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Stanley Drucker (1929-2022)
01/11/2023


S. Drucker en 2009 (© New York Philharmonic)


Le clarinettiste de tous les records


Si l’on devait, de façon très subjective, désigner les plus grands clarinettistes de la seconde moitié du XXe siècle, la séparation géographique constituée par l’océan Atlantique nous serait d’une aide précieuse : à l’est, sans doute, le nom de Karl Leister domine ; à l’ouest, en revanche, c’est avec la même évidence celui de Stanley Drucker qui s’impose. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la thèse de doctorat soutenue par Peter M. Geldrich à l’Université de Caroline du Sud en 2020 s’intitule A Legacy Preserved: A Comparison of the Careers and Recordings of Stanley Drucker and Karl Leister (à noter que ce travail de premier ordre, dont nous avons tiré une bonne partie des éléments biographiques pour le présent article, est librement accessible ici, en anglais seulement, puisque l’ouvrage n’a pas été traduit en français à notre connaissance).


Décédé le 19 décembre 2022, Drucker aura dominé le monde américain de la clarinette pendant des décennies, notamment pendant les soixante ans qu’il passa au prestigieux Philharmonique de New York.


Stanley Drucker est né à Brooklyn le 4 février 1929. Son père lui offre une clarinette pour ses 10 ans et le jeune garçon montre immédiatement des dons particuliers ; il reçoit les enseignements d’Arthur Small, son premier professeur, puis de ses 11 à 15 ans celui de Leon Russianoff, pédagogue réputé au Curtis Institute, dont plusieurs élèves prirent ensuite des postes de clarinettiste solo au sein des plus grands orchestres américains (citons Michele Zukovsky à Los Angeles, Franklin Cohen à Cleveland, Larry Combs à Chicago ou le concertiste bien connu Charles Neidich). Au Curtis Institute, Drucker suivit ensuite les enseignements de Bernard Portnoy (clarinette solo à l’Orchestre de Philadelphie puis à celui de Cleveland) mais également de Marcel Tabuteau, professeur de hautbois (légendaire hautboïste solo de l’Orchestre de Philadelphie de 1915 à 1954 !) mais également directeur du département de musique de chambre, où il existait un petit orchestre qui jouait sous sa direction, et au sein duquel Stanley Drucker a confessé avoir beaucoup appris.


C’est en 1945 que, tout en poursuivant sa scolarité au Curtis Institute (en fait, ses divers engagements ne lui permettront jamais de revenir et d’achever formellement parlant sa scolarité...), Stanley Drucker décroche son premier poste comme clarinettiste solo au sein de l’Orchestre symphonique d’Indianapolis après avoir remporté une audition où il avait notamment dû jouer un extrait de la Symphonie du nouveau monde de Dvorák, du Capriccio espagnol et de Shéhérazade de Rimski‑Korsakov, et des Préludes de Liszt. Il ne reste au sein de l’orchestre qu’un an pour, en 1946, rejoindre les Adolf Busch Chamber Players, ensemble sans chef mais placé sous la direction du premier violon, le légendaire Adolf Busch (ensemble au sein duquel officiait également le gendre de celui‑ci, un pianiste du nom de Rudolf Serkin), où le jeune clarinettiste put ainsi doubler son salaire.


S’il ne reste ensuite qu’un an comme clarinette solo de l’Orchestre philharmonique de Buffalo (dont le directeur musical n’était autre que William Steinberg), c’est en 1948 que l’aventure new‑yorkaise commence. Trois postes de clarinettiste se libèrent au sein de l’orchestre, dont celui de clarinette solo (tenu par Simeon Bellison) et de seconde clarinette solo (il s’agissait alors de Alexander Williams). Au terme d’une audition très technique (on lui demanda de jouer en particulier des extraits des Danses de Galánta de Kodály, des ouvertures du Freischütz et de Tannhäuser ainsi qu’un extrait de Francesca da Rimini de Tchaïkovski). Si Robert McGinnis, alors à Philadelphie, remporta le poste de premier solo, Stanley Drucker fut retenu pour être deuxième solo, Bruno Walter (qui faisait partie du jury lors de l’audition) ayant estimé que ce dernier ferait largement l’affaire (« He’ll make a very valuable member of the organization » aurait‑il dit).


Nous sommes en 1948 et Stanley Drucker ne sait pas encore que le Philharmonique de New York allait devenir « son » orchestre pendant plus de soixante ans. Sa première répétition comme titulaire au sein de l’orchestre fut consacrée à Ainsi parlait Zarathoustra de Strauss, sous la direction de Mitropoulos, qui encourageait par ailleurs ses musiciens à faire de la musique de chambre pour apprendre à s’écouter, double activité que Drucker exerça pendant plusieurs années. En 1960, à la demande de Leonard Bernstein (directeur musical de l’orchestre depuis 1958), il prend le poste de clarinette solo à la suite de McGinnis : la collaboration entre les deux hommes fut des plus fécondes. Il joua comme soliste sous sa direction dès 1961, avec la Première Rhapsodie de Debussy, puis ce fut notamment le Concerto de Nielsen en 1965 dans le cadre de concerts Nielsen-Sibelius dirigés par le grand Lenny. En mars 1967, ils enregistrèrent d’ailleurs ce concerto à l’Avery Fischer Hall en une seule prise : ce n’était que le troisième enregistrement de l’œuvre dans l’histoire ! La dernière collaboration entre les deux artistes fut, comme soliste, l’interprétation par Drucker en octobre 1989 du Concerto pour clarinette d’Aaron Copland (il le joua pas moins de cinquante‑neuf fois durant sa carrière, ce dernier enregistrement live ayant été publié en 1991 chez Deutsche Grammophon) ; enfin, Stanley Drucker participa comme musicien du rang (mais clarinettiste solo) aux fameux concerts donnés à Berlin‑Ouest le 23 décembre 1989 et Berlin‑Est le 25 décembre sous la direction de Bernstein, au cours desquels fut donnée la Neuvième Symphonie de Beethoven pour célébrer la chute du mur de Berlin, par un orchestre composé de musiciens de plusieurs orchestres du monde entier dont huit venaient du Philharmonique de New York.


Les chiffres donnent le tournis : si l’on écoute sur YouTube l’excellent entretien entre Ed Joffe et Stanley Drucker (dans l’émission Joffe Woodwinds) de février 2018, Drucker a joué lors de pas moins de 10 200 concerts environ, soit 70 % des concerts du Philharmonique de New York depuis sa création en 1842 et, notamment, 191 fois comme soliste !


Outre son activité de musicien d’orchestre, Stanley Drucker commença à enseigner à la Juilliard School en 1968, ses élèves s’appelant notamment Franklin Cohen ou Esther Lamneck. Mais le nom de Stanley Drucker reste aussi comme celui du créateur d’œuvres majeures pour la clarinette durant la seconde moitié du XXe siècle. En 1976, le Philharmonique de New York eut le projet de commander plusieurs concertos dont un pour clarinette ; Drucker souhaitait que Bernstein en soit l’auteur mais ce dernier refusa (il avait alors trop de travail, notamment comme compositeur) tout en recommandant un jeune musicien totalement inconnu, John Corigliano (fils d’un ancien premier violon solo du Philharmonique, John Corigliano Sr, et qui avait lui‑même reçu des leçons de clarinette de Stanley Drucker). Comme l’écrit très justement Peter Geldrich, « d’une certaine manière, le Concerto pour clarinette de Corigliano n’a pas été seulement composé pour Drucker, mais plus exactement pour le Philharmonique de New York et son clarinettiste solo » (op. cit., p. 46). Ce concerto en trois mouvements (« Cadenzas », où la virtuosité époustouflante le dispute au jeu des percussions et des dissonances de l’orchestre ; « Elegy », mouvement lent introduit par le son diaphane des cordes, et « Antiphonal Toccata », où la technique du soliste est de nouveau mise à rude épreuve au milieu des sonorités effrayantes des cuivres et des percussions), fut créé le 6 décembre 1977 sous la direction de Bernstein (à qui Boulez, chef de l’orchestre depuis 1970, avait laissé la baguette) et bien sûr par Stanley Drucker. L’œuvre fut jouée lors de cinq concerts consécutifs qui se conclurent tous par une standing ovation, Drucker ayant ensuite enregistré l’œuvre en studio sous la baguette de Zubin Mehta (directeur musical depuis 1978) en 1980. Bis repetita en 1992, où l’orchestre commanda de nouveau plusieurs œuvres pour son cent cinquantième anniversaire : à cette occasion fut créé, le 3 janvier 1992, le Concerto pour clarinette de William Bolcom sous la baguette de Leonard Slatkin.


Stanley Drucker met fin à sa carrière avec la conclusion du mandat de Lorin Maazel à la tête du Philharmonique de New York en interprétant pour la dernière fois le Concerto de Copland, le 4 juin 2009. Salué par les plus grands (« Il est unique dans le monde des clarinettistes » s’exclama Lorin Maazel tandis que Gustavo Dudamel avouait que Stanley Drucker « est une légende. Sa vie se confond avec celle du Philharmonique de New York »). Titulaire de deux Grammy Awards, Stanley Drucker fait son entrée au Guinness Book pour avoir eu la plus longue carrière de clarinettiste au sein d’un orchestre, à savoir soixante‑deux ans, sept mois et un jour. Il reçut à cette occasion le titre de membre honoraire du Philharmonique de New York, le premier et seul musicien à avoir reçu cette distinction à ce jour. Son regard unique sur ce prestigieux orchestre a donné lieu à un ouvrage fondamental (malheureusement non traduit mais que tous les clarinettistes connaissent, fourmillant d’informations précieuses) d’Amy Beth Shapiro, Sixty Years at the New York Philharmonic Through the Eyes of Clarinetist Stanley Drucker : An Oral History of the Philharmonic Community, 1948‑2008 (thèse de doctorat soutenue à la Stony Brook University en mai 2015). Personnalité musicale de l’année 1998 dans la catégorie « instrumentistes », Stanley Drucker n’en continua pas moins à donner quelques master classes et des entretiens, certains étant visibles sur YouTube. Le génial clarinettiste est donc décédé à New York le 19 décembre dernier, sa mémoire ayant été saluée par tous les clarinettistes (et bien au‑delà) sur plusieurs réseaux sociaux.


Le legs discographique de Stanley Drucker


Ce n’est pas le moindre des paradoxes pour un musicien de cette longévité que de n’avoir finalement laissé qu’un aussi petit nombre d’enregistrements comme soliste au sein desquels, autre paradoxe et non des moindres, on ne trouvera pas le Concerto de Mozart ! Alors, certes, sa participation à des dizaines d’enregistrements du Philharmonique de New York nous permet de l’entendre dans tel ou tel trait d’orchestre, qu’il s’agisse du début de la Cinquième Symphonie de Tchaïkovski ou de certains passages du Mandarin merveilleux sous la direction de Pierre Boulez (Sony), que Larry Guy, professeur de clarinette à l’Université de New York, estimait être une version à connaître par tout clarinettiste. Ce n’est que vers la fin de sa carrière que Drucker consentit à enregistrer aussi bien Schumann en 1996 (notamment les Phantasiestücke et les Märchenerzählungen chez Elysium Records) que le Quintette pour clarinette de Mozart avec l’Elysium String Quartet en 1999 chez le même éditeur ou l’intégrale de la musique de chambre pour clarinette de Brahms (coffret « Stanley Drucker plays Brahms » chez le même éditeur). On peut signaler à titre presqu’anecdotique son enregistrement de Contrastes de Bartók pour clarinette, violon et piano (vieil enregistrement de 1953 avec Robert Mann au violon et Leonid Hambro au piano) et le Concerto pour deux clarinettes opus 35 de Krommer (toujours chez Elysium Records). Au‑delà de certains concerts visibles sur YouTube (notamment le Concerto de Copland sous la baguette de Bernstein et le Concertino de Weber sous celle de Mehta), on recommandera deux incontournables. D’une part donc le Concerto de Copland sous la direction de Bernstein édité chez Deutsche Grammophon en 1991 : une très belle petite anthologie avec, outre ce concerto, Connotations for Orchestra et El Salón México. D’autre part, le Concerto de Corigliano sous la direction de Zubin Mehta (couplé avec les Trois pièces pour orchestre opus 47 de Samuel Barber) auquel le nom de Stanley Drucker demeurera attaché à jamais (New World Records).


Sébastien Gauthier

 

 

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