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Philippe Boesmans (1936-2022)
04/13/2022





Même si je n’y réside pas, je parcours souvent les rues de Bruxelles, notamment la rue de l’Enseignement, située dans un quartier de la capitale que les touristes ne fréquentent pas. Là, dans un immeuble ancien, au‑dessus d’une trattoria, vivait Philippe Boesmans, décédé ce 10 avril. Il y a un an, un incendie ravagea son appartement, mais le compositeur et son chien, Boubalou, furent heureusement secourus à temps par les pompiers. Heureusement, aussi, la partition d’On purge bébé, l’opéra sur lequel il travaillait, n’a pas subi le moindre dégât, car le précieux manuscrit des parties achevées à peu près aux deux tiers se trouvait, à ce moment‑là, chez son éditeur. La Monnaie créera au mois de décembre prochain cet ultime ouvrage, d’après le vaudeville éponyme de Georges Feydeau. J’imagine déjà avec impatience une musique vive et drôle, légère et relevée, sarcastique et un peu cruelle, dans l’esprit du très jouissif Yvonne, princesse de Bourgogne, créé à l’Opéra de Paris en 2009, repris à la Monnaie l’année suivante, sur un livret d’après Gombrowicz si riche de paroles percutantes (« On s’emmerde ! »). Le compositeur n’assistera donc pas à la création de son dernier opéra, mais il prend congé de nous sur un éclat de rire, comme Verdi avec Falstaff.


Mon premier contact avec Boesmans remonte à 1999. J’étais alors un étudiant à l’université, dans une discipline totalement éloignée du monde artistique. Passionné de musique, je possédais à l’époque un abonnement à la Monnaie. J’assiste, un dimanche de décembre, à la création de Wintermärchen. Le choc. Ce spectacle m’a totalement fasciné. Je ne suis pas près d’oublier le fabuleux Leontes de Dale Duesing, la sensible Hermione de Susan Chilcott, prématurément disparue, l’impressionnant Polyxenes d’Antony Rolfe Johnson, mort lui aussi, le décor, également, en particulier ce mur de glace, et plus encore la musique qui m’a captivé par ses riches sonorités et sa puissance dramatique – sans oublier le vif et juvénile intermède totalement inattendu joué au troisième acte par le groupe de jazz Aka Moon, parfaitement intégré à la musique de Boesmans. Le langage tellement personnel du compositeur, les thèmes, l’orchestration, le rythme imprégnèrent tellement mon esprit qu’aujourd’hui, encore, cet opéra agit chez moi comme une véritable madeleine de Proust. Le réécouter me ramène instantanément plus de vingt ans en arrière. La télévision public belge avait à l’époque diffusé ce spectacle. Je me rappelle l’avoir enregistré sur une cassette VHS. Plus tard, Deutsche Grammophon a publié l’enregistrement sonore dans sa collection « 20/21 », ce qui m’a permis de réécouter plusieurs fois attentivement cette œuvre au souffle saisissant avec un enchantement à chaque fois renouvelé. Cette adaptation d’une pièce de Shakespeare a vraiment marqué les esprits, pas uniquement le mien. Le prélude du quatrième acte a même servi d’indicatif musical à une émission sur Musiq3. C’est l’opéra que je recommande à celui qui ne connait rien de Boesmans.


En 2005, je cherchais à m’insérer dans le monde du travail, et je n’avais pas encore débuté ma collaboration avec ConcertoNet. Je découvre, toujours à la Monnaie, le nouvel opéra de Boesmans, cette fois composé pour un orchestre plus réduit, Julie, avec, dans le rôle‑titre, la très sexy Malena Ernman – la mère de la militante écologiste Greta Thunberg, à ce propos. Nouveau choc. Cette fois, mon admiration pour Boesmans, ce véritable sorcier des sons qui pense sa musique pour le théâtre, ne cessera plus. Le DVD du spectacle existe, le CD aussi, chez Cyprès, l’éditeur belge qui publiera ensuite tous les autres opéras du compositeur. Cet ouvrage à l’impressionnante efficacité dramatique a depuis été souvent monté dans d’autres mises en scène, encore récemment à l’Opéra national de Lorraine. Je l’ai revu à Mons en 2010, dans une autre mise en scène, de Matthew Jocelyn, mais c’est celle, parfaite, et ultra efficace, de Luc Bondy que je garde en mémoire. J’aime vraiment tous les opéras de Boesmans, mais j’ai toujours eu un faible pour celui‑ci. En une heure et quart, tout son génie musical s’y trouve concentré, quintessencié, même, avec une économie de moyens qui rappelle les opéras de chambre de Britten, un autre compositeur que j’affectionne.


2014, encore un nouvel opéra. Je découvre dans la brochure de la Monnaie le titre mystérieux de celui-ci, Au monde, avec le regretté Patrick Davin à la direction. Après Luc Bondy, le compositeur collabore avec un autre librettiste, très différent, radicalement, car il ne met en scène que ses propres textes : Joël Pommerat. Le livret est, en effet, moins accessible, l’argument étrange, la langue d’une fausse simplicité. La critique de la création m’a donné bien du fil à retordre, je m’en rappelle, mais, aujourd’hui, c’est probablement l’opéra de Boesmans qui me fascine le plus. C’est celui que je tenais à réécouter, après avoir appris sa disparition avec tristesse. Le compositeur y confirme une maîtrise de l’écriture absolument stupéfiante, mais aussi une capacité assez unique d’intégrer des thèmes mémorables qui résonnent longtemps en moi – l’effet « madeleine de Proust » à nouveau. Je conseille de découvrir cet opéra plutôt à ceux qui sont déjà familiarisés avec la musique en même temps simple et complexe du compositeur. Après avoir réécouté récemment Au monde, je me dis que nous n’avons pas encore pris toute la mesure de la grande beauté et de la profonde originalité de l’œuvre de ce véritable électron libre. En juillet 2017, le Festival d’Aix-en-Provence a créé le dernier opéra, toujours sur un livret de Joël Pommerat, Pinocchio. Je l’ai d’abord découvert, pour l’anecdote, en direct, à la radio, dans ma voiture, en revenant du Festival de Saint‑Riquier, avant d’enfin assister à la création belge, le mois de septembre suivant, à la Monnaie, dans de bien meilleures conditions. Le disque sorti ensuite contient en complément un documentaire vraiment foutraque, mais des plus précieux pour se familiariser avec l’univers du compositeur.



(© Simon Van Rompay)


En 1983, je n’étais qu’un bambin. La Passion de Gilles, le premier opéra de Boesmans, reste donc pour moi une vraie inconnue. Il est difficile d’en trouver une trace, et l’enregistrement n’a jamais été réédité à ma connaissance. De toute façon, il est de notoriété que ce premier essai ne constitue pas vraiment une pierre angulaire dans le catalogue du compositeur, au contraire du célèbre Reigen (1993), qui a été depuis sa création monté à de multiples reprises, encore il y a quelques années à Paris. Je ne l’ai encore jamais vu, et ce serait bien, à ce propos, que la Monnaie en propose une nouvelle mise en scène. Cyprès a réédité il y a quelques années l’enregistrement de la création, heureuse initiative car le coffret paru à l’époque chez Ricercar était assez difficile à dénicher, même si j’ai pu mettre la main sur un exemplaire en bon état sur le marché de l’occasion. C’est l’opéra le plus long – plus de deux heures – mais toutes les caractéristiques du langage du compositeur s’y retrouvent, en particulier sa force de persuasion, son pouvoir d’évocation – le fameux bruit de moustique. N’oublions pas sa version du Couronnement de Poppée.


N’oublions pas non plus le reste. Boesmans a laissé de beaux Concerto pour piano (1978) et Concerto pour violon (1980), deux œuvres d’envergure, pas encore aussi personnelles, mais qui portent en germe la tournure que prendra ensuite son langage. Le Concerto pour violon a été enregistré à deux reprises par l’Orchestre philharmonique royal de Liège, le seconde fois pour un superbe disque récemment paru qui comporte deux autres œuvres concertantes à connaître également, Capriccio pour deux pianos (2010) et, surtout, Fin de nuit (2018), composé avec Pinocchio. J’imagine qu’il aurait pu concevoir aussi un Double concerto, pour violon et violoncelle, comme Brahms, voire un Triple, comme Beethoven. Le maître, même s’il n’a pas composé de symphonie, ne dédaignait pas les formes classiques, et rendait hommage aux grands anciens avec de subtiles référence disséminées dans ses opéras. Mais cherchez aussi le disque paru quelques années plus tôt, avec Chambres d’à côté (2010), une « œuvre de fatigue ». C’est comme cela que Boesmans appelle une composition plus courte qu’il trouve encore l’énergie d’écrire après un opéra. La couverture de ce disque montre d’ailleurs le compositeur étendu sur le sol de son fameux appartement – le piano a, lui, péri dans les flammes. Et pour approfondir, celui, un peu moins essentiel, avec Surfing (1990).


Pour mieux aimer, il faut bien comprendre. Je ne peux que conseiller vivement la lecture de l’ouvrage collectif sous la direction de Cécile Auzolle, chez le très sérieux Aedam Musicae, et surtout, chez Actes Sud, toujours par Auzolle, de Vers l’étrangeté, ou l’opéra selon Philippe Boesmans. Alors, oui, j’aime passionnément la musique de Boesmans. Elle se reconnait en moins d’une minute, comme celle d’un autre compositeur que j’adore, Janácek qui a lui aussi composé dans la dernière partie de sa vie des opéras aussi intéressants et originaux l’un que l’autre. J’y trouve toujours quelque chose de neuf, un détail à côté duquel je suis passé. Je ne parviens pas à en faire le tour et à m’en défaire, un peu comme l’immense corpus des Symphonies de Haydn, qui savait, lui aussi, manier l’humour en musique. Ecouter sa musique attise en moi un sentiment complexe, assez indéfinissable, teinté de nostalgie, il est vrai, car chaque opéra marque une étape dans ma vie, un inexplicable ressenti que, faute de trouver un terme plus adéquat, je nommerais tout simplement belgitude. J’aurais aussi tant aimé connaître personnellement cet homme délicieux, capable d’autodérision, à l’accent irrésistible, unanimement reconnu pour sa gentillesse, son humour et sa générosité. Un dimanche soir, il dînait en compagnie d’un ami à quelques mètres de moi, dans un établissement du centre de Bruxelles où j’ai mes habitudes. La personne réservée et discrète que je suis n’a pas osé l’aborder. Boesmans ne se doutait pas qu’un admirateur inconditionnel se trouvait à proximité de lui.


Je doute fort que la ville de Bruxelles décide, en souvenir du compositeur, d’apposer une plaque commémorative sur son immeuble, comme cela se pratiquait naguère, lequel ne porte désormais plus la moindre trace de l’incendie. Pour moi, de toute façon, la rue de l’Enseignement restera pour toujours « la » rue de Philippe Boesmans.


Au monde et Pinocchio sur le site de la Monnaie


Sébastien Foucart

 

 

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