita Strohl, l’éditeur La Boîte à pépites poursuit sa mission de redécouverte des compositrices, s’arrêtant à la lettre « L ».
Née à Londres un mois avant Debussy d’un père portraitiste d’origine allemande et d’une musicienne, Liza Lehmann (1862‑1918) fait des études de chant, croise Liszt, Verdi et Brahms, et chante accompagnée par Joseph Joachim et Clara Schumann. Au moment de se marier avec Herbert Bedford (1867‑1945), compositeur, écrivain, peintre et inventeur, avec lequel elle aura deux fils (dont l’un décédera à l’âge de 18 ans durant la Première Guerre mondiale et l’autre sera le père du chef d’orchestre Steuart Bedford), elle interrompt une carrière de cantatrice qui n’aura pas duré dix ans mais intensifie alors son activité créatrice. Ayant pris la présidence de la Society of Women Musicians nouvellement fondée et enseigné à la Guildhall School of Music, elle disparaît à l’âge de 56 ans... six mois après Debussy. Essentiellement vocal, son œuvre comprend de nombreuses mélodies – plus de trois cent cinquante selon la notice – en recueil (Dans un jardin persan) ou isolées, révélant un choix soigné de poètes (... comprenant une bonne proportion de poétesses) et, surtout, une parfaite maîtrise du genre, aussi bien dans les vapeurs un peu fin de siècle que dans l’élégie ou dans le ton populaire et folklorique. Sous‑titré « Un destin étincelant », l’album permet d’en entendre vingt‑quatre, dont une transcrite pour le violon (Manon Galy) et deux confiées à la soprano Marie‑Laure Garnier et au baryton Edwin Crossley-Mercer, qui chantent également chacun un duo avec Lucile Richardot (née en 1978). La mezzo illumine de son art de la mélodie et de son chant expressif et réfléchi la plus grande partie du programme, excellemment secondée par la pianiste et musicologue Anne de Fornel, par ailleurs auteure de la notice (BAP 11).
Fille d’un sous-chef de musique militaire et d’une professeur de musique, Jeanne Leleu (1898‑1979) ne tarde pas à monter à Paris pour suivre l’enseignement de Marguerite Long, puis de Cortot, Chapuis, Caussade, Widor et Büsser. Dès 1910, elle a créé Ma mère l’Oye de Ravel, qui lui dédie trois ans plus tard le court Prélude pour piano qu’il a écrit pour une épreuve de déchiffrage au conservatoire. A sa troisième tentative, elle obtient le Premier Grand prix de Rome (1923), mais ce viatique ne semble pas suffisant pour une vie où il lui aurait été possible d’échapper aux difficultés matérielles, ce qui la conduit sans doute vers l’enseignement et la critique musicale mais aussi la production de musique « légère » sous le nom de Claude Mistra. Certaines de ses œuvres remportent toutefois de beaux succès, comme son Concerto pour piano (1936) ou le ballet Nautéos (1947), à Monte‑Carlo puis à Paris, sur une chorégraphie de Lifar et avec Yvette Chauviré. La maladie et probablement aussi un contexte où son style de musique est passé de mode contribuent à un oubli total à partir des années 1960. A sa mort, Jeanne Leleu est sans héritier, ce qui explique à la fois la difficulté à reconstituer sa biographie, ce à quoi Héloïse Luzzati s’emploie toutefois remarquablement dans la notice, et la disparition de trop nombreuses partitions, pourtant jouées souvent en leur temps. Si l’album s’intitule « Une consécration éclatante », cette consécration vaut donc au moins autant pour l’avenir que pour le passé, mais à son écoute, on peut être confiant. Car d’emblée, la maîtrise déployée dans le Quatuor avec piano (1922), premier prix de composition au conservatoire, impressionne de la part d’une compositrice de 23 ans : les références (post)franckistes, mais aussi les Fauré, Debussy et Ravel du tournant du siècle, sont certes bien là, mais le propos avance toujours, sans temps morts ni longueurs, avec fermeté, nourri par une belle inspiration mélodique et une instrumentation légère sans être évanescente. Une belle version d’Alexandre Pascal, Léa Hennino, Héloïse Luzzati et Célia Oneto Bensaid, dont il serait logique qu’elle ne soit que la première d’une longue série. Fruits de son séjour romain pensionnaire de la villa Médicis, les Six Sonnets de Michel‑Ange (1924), créés par Claire Croiza, interprétés plus tard par Camille Maurane et servis ici avec véhémence par Marie‑Laure Garnier, cultivent une atmosphère très différente, beaucoup plus sombre, presque sévère, un ton plus personnel et une écriture très attentive au texte tout en valorisant fortement le piano (qui semble appeler l’orchestre). Enfin, malgré son titre, En Italie (1926) n’est pas à proprement parler un envoi de Rome mais ces dix pièces – à en juger du moins par les quatre sélectionnées – si elles sont évidemment liées au séjour à la villa sont moins des cartes postales d’un Respighi pianistique que de délicates évocations sans prétention... mais pas sans réussites (comme les hypnotisants « Compagnons de saint François »), où la qualité mélodique le dispute à l’habileté à créer des ambiances, avec toujours cette ligne claire déjà si frappante dans le Quatuor avec piano. La mention « Volume 1 » laisse heureusement espérer une suite (BAP 06).SC




Un Requiem serein





Ce nouvel enregistrement du Requiem allemand de Brahms trouve ses limites dans ses qualités mêmes, à moins que ce ne soit le contraire. Le parti pris de Masaaki Suzuki (né en 1954) est intéressant et ne surprend pas de la part de celui qui a mené à bien l’une des plus remarquables intégrales des Cantates de Bach : une volonté de relier l’œuvre à ses sources historiques et une approche toute de sérénité consolatrice. La cohérence est indéniable avec les textures diaphanes du Collegium Bach du Japon (trente et une cordes), dont certains soli (violoncelle, cors) ne sont toutefois pas irréprochables, ainsi que les voix solistes, légères et chiches en vibrato, qu’il s’agisse du soprano très pointu et précis dans l’aigu de Miku Yasukawa et du baryton exact et investi de Jochen Kupfer. Mais à force d’élimer les aspérités et d’arrondir les angles, cette vision, même si elle avance globalement assez vite (65 minutes) et anime les puissantes fugues des troisième et sixième parties, tend à négliger les autres dimensions de cette musique (SACD Bis BIS‑2751). SC




