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A Vienne avec ConcertoNet: Adám Fischer
09/04/2017


Le bouillonnant chef d’orchestre Adám Fischer revient sur l’évolution de ses interprétations, parle de sa famille, se préoccupe des élections et nous confie ses plans sportifs.


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A. Fischer, D. Finker (© Dimitri Finker)


Le Landtman, un des derniers cafés subsistant sur le Ring, est un lieu historique de rencontre des personnalités politiques et artistiques de la capitale, jouissant de sa proximité avec la mairie et le théâtre de la ville de Vienne. Le cadre semblait donc idéal pour y rencontrer Adám Fischer, le chef hongrois autant connu pour son engagement civique que pour ses intégrales des symphonies de Haydn ou de Mozart. Alors que je parcours du regard la salle, les mouvements d’un étui rose de téléphone attirent mon attention: le maestro fait signe avec animation de m’installer à ses côtés alors qu’il conclut son rendez-vous téléphonique, traitant l’espace du Kaffeehaus de manière authentiquement viennoise, comme une extension de son propre salon. Quelques minutes s’offrent à moi pour étudier mon interlocuteur: son allemand impeccable ne recèle qu’une infime trace d’accent qui pourrait trahir ses origines hongroises; l’impression grisonnante, accentuée par la dureté de l’éclat métallique des montures de lunettes, est rapidement dissipée par l’intensité et la vivacité de sa physionomie – expression d’un esprit en ébullition permanente plutôt que d’impatience ou de nervosité.


L’étui rose revient sur la table. Nous échangeons désormais, en allemand, quelques formules de politesse «Vous êtes français?» cherche-t-il à confirmer, croisant mes explications sur le magazine ConcertoNet avec mon accent audiblement peu autrichien. Alors que j’acquiesce, Adám Fischer déclare, catastrophé: «o je, o je, o je...!» Je reste paralysé par une inquiétude subite: qu’ai-je pu dire pour déclencher cette réaction inattendue, semblant précipiter la fin de l’interview? Le chef vient à la rescousse après quelques secondes interminables: «La Chauve-Souris!: « O verflucht, der redet vielleicht französisch mit mir! O je, o je, wie rührt mich dies!» chantonne-t-il, compressant en l’espace d’une phrase deux scènes de l’opérette de Strauss, l’œil encore brillant d’avoir réussi sa plaisanterie.


Je lui fais part de mon enthousiasme pour sa lecture de la Symphonie «Prague» de Mozart, donnée récemment avec le Philharmonique de Vienne. Le maestro semble sincèrement touché, se laissant aller à une tape amicale sur mon épaule, ponctuée d’un «sehr gut!». «Ce concert au Musikverein était très important pour moi: voyez-vous, j’ai une théorie que j’ai pu mettre en pratique pour la première fois», commence-t-il, captivant toute mon attention: quelle est cette expérimentation inédite préoccupant un chef de plus de quarante ans de carrière? «Il s’agit de ne pas imposer de préconceptions aux musiciens: la sensibilité des Wiener dans Mozart est phénoménale et il faut les laisser trouver leurs propres solutions interprétatives. Bien entendu, ils peuvent faire tout ce qu’on leur demande, mais cela ne fonctionne jamais aussi bien que lorsque qu’ils cherchent par eux-mêmes. Mon travail consiste alors simplement à dénicher ce qui est beau – et à le rendre encore plus merveilleux.». L’approche pousse encore plus loin la flexibilité façonnée dans les fosses d’opéra: utilisant, contrairement à ses habitudes, des partitions vierges d’indications personnelles, le chef explique qu’il a pu laisser aux musiciens jusqu’à la latitude de décider si une émotion spécifique devait être exprimée par un piano ou par un forte. Remarquant que sa lecture de la symphonie est très opératique, il réplique «Bien entendu! Tout doit être comme un opéra», me laissant le soin de deviner si cette maxime s’applique à la musique ou bien, ainsi je commence à m’en douter, à la vie en général.


Il est vrai que l’opéra a véritablement sculpté la carrière d’Adám Fischer: après des débuts dans des maisons d’opéra de province, il connaît une percée à 23 ans en remportant le prix Guido Cantelli à Milan. «On m’avait conseillé de passer des concours afin de me faire connaître; c’était le seul concours où j’étais admis...», confesse-t-il. «J’ai remporté d’emblée le premier prix! Du coup je me suis promis de ne plus jamais passer de concours. C’est comme au casino: si on gagne, on s’arrête de jouer.» En 2017, il est devenu membre d’honneur de l’Opéra de Vienne, scellant une collaboration qui remontait à 1973 en tant que simple corépétiteur. «C’est une chose absolument formidable!» s’exclame-t-il avec la force de la conviction, alors que je cherche à en savoir plus sur ce titre honorifique. «Cela donne droit à plein d’avantages. Mais il faut tout d’abord décéder pour en profiter: par exemple, un drapeau noir, un cercueil avec des clous argentés.» L’éclat de rire du maestro me rappelle in extremis qu’il s’agit encore une fois d’une plaisanterie à la morbidité très viennoise.


Etre chef d’orchestre a toujours été une évidence pour Adám Fischer, et s’il lui arrive encore de se produire au piano, il se définit plutôt comme «un chef qui joue au piano et non un pianiste qui dirige». «Une pièce qui me tient à cœur et que je joue très volontiers», poursuit-il, « est l’aria de de Mozart pour orchestre, piano et soprano (Ch’io mi scordi di te, K505) – j’ai dû la produire à l’occasion avec Cecilia Bartoli. C’est un morceau à la fois très exigeant pour le pianiste, et cependant insuffisamment prestigieux pour que les grands noms du piano s’y intéressent, comme un András Schiff ou un Pollini.» Le choix de ces exemples est étonnant: cette pièce rare a été précisément enregistrée par András Schiff, avec Cecilia Bartoli et György Fischer... ce dernier n’étant autre que le cousin de mon interlocuteur! Sigmund Freud, lui aussi un ancien habitué du Landtman, aurait sûrement trouvé à méditer sur ce lapsus.


Il faut dire que le chapitre familial des Fischer est remarquable: un père, un cousin et deux frères, tous chefs de premiers rangs. Si les familles d’instrumentistes sont légion, celles de chefs d’orchestre sont plus exceptionnelles... et certainement plus problématiques: le dicton anglais «Too many chefs in the kitchen» me passe soudainement par la tête, semblant approprié pour décrire les complications d’une telle famille. