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A Vienne avec ConcertoNet: Aleksey Igudesman
01/12/2018


Le trublion de la scène classique révèle des facettes inattendues, sans quitter son sens de la provocation


Aleksey #theta360 - Spherical Image - RICOH THETA

A. Igudesman, D. Finker (© Dimitri Finker)


«Je n’ai pas décidé un beau jour de devenir Léonard de Vinci; j’ai tellement de passions dans la vie que c’est juste venu naturellement!» Je répète, incrédule: «Vinci! Vous êtes le nouveau Vinci?» Mon interlocuteur ne se démonte pas: «Mon talent pour la peinture reste limité.» Le problème en parlant avec Aleksey, c’est qu’il n’y a souvent aucun moyen de déterminer s’il est en train de plaisanter. Le ton absolument sérieux ne laisse aucune indication sur la manière d’interpréter sa répartie, et je décide après un moment qu’il s’agit vraisemblablement d’un bon mot provocateur. Revenant sur l’analogie, il confie avec l’accent de la modestie: «Disons plutôt un homme de la Renaissance. Aujourd’hui on te catalogue immédiatement dans une catégorie précise: soliste/violoniste/baroque. Je trouve cela très restrictif et assez triste.»


Je viens d’arriver dans un immeuble viennois cossu, donnant directement sur les rues les plus touristiques de la capitale; un MacBook est déplié sur la table de la salle à manger; derrière le MacBook se trouve assis Aleksey Igudesman, celui que son site internet définit comme «violoniste.compositeur.chef d’orchestre.acteur.cinéaste.réalisateur.entrepreneur». L’entretien prend d’emblée une tournure imprévue: je m’étais préparé à parler avant tout de violon et d’humour, deux sujets que le musicien semble s’être décidé à consciencieusement éviter ce jour-là. «Le violon?» parlons plutôt composition – «l’humour?» c’est le théâtre et la poésie qui le passionnent.


Il faut dire qu’Aleksey semble s’être érigé la règle d’être là où on ne l’attend pas: né dans une famille classique de musiciens, il transite tout d’abord par l’école Yehudi Menuhin de Londres. La décision de ne pas devenir un musicien traditionnel se dessine au fur et à mesure: «Je voyais à quel point Vadim Repin, Maxim Vengerov ou Julian Rachlin étaient dévoués à leur instrument – moi j’étais aussi intéressé par le monde des arts dans son ensemble: la composition, la poésie, le théâtre... Il était hors de question de les concurrencer.»


Pluik – une nouvelle alarme vient d’arriver sur son Mac. Aleksey y jette un coup d’œil soucieux. «Pour jouer la romance, il faut la vivre» poursuit-il. «Je n’y arriverais pas en faisant des exercices au fond une pièce fermée à clef – au fond c’est presque par miracle si j’ai continué à aimer la musique après toutes ces années passées à répéter!». C’est la composition qu’il voit aujourd’hui comme la part la plus importante de sa vie. «Ma première pièce, écrite à 14 ans, comporte déjà des aspects théâtraux, humoristiques et scéniques.» Il se lève et traverse le salon; le suivant des yeux, je note le Steinway immortalisé dans ses clips vidéo le mettant en scène aux côtés de Yuja Wang, ainsi qu’une batterie et une guitare. Au bout de la table, un iguane synthétique campe aux côtés d’une de ses tenues distinctives: chemise aux motifs excentriques et chaussures pointues vivement colorées. «Je venais de terminer la sonate, et la fille assise à côté de moi a inscrit Bastard sur la première page. J’ai rajouté Sonata et le titre est resté» poursuit-il, se rasseyant la partition à la main, la casquette inévitablement vissée sur le crâne. Cette première sonate est dédiée à son partenaire de scène actuel Hyung-ki Joo; la deuxième sonate revient au violoniste Julian Rachlin, son ami d’enfance. «Il paraît que c’est en m’entendant jouer le Double Concerto de Bach aux côtés de mon père que Julian a décidé de devenir violoniste. "Je veux jouer comme Aleksey!" a-t-il répété jusqu’à ce ses parents rendent les armes. Et quand Julian a remporté le concours Eurovision à 13 ans en interprétant le Concerto de Wienawski, c’est à mon tour que j’ai claironné "Je veux jouer comme Julian!"».


Il rejoint donc son ami à Vienne, dans la classe de Boris Kuschnir. Il déteste au premier abord cette ville d’apparence grise et morte. «Mais ce n’est qu’une impression – tout y est caché, Vienne est en réalité un véritable hub musical. Et la taille de la ville fait que tout est accessible. A New York ou Londres, cela prend des heures, alors qu’ici on se retrouve tous chez moi 5 minutes après le concert. Rien que la semaine dernière j’ai organisé un diner pour Julian [Rachlin], Janine [Jansen] et Vadim [Repin]. Antoine Tamestit est passé le jour suivant et David Garrett a suivi; la semaine prochaine, ce sera Joshua [Bell] et Daniel Harding.» Nous tombons tous deux d’accord pour déclarer Vienne la ville idéale des musiciens.


Au jeu du name dropping, Aleksey est décidément imbattable. De fil en aiguille il a tissé un immense réseau d’amis solistes ou chefs d’orchestre dans le monde musical, acteurs et stars dans celui du show-business. Je le questionne sur le sujet: «Je n’ai jamais approché les musiciens pour leur quémander de travailler avec moi – jamais, littéralement jamais» répète-t-il avec une pointe de fierté. «C’est eux qui viennent me voir: "C’est cool ce que tu fais! Je peux en faire partie?"». Il doit quand même y avoir des irréductibles? «Très peu, tu serais surpris... Tu connais Manfred Honeck?» me demande-t-il, faisant référence au chef autrichien plus connu pour ses prières de groupe d’avant-concert que pour son sens de l’humour. «On a un projet avec lui! Pareil pour Joshua Bell ou Emanuel Ax.» Je hasarde le nom de Jascha Heifetz comme hypothétique contre-exemple. «Au contraire... tu as vu sa vidéo de masterclass?» Aleksey repart sur son flux Facebook d’où il extrait une vidéo du maître en train de caricaturer un mauvais violoniste. Après quelques minutes de rigolade, je m’avoue vaincu et lui promet de regarder le reste de la vidéo. «Tout le monde a un côté enfantin au fond – les plus sérieux sont souvent les plus enthousiastes. Et ceux qui ont des prétentions comiques ne souhaitent pas toujours partager la scène avec moi» conclut-il, reconnaissant sans difficulté sa propension cabotine à attirer l’attention sur lui.


L’humour et la comédie, sont-elles des choses qu’il a travaillées? Aleksey semble peu concerné par le sujet et son attention dérive momentanément vers son wall Facebook «L’humour? Je ne sais pas, je n’y ai jamais trop réfléchi... Peut-être de mon père: il a parié qu’il pouvait traverser la Sibérie en train de nuit, et raconter en continu des blagues sans les répéter. Il a gagné son pari.» Il revient rapidement sur le théâtre et cite Shakespeare, Oscar Wilde et George Bernard Shaw – reconnaît du bout des lèvres l’influence des Monty Pythons.


Le youtuber occasionnel qui visionne certains de ses sketchs glanés au hasard ne se rend pas forcément compte de la construction des spectacles, alternant moments comiques et pièces sérieuses. Entre deux clics de souris, Aleksey explique vouloir se placer en opposition au moule du concert classique actuel: «Les spectateurs s’assoient sans bouger, quand la musique s’arrête tout le monde reste immobile... est-ce une secte? Le rituel du concert est fondamentalement comique. Même dans mes spectacles sérieux, j’essaye d’être naturel sur scène et de m’adresser au public. Au minimum, dire bonjour!» J’ai l’impression que c’est avant tout le manque d’imagination et la paresse intellectuelle qui l’exaspèrent: «Je ne comprends pas ces gens qui programment toute une soirée Brahms – c’est comme si un restaurant décidait "aujourd’hui c’est journée cochon: soupe de cochon, entrées de cochon, dessert de cochon". Cela devrait rester une exception alors que de nos jours c’est devenu le standard!»


Le téléphone sonne – Aleksey revient quelques secondes plus tard le téléphone en main, déclarant à son interlocuteur «Désolé, j’ai un temps in-cro-ya-ble-ment limité» sans se départir d’un ton excessivement poli. Alors qu’il raccroche, des visiteurs surgissent et commencent à déplier leurs ordinateurs. Ce sont les associés du dernier projet en cours «C’est une app pour les musiciens, un très très gros projet qu’on développe depuis quelques années. Des gens formidables, une équipe très solide et dévouée. Et un board avec des grands noms.» Aleksey se lance dans l’énumération de leurs sponsors, s’enthousiasme progressivement et me confie les idées de développement. «Tu n’écris pas ça dans l’article, hein! Juste "allez sur le site de Music Traveler et inscrivez-vous!"» Il me montre la vidéo de Yuja Wang qu’il vient de mettre en ligne pour lancer la campagne de promotion. «Il y a tellement de retours» commente-t-il, fournissant l’explication du flux extraordinaire de notifications en train d’apparaître sur l’écran.


La réunion de travail est sur le point de débuter, je me lève pour prendre congé. «Pour bien faire avancer un projet, demandez à quelqu’un de très occupé de s’en charger» conclut-il pour résumer sa philosophie de l’entreprenariat. Se souvenant soudain de la partition posée sur la table, Aleksey me tend sa Bastard Sonata et déclare généreusement «Tiens, comme tu es violoniste, je te l’offre.»



[Propos recueillis par Dimitri Finker]

 

 

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