Le retour du Dieu bleu





On redécouvre ces dernières années l’œuvre très varié de Reynaldo Hahn (1874‑1947), notamment grâce à l’action de l’inévitable Palazzetto Bru Zane. Alors que la musique de chambre, les pièces pour piano, les mélodies et les œuvres lyriques (L’Ile du rêve, Ciboulette, O mon bel inconnu) ont été privilégiées, ce n’est pas le cas de l’orchestre, si l’on excepte une parution chez Timpani voici dix ans. On ne peut donc que se réjouir d’entendre une partition symphonique de grande ampleur (plus de trois quarts d’heure, même si cela fait un peu court pour un album entier). Dédié à la marquise de Ripon, mécène anglaise, Le Dieu bleu, ballet en un acte sur un livret de Cocteau et du peintre espagnol Madrazo, fut créé le 13 mai 1912 au Châtelet sous la direction d’Inghelbrecht, un de ces nombreux spectacles que l’on doit aux profus séjours parisiens des Ballets russes, dans des décors et costumes de Bakst et avec Nijinski dans le rôle‑titre. Ainsi que le résumaient Les Annales du Théâtre et de la Musique, « le scénario du Dieu bleu est emprunté à l’histoire asiatique, car le Dieu bleu n’est autre que Krishna, le Christ d’Asie. Une jeune fille hindoue arrache son amant des mains des prêtres qui veulent le consacrer à la divinité, la déesse et le dieu apparaissent en sauveurs providentiels, les animaux monstrueux – crocodiles et serpents gigantesques – menacent la jeune amoureuse, mais celle‑ci offre toutes les séductions de ses pas, toute la tendresse chaste de son jeu, au Dieu bleu et à la déesse. ». Comme Petrouchka l’année précédente et Daphnis et Chloé le mois suivant, la chorégraphie était de Fokine et il faut encore ajouter à ce très riche paysage La Péri (avril 1912) et Le Sacre du printemps (mai 1913). C’est ce qui rend la tâche difficile à la partition de Hahn, laquelle, heureusement, ne joue pas la confrontation : sans posséder le charme d’un Pierné (Cydalise et le Chèvre‑pied) quelques années plus tard mais cultivant une des touches modales et orientalisantes, elle évite d’être une pâle copie de ces chefs‑d’œuvre, déroulant un impeccable continuum dramatique et musical d’où se détachent parfois la flûte et le piano, sous la baguette de Dylan Corlay (né en 1984) à la tête de l’orchestre Les Frivolités parisiennes, enregistrés en public à Soissons. Dans la revue de la Société internationale de musique, Vuillermoz pouvait ainsi relever avec une grande clairvoyance que Hahn « était trop averti pour du style qui convenait à cette sorte de divertissements où les ateliers et les cénacles s’ingénient à découvrir le motif "amusant" pour ne pas écrire une partition de circonstance où transparaît l’effort de volonté d’un artiste qui n’ignore rien des dernières modes intellectuelles » (b·records LBM074). SC




Masters of the Queen’s Music (1) : Bax





Depuis 1625, le Master of the King’s Music exerce au Royaume‑Uni une fonction assez mal définie, assurément honorifique, mais comprenant également un rôle de conseiller musical du souverain et de producteur de musiques de circonstance. Le titulaire était nommé à vie jusqu’à ce que Peter Maxwell Davies (2004‑2014) inaugure le principe d’un mandat de dix ans et aujourd’hui, c’est une femme, Errollyn Wallen (née 1958), qui a succédé à Judith Weir (2014‑2024), première compositrice à avoir été désignée. On ne peut certes pas dire que la plupart de ceux qui ont précédé Elgar (1924‑1934) soient restés dans l’histoire, mais avec Bax (1942‑1953), Bliss (1953‑1975) et Williamson (1975‑2003), on en tient trois qui se sont succédé pour plus de soixante ans et avec lesquels de récentes parutions donnent l’occasion de mieux faire connaissance : bonne pioche, même s’il ne s’agit pas forcément de prétendre qu’ils peuvent tous trois rivaliser aisément avec Elgar, Delius, Vaughan Williams, Holst, Walton, Britten et Tippett.
Avec ses sept Symphonies et une quinzaine de poèmes symphoniques (dont Tintagel, Arnold Bax (1883‑1953) demeure comme un des plus importants maîtres britanniques de l’orchestre dans l’entre‑deux‑guerres. En revanche, sa musique de chambre, abondante (un Nonette, un Octuor, un Quintette à cordes, un Quintette avec piano, trois Quatuors à cordes, un Quatuor avec piano, trois Trios avec piano, trois Sonates pour violon et piano...), reste à découvrir, de telle sorte qu’il est très intéressant de pouvoir disposer en un seul copieux album de l’intégralité de son œuvre pour violoncelle et piano, quatre partitions nées en vingt‑cinq ans. Le cœur en est l’ample (33 minutes) Sonate (1923), créée par Beatrice Harrison, la première à avoir enregistré le Concerto d’Elgar. Dans la rare tonalité de mi bémol mineur, la musique frappe par sa prédilection pour les notes répétées, les triolets et les quintolets, sa partie de violoncelle volontiers en clef de sol, sa partie de piano aux harmonies denses, son parcours tonal complexe et sa thématique cyclique jusqu’à un épilogue enfin radieux en mi bémol majeur. Une veine populaire chez cet Anglais épris de celtitude, une humeur rhapsodique, un souffle épique et lyrique s’expriment dans le bref Folk‑Tale (1918), créé par Felix Salmond, son dédicataire, un an avant qu’il ne donne la première du... Concerto d’Elgar. Il faut aussi compter avec la courte et irrésistible Sonatine (1933), dédiée à Casals (qui ne la joua jamais), d’une verve revigorante. L’ultime Legend‑Sonata (1943), moins ambitieuse et plus conforme aux canons du genre que la Sonate, plus brillante aussi, alterne souvenir du Dies iræ, fugitifs échos debussystes (Lento espressivo central) avant un vigoureux Rondo, très libre, dansant et ludique, comme un écho du néoclassicisme des années 19200, qui pourrait presque évoquer Prokofiev. Après Bridge, Britten, Clarke, Delius, Ireland, Moeran et Rubbra, Alexander Baillie (né en 1956), formidablement engagé mais pas toujours irréprochable, et son partenaire depuis plus de quarante ans, John Thwaites (né en 1962), par ailleurs auteur de la notice, qui se joue avec aisance d’une partie de piano redoutable et tout sauf secondaire, poursuivent leur passionnant parcours dans la musique britannique (SOMM SOMMCD 0704). SC




Masters of the Queen’s Music (2) : Bliss





Parmi les « anniversaires » de 2025, celui d’Arthur Bliss (1891‑1975) passera certainement quasi inaperçu, du moins de ce côté‑ci de la Manche, mais pas de l’autre côté, d’où vient cet album monographique. Il s’agit de la première publication de concerts des Proms ou de radiodiffusions en direct, captés entre 1961 et 1969, tous dirigés par le compositeur avec l’Orchestre symphonique de Londres ainsi que les forces chorales et orchestrales de la BBC de Londres et Manchester, notamment à l’occasion des anniversaires de ses 70 et 75 ans (où l’on peut brièvement l’entendre exprimer des remerciements on ne peut plus british). Comme son cadet Walton, après des débuts iconoclastes, dont témoigne Mêlée Fantasque (1921/1965), au titre original en français, bien dans l’esprit des années 1920, Bliss s’est rapidement rangé, se calant dans un style néoromantique mis en valeur par un réel talent d’orchestrateur. Témoignant de cette évolution, la brillante et séduisante Colour Symphony (1922/1932) associe symboliquement une couleur (violet, rouge, bleu, vert) à chacun des quatre mouvements traditionnels. Le court et trépidant Concerto pour deux pianos (1924) est donné ici par les époux Cyril Smith et Phyllis Sellick dans un arrangement inattendu pour piano... à trois mains réalisé en 1968 par le compositeur et Clifford Phillips. La symphonie chorale Héros du matin (1930), conçue comme un exorcisme aux cauchemars de la Première Guerre mondiale à laquelle il avait pris part et dédiée « à la mémoire de mon frère Francis Kennard Bliss et à tous les autres camarades morts au front », est écrite pour récitant (Donald Douglas), chœur et orchestre. Mettant en musique des textes d’Homère, Whitman, Owen, Li Tai Po et Nichols, l’œuvre établit, dans un mélange de force expressive, qui n’est parfois pas sans évoquer Le Festin de Balthazar de Walton, et de solennité un peu compassée, un imposant parallèle entre les combats de 1914‑1918 et les épopées de la Grèce antique. Le puissant et capiteux Concerto pour piano (1938), bien dans le genre des concertos de cette époque (Atterberg, Khatchatourian) et idéal pour un soliste athlétique comme John Ogdon, fut créé par Solomon en juin 1939 à New York – à l’issue de la première, Bliss resta aux Etats‑Unis, d’où était originaire son épouse, ne regagnant l’Angleterre qu’en 1941 au prix d’une périlleuse traversée. Radieuse et entraînante, le Marche : Le Phénix (1944), sous-titrée « Hommage à la France, août 1944 », témoigne de son habileté à écrire des musiques de circonstance, sans doute académiques mais d’excellente facture (album de deux disques SOMM/ARIADNE 5039‑2). SC




Masters of the Queen’s Music (3) : Williamson





Né à Sydney où il étudie avec Goossens, Malcolm Williamson (1931‑2023) s’établit à Londres en 1950, se faisant connaître par une personnalité forte et indépendante qui n’a pas eu peur de laisser une œuvre stylistiquement polymorphe. Autour de son compatriote et ami le pianiste Antony Gray, auteur d’une passionnante notice, paraît une anthologie, comprenant bon nombre de premières au disque, de sa « musique de chambre pour vents et piano ». Elle commence néanmoins par une habile Musique pour cor solo (1947), l’un de ses instruments d’apprentissage, dont Roger Montgomery s’approprie l’allure néoclassique et bien rythmée. Retrouvé en 2023, le bref Trio pour clarinette, violoncelle et piano (1958) fut créé à la clarinette par... Harrison Birtwistle. C’est ici la clarinettiste Neyire Ashworth qui vient à bouts des difficultés techniques du second mouvement de cette partition d’esprit léger et un peu ironique à laquelle le compositeur n’aura finalement pas ajouté un premier mouvement. En 1966, pour le soixantième anniversaire de Rawsthorne, il écrit un improbable Concerto pour quintette à vent et deux pianos à huit mains (avec, à la création, pas moins que Richard Rodney Bennett, Peter Maxwell Davies, Thea Musgrave et le compositeur) : faisant alterner deux longs mouvements lents et deux brefs mouvements rapides, l’œuvre mêle sérialisme et tonalité, faisant également contraster les atmosphères, tour à tour sombre ou ludique. Par souci d’exhaustivité figure même une esquisse du premier mouvement (pour les seuls pianos) retrouvée dans les archives. Les huit courtes pièces d’une série intitulée Galerie (1966), probablement conçue pour la télévision, ponctuent le disque deux par deux : destinés à un invraisemblable ensemble de six trompettes (dont petite trompette en et trompette basse), percussion et piano, ces aphorismes pêchus possèdent une efficacité et une impertinence bien plaisantes, très swinging London. On retrouve la même volubilité dans Pas de Quatre (1967) pour quatuor de bois et piano, musique souvent brillante destinée à la danse, comme son nom le laisse supposer, dans laquelle la clarinette et le basson ménagent quelques instants plus lyriques. Changement complet d’atmosphère avec la page la plus longue (20 minutes) de cet album, Pieta (1973), sur des textes (en suédois) de Pär Lagerkvist (prix Nobel 1951) : la mezzo Sally Lundgren chante ces cinq déplorations (reliées par des interludes instrumentaux) qui, dépouillées jusque dans leur accompagnement (hautbois, basson et piano), ont quelque chose de la sévérité désolée du dernier Chostakovitch. Nouveau revirement complet avec trois Vocalises pour clarinette et piano, brefs cadeaux destinés à des amis, deux étant la transcription de « vraies » vocalises, mélodies sans paroles pour voix et piano (1973 et 1985), tandis que la troisième, plus développée, est l’arrangement d’un des douze numéros du cycle avec orchestre Une année d’oiseaux (1995), « Décembre » : eh bien oui, c’est bien le même compositeur qui distille cette suavité mélodique d’un anachronisme quasi puccinien (Divine Art DDX 21120). SC




A la découverte de (Philipp) Scharwenka (suite)





Quelques semaines après la remarquable anthologie de Cansu Sanlıdag, voici le deuxième volume de la série que Luís Pipa (né en 1960) consacre à Philipp Scharwenka (1847‑1917). Le Portugais ménage moins les demi‑teintes et dispose d’un instrument moins agréable que la Turque, mais il se confirme qu’il y a des petits bijoux, voire des pépites, parmi les quelque trois cents pièces, le plus souvent publiées en recueils, écrites par le compositeur allemand sur une relativement courte période, correspondant au dernier quart du XIXe siècle. Dans cette musique décidément tout sauf spectaculaire, à la différence de celle de son frère Xaver, sans facilités déplacées ni fautes de goût, on retrouve les principales figures de la musique romantique de piano (Nocturnes, Rhapsodies, Humoresques, Bagatelles) mais pas vraiment dans le sens que leur ont données les plus illustres auteurs (Chopin, Brahms, Schumann, Beethoven). Même la Mazurka de l’Opus 13 (1875) n’est guère chopinienne, nonobstant l’ascendance polonaise de Scharwenka. S’il se situe clairement dans l’esthétique germanique – on entend comme une réminiscence du mouvement lent du Premier Concerto pour violon de Bruch dans le second des Nocturnes de l’Opus 16 (1876) – et s’il n’impose pas une forte personnalité, il parvient néanmoins à ne pas être un simple imitateur ou épigone. Il faut se laisser convaincre par ces pièces parfaitement ciselées, parfois à la portée d’amateurs assez modestes, comme les quatre Bagatelles de l’Opus 39 (1881) qui portent des titres en français (« Promenade », « Air de danse », « Chant sans paroles », « Tarentelle »), mais aussi par la noble inspiration des trois Humoresques opus 31 (1879), dont la dernière se laisserait presque aller à une certaine virtuosité. Et il faut admirer un approfondissement du style dans les plus tardives Rhapsodies opus 85 (1891), qui ont quelque chose de la mélancolie des irrégularités rythmiques brahmsiennes (Toccata Classics TOCC 0586). SC




Furtwängler et Neeme Järvi : un compositeur et un chef





Composée au moment où Furtwängler, menacé en Allemagne puis attendant d’être dénazifié, s’est réfugié à Clarens, la Deuxième Symphonie (1945‑1946) peut être tenue pour son œuvre la plus célèbre – tout est relatif. Résignée, pensive, nostalgique et combative à la fois, elle brosse, de façon parfois maladroite mais toujours émouvante, de généreux tableaux postromantiques et contrastés, de la tragédie à l’espoir. Les interprétations, officielle (Deutsche Grammophon) comme en public, qu’il a pu lui‑même donner de cette partition gigantesque (plus de 320 pages, environ une quart et quart de musique), ont quelque chose de définitif, pas tant par leur authenticité que par leur caractère bouleversant, mais il est toujours intéressant de voir s’y confronter d’autres chefs, tels Jochum, Keilberth, Sawallisch ou Barenboim. On n’est pas surpris de compter désormais dans leurs rangs Neeme Järvi (né en en1937), dont l’inlassable curiosité est en effet proverbiale. A la tête de l’Orchestre symphonique national d’Estonie, dont il est directeur artistique honoraire à vie après en avoir été le chef principal de 1963 à 1979 puis de 2010 à 2020, le chef estonien ne convainc pas toujours, et ce dès l’articulation assez surprenante des premiers traits du basson et des clarinettes. En outre, s’il parvient à faire tenir l’ample construction édifiée par Furtwängler, il est desservi par les imperfections instrumentales d’un enregistrement de concert et par une prise de son froide et lointaine quoique souffrant par moments d’une réverbération excessive (Chandos CHAN 20373). SC




Flury le Tessinois





Publié il y a peu, Casanova et l’Albertolli témoignait de l’attachement de Richard Flury (1896‑1967), originaire de Soleure (au sud de Bâle), à son canton d’adoption. Deux ans plus tôt, la Deuxième (1936) de ses cinq Symphonies, créée sous sa direction à Lugano le jour de la fête nationale, était sous‑titrée « Tessinoise », chacun de ses mouvements étant fondé sur des airs populaires et même, pour le premier, sur les notes des cinq cloches d’une église luganaise. Pour autant, l’œuvre ne peut guère être qualifiée de naïvement folklorique : dans une esthétique postromantique opulente jusque dans ses proportions (près de 50 minutes), parfois maladroite mais toujours sincère, elle déroule un propos généreux et confortable, qui bénéficie de la direction convaincue de Paul Mann (né en 1965) et des qualités coutumières de l’Orchestre symphonique de la BBC. Le Poème nocturne (1939) – son titre original est bien en français – exploite durant près de 20 minutes une veine à la fois plus onirique et straussienne, avec une succession d’états de semi‑conscience et de visions hautes en couleur, jusqu’à la bacchanale et à l’orgie (Toccata Classics TOCC 0727). SC




Heureux comme Schumann en France


                    

          


Après Guidel, la « collection Schumann » de b·records poursuit son itinéraire en France avec trois doubles albums enregistrés en public (et retouchés en studio), à Deauville pour le premier (voir ici et ici) et Soissons pour les deux autres.
Le premier volume est consacré au violon, celui – alliant passion et sensibilité, mais sans excès – de Pierre Fouchenneret, avec son frère Théo, dans les Sonates – y compris la Troisième, posthume, dont deux des mouvements forment la Sonate « F.A.E. » écrite avec Brahms et Dietrich –, la « Rêverie » des Scènes d’enfants, les Fantasiestücke opus 73 et les Romances opus 94 auxquelles répondent les Romances opus 22 de Clara Schumann. Datant également des toutes dernières années avant le basculement dans la folie et particulièrement difficile à mettre en valeur, le Concerto, avec feu l’Orchestre régional de Normandie dirigé par Jean Deroyer, qui en était le chef principal, bénéficie de musiciens convaincus et parvient donc à surprendre agréablement (LBM052).
Dans le deuxième volume, les frères Fouchenneret donnent les trois Trios avec piano avec Victor Julien‑Lafferière. C’est ici aussi un Schumann davantage soucieux d’équilibre et de classicisme que de folie et de romantisme. Pour autant, cette mesure ne le cantonne pas à une fraternité d’esprit avec Mendelssohn, d’autant que l’unique Quatuor avec piano, avec le concours de Lise Berthaud, libère opportunément les énergies (LBM059).
Le troisième volume confirme que toutes les bonnes choses vont par trois chez Schumann : le Quatuor Strada, où l’on retrouve Pierre Fouchenneret avec Ayako Tanaka, Lise Berthaud et François Salque, donne les trois Quatuors jaillis durant l’été 1842. De jaillissement, il est bien ici question sous les quatre archets, davantage que de chaleur ou de séduction instrumentale. Le Quintette avec piano, qui suit immédiatement les Quatuors, est de la même veine, Théo Fouchenneret faisant le choix pertinent de ne pas trop prendre la lumière (LBM071). SC




Grieg : une vie





Qu’écoute‑t‑on de Grieg (1843‑1907) ? Le Concerto pour piano, quelques extraits de Peer Gynt, parfois peut‑être la Suite « Au temps de Holberg » et un peu de musique de chambre, guère plus. Et que sait‑on de sa vie ? Encore moins sans doute, alors même que ses liens, non sans tumulte, avec la France, particulièrement Paris, ne furent pas négligeables. La démarche de Jérôme Bastianelli est donc plus que bienvenue, son moindre mérite n’étant pas de satisfaire la curiosité du lecteur pour ce qui est de la biographie et d’aiguiser la curiosité du lecteur pour ce qui est de la musique – mélomanes comme pianistes feraient bien en effet d’aller prêter par exemple une oreille admirative au tardif et surprenant recueil de dix‑sept Slåtter (danses paysannes), qui ouvre la voie à Bartók et Szymanowski. S’autorisant occasionnellement de plaisants clins d’œil à l’auteur de La Recherche, le président de la Société des amis de Marcel Proust offre un récit alerte, clair et facile à lire, qui, pour être empathique, ne verse pour autant jamais dans l’hagiographie et s’attache à éclairer un contexte historique et géographique dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas familier au lecteur français. De fait, cette dimension est essentielle s’agissant du représentant le plus illustre du courant national norvégien, au moment même où son pays accédait à l’indépendance. En quelques lignes bien senties, les portraits des personnages clefs – Ole Bull, Rikard Nordraak, Bjørnstjerne Bjørnson, Henrik Ibsen, Niels Gade et, bien sûr, l’épouse Nina, née Hagerup – donnent une image précise et attachante des proches du compositeur, dont le chemin croise également celui de Bruckner, Brahms, Saint‑Saëns, Tchaïkovski, Dvorák, Massenet, Delius, Richard Strauss, Ravel et Casals. Les lieux sont également mis en valeur, de Bergen à Troldhaugen, en passant par Oslo et Copenhague. Quant aux œuvres, le format du livre n’autorisait pas une analyse musicologique approfondie, mais leur présentation et leur description au fil de la biographie, sans craindre d’en souligner au besoin les faiblesses, donneront certainement envie de les réécouter ou, pour la plupart, de les découvrir. Trente pages d’annexes (repères chronologiques, bibliographie, éléments discographiques, index des noms propres, index des œuvres de Grieg) complètent utilement l’ouvrage (Actes Sud, 192 pages, 20 euros). LPL




Boulez à Livre ouvert





L’intérêt des célébrations réside souvent dans la publication d’inédits et, à la faveur de celles de son centenaire, on peut même en trouver chez Boulez. Au demeurant, la chose est naturelle s’agissant d’une de ces works in progress lentement voire jamais « achevées », le mythique Livre pour quatuor. Parti d’un quatuor de 1948‑1949 écrit sous l’influence de la Suite lyrique de Berg, dont il reprend la structure en six mouvements, il fut retravaillé sous le titre mallarméen de Livre de 1954 à 1961 ; les mouvements, simplement désignés par des chiffres romains (I, II, etc.), le cas échéant subdivisés (IIIa, IIIb, etc.), acquirent alors leur autonomie, associés deux par deux tout en pouvant être joués séparément et dans un ordre différent. Après l’extension du I en 1968 en Livre pour orchestre (à cordes), le compositeur revint encore à trois reprises sur la partition entre 2000 et 2012. Ayant eu le privilège de collaborer étroitement avec lui, le Quatuor Diotima a notamment pu prendre part au travail sur le IV, néanmoins resté inachevé, dont la « reconstruction » a été confiée au compositeur Philippe Manoury et au musicologue Jean‑Louis Leleu – vaste tâche pour ces 12 minutes de musique, si l’on en croit Alain Poirier dans la notice (« le texte foisonnant ne comportait aucune indication de tempo, ni d’intensités, ni de phrasé, et de plus l’ensemble présentait des difficultés d’exécution considérables ») – et dont c’est donc ici le premier enregistrement. Plusieurs paramètres contrastent radicalement : rigidité post‑wébernienne et flexibilité (« comme une quasi-improvisation »), continuité et discontinuité, vélocité et lenteur, jusqu’au sérialisme intégral. Il sera difficile de contester que bien d’autres pages de Boulez séduisent de façon plus immédiate : bon nombre resteront ainsi au bord du chemin en observant cet « univers en perpétuelle expansion » (Poirier) mais chacun ne pourra que saluer l’opportunité de disposer d’une version intégrale de l’œuvre et être impressionné par l’engagement de ses interprètes (Pentatone PTC 5187 360). SC




Le Mozart (in)attendu de Chloe Chua





Voilà une intégrale des Concertos pour violon de Mozart qui se révèle à la fois inattendue et attendue.
Commençons par les surprises, qu’est d’abord celle d’une intégrale qui va bien au‑delà des seuls (cinq) concertos pour inclure la Symphonie concertante pour violon et alto ainsi que trois pièces isolées écrites pour tenir lieu de mouvements alternatifs de concertos soit de Mozart (Rondo en si bémol pour le Premier, Adagio en mi pour le Cinquième), soit, sans doute, d’Antonio Brunetti, violoniste italien en fonctions auprès de l’archevêque de Salzbourg (Rondo en ut) – ne manque donc que le (dispensable) Concertone pour deux violons. Le plus grand étonnement vient de ce que la soliste, Chloe Chua (née en 2007), avait fortement déçu dans un précédent album paru chez le même éditeur et consacré à Vivaldi et Locatelli. La qualité technique de sa prestation n’était nullement en cause, bien au contraire, mais force avait été de constater que la musicienne de 15 ans manquait de maturité. Or rien de tel ici, alors même que les deux premiers concertos ont été enregistrés au même moment (et les autres l’année suivante) : précisément, ce sont même ces deux premiers concertos qui retiennent immédiatement l’oreille, ce qui constitue déjà une source de surprise et même d’admiration, car ce n’est pas une mince affaire que de parvenir à retenir l’oreille dans ces œuvres qui ne sont pas les plus inspirées du compositeur. Sa note d’intention, entre candeur nunuche et naïveté gentillette, n’incitait pourtant à l’optimisme : « La musique de Mozart a toujours été proche de mon cœur. [...] Je suis particulièrement charmée par les caractéristiques élégantes, juvéniles et énergiques de sa musique. Ecouter et jouer les œuvres de Mozart me donne un sentiment de vitalité – comme si je venais de respirer une bouffée d’air frais. [...] Ce fut un immense défi pour moi d’enregistrer l’intégrale des concertos pour violon de Mozart, car ces œuvres ont déjà été interprétées par de nombreux violonistes de renom. Je me suis demandé ce que je pouvais apporter de plus. Ces pièces ont été composées pour la plupart durant son adolescence. [...]. J’ai décidé de simplement suivre mon cœur, en tant qu’adolescente comme lui, et de trouver mes propres interprétations. »
Mais l’important est le résultat, et c’est là qu’on passe de l’inattendu à l’attendu, en ce sens que l’interprétation, au‑delà d’une technique qui demeure irréprochable, n’a rien de révolutionnaire ni même de simplement innovant. On pouvait s’en douter au vu de la personnalité du partenaire de la violoniste singapourienne dans cette aventure, un mozartien, et pas des moindres, Hans Graf (né en 1949), directeur musical de l’Orchestre du Mozarteum de 1984 à 1994. Mais le chef autrichien est un mozartien alte Schule, celle d’un Krips ou même d’un Marriner, apollinien plus que dionysiaque, toujours soucieux d’équilibre et de souplesse. C’est une des difficultés de cette musique que de se tenir sur un fil, entre le trop et le trop peu, et cela, Graf sait parfaitement le faire. A la tête de l’Orchestre symphonique de Singapour aux destinées duquel il préside depuis 2020, on sent constamment sa présence sans qu’il en devienne envahissant. Sur un accompagnement – à supposer que le terme soit encore pertinent – aussi confortable, Chloe Chua n’a plus qu’à déployer sereinement une lecture qui pourrait paraître neutre dans son refus des effets et de la facilité, mais qui n’est pas désinvestie et donne au texte de subtiles inflexions. On a peut‑être peine à l’imaginer dans le Concerto de Sibelius, mais c’est une autre histoire : ici, la puissance et même la sonorité ne sont pas le sujet : plutôt que de faire joli, elle conserve un naturel de bon aloi, qui ne prend certes sans doute pas beaucoup de risques mais qui a déjà le grand mérite d’éviter les nombreuses chausse‑trapes qui guettent l’interprète. Avec l’altiste (et violoniste) chinois Ziyu He (né en 1999), l’entente est idéale bien que la lenteur des deux premiers mouvements conduise parfois la Symphonie concertante au bord du précipice, tout particulièrement un Andante aux alentours de 35 à la noire (album de trois disques Pentatone PTC 5187 420). LPL




Deux générations de musique russe





Il y a plus d’un quart de siècle, on avait dû à l’insatiable curiosité de Neeme Järvi de pouvoir découvrir chez Deutsche Grammophon les deux premières des cinq Symphonies de Maximilien Steinberg (1883‑1946), élève et gendre de Rimski‑Korsakov. Composées avant la révolution d’octobre, elles faisaient entendre moins un presque exact contemporain de Stravinski qu’un remarquable épigone de Glazounov, dont il fut également l’élève. Les sous‑titres des deux dernières, respectivement Turksib et Rhapsodie symphonique sur des thèmes ouzbeks, laissant hélas craindre ce que la machine à décerveler soviétique avait pu provoquer comme dégâts esthétiques, il restait encore à découvrir la Troisième (1928), qui, étonnamment, n’aurait pas été jouée depuis les années 1930 et dont c’est ici le premier enregistrement. Extérieurement, elle ressemble aux deux premières, avec sa coupe traditionnelle en quatre mouvements de près de 35 minutes, mais s’en détache par son caractère sombre et rugueux, voire épique (Allegro molto initial) et religieux (Lento non troppo), non sans évoquer certaines des symphonies de Miaskovski – dédicataire de l’œuvre – à la même époque. Le Scherzo, en revanche, léger et lumineux, presque néoclassique, sonne comme un retour au temps de Glazounov. A la tête d’un Orchestre symphonique des jeunes l’Oural (Iekaterinbourg, ex‑Sverdlovsk) pas toujours exemplaire, Dmitry Filatov rend justice à cette musique inspirée, à laquelle il doit cependant être possible d’insuffler davantage d’élan : voici donc ce qu’il convenu d’appeler une « version d’attente », en espérant que cette première tentative incitera d’autres musiciens à se saisir de ce témoignage indéniablement à connaître de l’art symphonique soviétique. Trois ans plus tôt, avec sa Première Symphonie, Chostakovitch avait ouvert un nouveau chapitre de l’histoire de la musique russe, dans un tout autre univers que celui de Steinberg, dont il avait suivi la classe de composition au conservatoire de Saint‑Pétersbourg. On en retrouve le modernisme et l’ironie dans les six numéros de la Suite du ballet Le Boulon (1931), encore bien dans l’esprit mécanique – l’action prend place dans une usine –, provocateur, déluré, éclectique, truculent, turbulent et grinçant des années 1920 (Fuga Libera FUG 831). SC





Face-à-face




Beethoven : Concerto pour violon


          
Datée de 1806, période d’intense activité créatrice (Quatrième Symphonie, Quatrième Concerto pour piano, ouverture Léonore III, Quatuors « Razoumovski »), l’œuvre, si elle a tardé à s’imposer au répertoire – il a fallu attendre près d’un demi‑siècle plus tard, grâce à Joseph Joachim –, y occupe depuis lors une place de choix. L’abondance des versions de référence en témoigne, ce qui ne dissuade pas les violonistes de venir s’y frotter, à l’instar de deux enregistrements réalisés en juillet 2024 et confrontant des musiciennes nées dans les années 1980.
Seize ans après son enregistrement avec Andris Nelsons et l’Orchestre symphonique de la WDR de Cologne (Orfeo), Arabella Steinbacher (née en 1981) remet l’ouvrage sur le métier. Etait‑ce bien nécessaire ? Le propos avance certes plus rapidement – il est vrai qu’il était difficile de faire encore plus lent que les près de 48 minutes de 2008 –, mais la sonorité et la justesse sont un tantinet questionnables. Surtout, l’œuvre est à peine interprétée, hormis quelques petites inflexions dont l’utilité interroge également. L’Orchestre philharmonique du Luxembourg et Gustavo Gimeno (né en 1976), directeur musical depuis 2015, ne sont pourtant pas passifs. La violoniste allemande, qui avait complété son premier enregistrement par le Concerto « A la mémoire d’un ange », demeure dans un esprit proche avec le concerto qu’elle a commandé au compositeur d’origine luxembourgeoise Georges Lentz (né en 1965), qui invoque d’ailleurs la parenté de Berg. Créée en 2023 et sous‑titrée “...to beam in distant heavens...” (« rayonner dans des cieux lointains »), mots tirés de Jérusalem de William Blake, la pièce, d’un seul tenant et durant un peu plus de 35 minutes, ajoute un nouvel élément à une « œuvre conceptuelle » in progress intitulée Mysterium (“Caeli enarrant...” VII). Arabella Steinbacher, qui a troqué le Guarneri del Gesù « Sainton » de 1744 pour le Stradivarius « Benno Walter » de 1718, également prêté par une fondation suisse, s’investit avec intensité dans ces pages au programme désormais presque incontournable – « une tristesse accablante face à la destruction apparemment inexorable de la précieuse planète qui nous soutient – à cause de la guerre (encore !), de la cupidité et de notre paresse inconsciente » – et enserrant entre deux brutaux big bangs une alternance expressionniste de passages violents et âpres et d’élégies quasi mystiques (Pentatone PTC 5187 240).
Nicola Benedetti (née en 1987) semble avoir décidé de se mettre dans les pas de Patricia Kopatchinskaja, à en juger par un jeu où la maigreur, l’aigreur et la laideur le disputent à la fragilité et aux approximations. Cet album d’une durée record (42 minutes) tient du gadget, à l’image des cadences, co‑écrites avec le pianiste britannique d’origine russe Petr Limonov, qui dans le premier mouvement, se fonde sur la cadence (avec timbales obligées) de l’adaptation pour piano de son concerto que Beethoven réalisa en 1807. Gadget, également, que l’Orchestre Aurora, sous la direction de son fondateur (en 2005) et principal conductor, Nicholas Collon (né en 1983), qui joue debout et par cœur : peu nous chaut en effet s’agissant d’un disque, d’autant que l’accompagnement, certes engagé, chausse de gros sabots (Decca 2894871016). LPL




Tchaïkovski : Troisième Suite pour orchestre


          
Entre ses Quatrième et Cinquième Symphonies, le compositeur écrivit quatre Suites, une forme dans laquelle il se sentait sans doute plus libre, tout en rendant un lointain hommage à cette époque classique qui lui était si chère. Comme bon nombre de ses œuvres orchestrales autres que ses symphoniques, hormis Roméo et Juliette, ces Suites demeurent assez rares au concert comme au disque, de telle sorte que la parution quasi concomitante de deux enregistrements de la Troisième (1884) mérite d’être saluée. Rappelant en cela une symphonie, elle comprend quatre mouvements : « Elégie », « Valse mélancolique » (où se profile celle de la Symphonie « Pathétique », même si son Trio évoque celui du Pizzicato ostinato de la Quatrième), « Scherzo » et immense « Tema con variazioni » (près de 20 minutes) plein de surprises (Dies Iræ, solos de cor anglais et de violon et péroraison sur une rutilante polonaise à la Eugène Onéguine).
A la tête de l’Orchestre philharmonique de l’Oural dont il est le directeur artistique depuis trente ans, Dimitri Liss (né en 1960) souffre d’une prise de son un peu terne mais y met les tripes : l’expression, le sentiment et la puissance sont au rendez‑vous. Complément logique après les variations qui concluent la Suite, les Variations sur un thème rococo trouvent en Boris Andrianov (né en 1976), troisième prix au concours Tchaïkovski (1998) et sixième prix du concours Rostropovitch (1997), un interprète à la technique impeccable, au lyrisme contrôlé et d’une (re)tenue irréprochable, manquant toutefois un peu de fantaisie et de personnalité (Fuga Libera FUG 834).
On apprécie davantage de finesse, à la faveur également d’une meilleure prise de son, ainsi qu’un violon solo plus assuré dans la version que propose Stanislav Kochanovsky (né en 1981), pour son premier disque avec la NDR Radiophilharmonie (Hanovre), à ne pas confondre avec le NDR Elbphilharmonie Orchester (Hambourg), à la tête de laquelle il a succédé cette saison à Andrew Manze dans les fonctions de Chefdirigent. Les compléments sont réussis, qu’il s’agisse du rare Prélude (1896) de Nicolas Tcherepnine (1873‑1945) pour une représentation de la pièce La Princesse lointaine de Rostand ou d’un irrésistible et savoureux – la clarinette ! – Capriccio espagnol de Rimski‑Korsakov (Harmonia mundi HMM 905392). SC




Scriabine : Troisième Sonate


          
Achevée en 1898, l’œuvre ouvre une nouvelle période créatrice chez le compositeur de 26 ans, plus vraiment chopinienne mais encore lisztienne, avec un chromatisme de plus en plus marqué. Sa structure d’apparence classique en quatre mouvements ne doit pas tromper : non seulement les deux derniers sont enchaînés mais chacun correspond à un « état d’âme », dont la succession, scellée par le retour d’un motif fatidique d’esprit beethovénien lancé par une véhémente anacrouse, établit un continuum d’un peu moins de 20 minutes. Deux jeunes pianistes français choisissent de commencer leur disque monographique par cette sonate.
Dans un programme un peu court (53 minutes) et dépourvu de notice, John Gade (né en 1997) veut nous parler d’un « monde imaginaire, où les couleurs dansent et se mêlent dans un océan de rêves et de cauchemars » et d’une « symphonie envoûtante où chaque instant est une invitation à l’émerveillement et à la contemplation des étoiles et de l’univers ». D’où le titre de l’album, « Opium », qui, dans la Troisième Sonate, engage l’auditeur moins dans un déferlement de sonorités entêtantes, sur un Yamaha un peu chiche en couleur, que dans une progression conduisant à un haletant Presto con fuoco final. L’album propose trois autres sonates, la proche Quatrième (1903), puis les plus tardives Cinquième (1907) et Huitième (1913), qui convainquent davantage : pas forcément opiacées, les atmosphères témoignent cependant toujours d’un engagement constant, d’un inlassable sens dramatique et d’une technique à toute épreuve (Scala Music SMU016).
Saluant « l’insaisissable mobilité de cette musique », Clément Lefebvre (né en 1989) adopte une perspective inversée, puisque la Troisième Sonate est l’une des pages les plus tardives de son récital, qui ne va pas au‑delà de la Fantaisie en si mineur de 1900 et de la Valse en la bémol de 1903. Son interprétation s’inscrit dans la lignée des pièces d’inspiration encore traditionnelle qu’il a choisies, en particulier les quatre recueils de deux Impromptus chacun composés entre 1892 et 1895 (opus 7, 10, 12 et 14). Ici, ce n’est donc pas l’opium qui donne son titre à l’album, mais « Con eleganza », indication figurant dans le Second des Poèmes de l’Opus 32 (premiers d’une longue série de cette forme si caractéristique du compositeur) : élégance, assurément, raffinement et subtilité, mais aussi moelleux de la sonorité et clarté des lignes, tout cela fait du très beau piano (qui plus est sur un Steinway supérieurement enregistré), assez éloigné de l’image habituellement attachée à Scriabine et rendant admirablement justice à des pages peu connues (La dolce volta LDV141). SC




Ravel : Concerto en sol


          
Pour ce qui apparaîtra rétrospectivement comme ses deux dernières grands œuvres, le compositeur, amateur de défis, entreprend d’écrire en même temps deux concertos pour piano que tout semble opposer : face au au yin du Concerto pour la main gauche marqué par le souvenir de la Grande Guerre, ne serait‑ce qu’au travers de son commanditaire, Paul Wittgenstein, qui y avait perdu le bras droit, le Concerto en sol (1931), achevé en second, semble apporter un yang lumineux, «  dans l’esprit [des concertos] de Mozart et de Saint‑Saëns », tant dans ses deux mouvements extrêmes, rythmés, populaires et même jazzy, que dans son Adagio central, immortelle cantilène en mi majeur dont le retour offre l’un des plus magiques solos de cor anglais du répertoire. La discographie est déjà éclatante, dès Marguerite Long en 1932 sous la direction de Ravel, mais sans doute à la faveur de son sesquicentenaire, deux nouvelles versions viennent tenter leur chance.
On n’est pas surpris de trouver Jean-François Heisser (né en 1950), président de l’Académie internationale Maurice Ravel, président du Festival Ravel (2017‑2024) et élève de Perlemuter, qui avait lui‑même travaillé avec le compositeur, dans un album monographique qui s’ouvre avec le concerto. Directeur musical depuis un quart de siècle de l’Orchestre de chambre Nouvelle-Aquitaine, le pianiste français manque peut‑être avant tout à ses côtés d’un chef qui, au lieu d’être accaparé par une partie de piano exigeante, pourrait donner plus de confiance aux musiciens et leur permettre de faire preuve de davantage d’allant et de naturel. Avers de la médaille, la partie soliste, soignée comme il se doit, est remarquablement intégrée à l’orchestre et la poésie ravélienne affleure, même si l’expression est loin de s’épancher indûment. Ce disque court est complété par des pages initialement destinées au piano (les cinq pièces de Ma mère l’Oye, Le Tombeau de Couperin, Pavane pour une infante défunte), données sans grand abandon mais avec beaucoup de probité, même si l’on a entendu sonorités orchestrales plus subtiles (Mirare MIR582).
Disparaissant étrangement, en photo de couverture, comme sous une burqa, entre ombres et chevelure, Yeol Eum Son (née en 1986) a enregistré les deux concertos. On trouvera souvent davantage de personnalité et d’engagement chez les musiciens de l’Orchestre de la Résidence (La Haye) avec Anja Bihlmaier, qui fut leur chef‑dirigent de 2021 à 2025, que chez la pianiste coréenne, certes impeccable mais assez lisse et un tantinet maniérée. De façon originale, ce disque court est complété, sur un Pleyel et non plus un Steinway, par quatre arrangements de Bach pour la main gauche réalisés par Wittgenstein (Prélude en ut du Premier Livre du Clavier bien tempéré, Prélude BWV 999, Gigue de la Première Partita, Sicilienne de la Sonate pour flûte et clavier BWV 1031), qui n’ajoutent rien à sa gloire ni à celle de Bach (Naïve V8447). LPL




ConcertoNet a également reçu




Ophélie Gaillard : « Cello Tango »
Tango et « classique » ont toujours aimé faire un bout de chemin ensemble : on n’est donc pas surpris de trouver la violoncelliste (née en 1974) dans un programme qui fait la part belle à Piazzolla, trait d’union entre deux mondes, qui vont ici du registre populaire (La cumparsita) aux pièces les plus exigeantes (et redoutables) de Ginastera (Pampeana n° 2 avec piano et Punena n° 2 en solo, l’une des pièces écrites par douze compositeurs pour Rostropovitch à l’occasion des 70 ans de Paul Sacher). Tout cela sans dérapages stylistiques, fort bien enregistré, avec de belles qualités instrumentales et en excellente compagnie : les bandonéonistes William Sabatier et Juanjo Mosalini ainsi que le compositeur et guitariste Tomás Bordalejo, auteurs des arrangements, la pianiste Emilie Aridon-Kociolek, le contrebassiste Romain Lecuyer et trois des membres du Quatuor Debussy, mais aussi, au chant, les Argentins Inés Cuello, pour un extrait de María de Buenos Aires, et Nahuel Di Pierro, pour deux canciones de Ginastera et, de façon plus inattendue, Agnès Jaoui, pour Oblivion (album de deux disques Aparté AP368). SC


Franz Welser-Möst
Lisse, manquant d’énergie et de caractère, le chef autrichien, à la tête de son superbe Orchestre de Cleveland, passe à côté de la Deuxième Symphonie « Petite-Russienne » de Tchaïkovski. La première pièce de cet album numérique bien court, enregistré en public en 2023, retient en revanche l’attention. Disparu après de trop nombreuses années vécues dans l’indigence et les addictions, Julius Eastman (1940‑1990) proclamait dès 1976 : « Ce que j’essaie d’accomplir, c’est d’être ce que je suis au plus haut degré. Noir au plus haut degré, musicien au plus haut degré, homosexuel au plus haut degré. » Sa Seconde Symphonie « L’Ami fidèle : L’Amour de l’ami amoureux pour l’être aimé » (1983) fut découverte après sa mort dans un coffre ayant appartenu à un ancien amant et éditée par Luciano Chessa, qui en dirigea la création en 2018. Dans les teintes sombres d’un effectif chargé en graves (trois flûtes, deux hautbois, deux cors anglais, trois clarinettes basses, trois clarinettes contrebasses, trois bassons, trois contrebassons, deux trombones, un trombone basse, trois tubas, timbales et cordes), les harmonies font parfois penser à Ives quand le discours ne stagne pas dans dépressions à la Feldman, n’étaient de poignantes mélodies des cordes. 13 minutes marquantes (The Cleveland Orchestra TCO0014). SC


Hyunji Kim : Beethoven
Le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP), sous son propre « label », s’attache à mettre en valeur ses anciens élèves. Ainsi de la pianiste coréenne (née en 1995), qui tire également profit de la richesse de ses collections instrumentales pour se lancer à la recherche de ces « Sonorités perdues » qu’évoque le titre de son album. Sur un Walter et un Graf (sans autres précisions), elle donne deux sonates : la Cinquième, où l’urgence des mouvements extrêmes est mieux rendue que la profondeur de l’Adagio molto central, et la Trentième, un peu raide et studieuse. C’est sur un Steinway moderne que se présentent les Variations « Eroica » mais la plus grande palette sonore qu’il autorise n’est guère exploitée, l’ensemble restant marqué par la prudence et le manque d’humour, voire de fantaisie (Initiale INL 28). SC


Gilles Colliard : Dvorák
Comment donner la Symphonie « Du nouveau monde » avec un orchestre à cordes, en l’occurrence l’Orchestre de chambre de Toulouse ? Sous le titre « Nouveau Monde 2.0 », la solution n’est pas un arrangement une « fascinante relecture électroacoustique » qui se dissimule derrière l’inévitable sésame en forme de prétexte, « démocratiser la musique », et se place sous le parrainage de Bach, Ravel et... Gainsbourg pour justifier un grand n’importe quoi. Il n’est certes pas interdit d’essayer, mais il n’est pas interdit non plus de dire quand ça ne marche pas du tout : en effet, rien à voir ici avec le délire créatif et foutraque d’Arthur Lavandier et Maxime Pascal dans leur adaptation de la Symphonie fantastique de Berlioz (voir ici) car ce « voyage dans le son », avec un synthétiseur, auquel échoient les parties de vents et qu’il se contente souvent de s’efforcer piteusement d’imiter, et un quatuor à cordes électrique, tient plutôt de la symphonie du monde ancien, celui des débuts de l’électronique, abusant, dans un kitsch très années 1970, des crachotements, glouglous, sifflements et ululements façon ondes Martenot. 50 minutes (introductions purement électro et reprises incluses) à rire ou à pleurer, c’est selon, bien courtes pour un album mais déjà bien suffisantes comme ça. Dommage, car les cordes (acoustiques) jouent plus que convenablement et sont fort bien conduites par celui qui est directeur musical de l’ensemble toulousain depuis 2004 (Klarthe KLA173). LPL


L’Ensemble Katok
Fondée en 2019, cette formation à géométrie variable (du duo aux dixtuor), qui tient son nom du titre d’un moyen métrage de Tarkovski, a créé un festival en Ardèche et assure la programmation musicale du Théâtre de la Concorde. C’est en l’église Saint‑Pierre d’Asperjoc que b·records, toujours en quête de nouveaux lieux et artistes, a planté ses micros, pour un concert au programme chronologiquement cohérent mais pour le moins copieux et ambitieux : le Quinzième Quatuor (1826) de Beethoven et le Quintette à cordes (1828) de Schubert. Autour du violoniste Paul Serri (né en en1989), créateur de l’ensemble, sont réunis de jeunes musiciens qui se sont déjà fait un nom : le violoniste Shuichi Okada (né en 1995), l’altiste Anna Sypniewski (née en 1999) ainsi que les violoncellistes Justine Metral (née en 1995) et, dans Schubert, Volodia van Keulen (né en 1993). Le quatuor de Beethoven privilégie la finesse et l’élégance sur la puissance, avec un jeu peu porté sur le vibrato et une indéniable qualité instrumentale, mais prend le risque de tempi lents dans le Molto adagio comme dans l’Alla marcia, avec un Allegro final modérément appassionato. Le quintette de Schubert peine à tenir la (longue) distance et manque de vie, ce qui surprend s’agissant d’une captation en public : le double album est certes intitulé « Le Temps suspendu », mais point trop n’en faut. Cela dit, comme le remarque Paul Serri dans la notice en forme d’entretien, comme « ce sont des œuvres qui nous accompagnent tout au long de notre vie », « j’aimerais qu’il y ait un second enregistrement de ce même programme dans une trentaine d’années, pour mesurer l’évolution de l’interprétation ». Rendez‑vous en 2055 (album de deux disques LBM076) ! SC


Anaëlle Tourret
Titulaire du pupitre de la Philharmonie de l’Elbe de la NDR depuis 2007, la harpiste française (née en 1992), pour son deuxième album, rassemble sous le titre « Perspectives concertantes » en un programme un peu court trois pages du parcimonieux répertoire concertant du XXe siècle pour son instrument. Deux sont bien connues : le Concerto (1938) de Glière, aussi ample qu’anachronique et chatoyant, avec la Philharmonie de la NDR dirigée par Vasily Petrenko (né en 1976), et les Deux Danses (1904) de Debussy, œuvre pionnière de la harpe chromatique éclairée dans la notice par un propos fort instructif de Nicolas Tulliez, avec l’Orchestre de chambre de Stuttgart dirigé par Bar Avni (née en 1989). Le tardif Concertino (1952) de Dohnányi, datant de son exil américain, constitue en revanche une rareté, qui vaut largement le détour : la tonalité n’est pas davantage malmenée et le langage reste traditionnel mais la harpe se fond dans un délicat orchestre de chambre (de nouveau celui de Stuttgart) avec une grande subtilité. Une ambiance merveilleuse et hors du temps, qui a quelque chose des œuvres ultimes de Strauss comme son Duo‑Concertino pour clarinette et basson (Es‑Dur ES 2095). SC


La rédaction de ConcertoNet

 

 

Copyright ©ConcertoNet.com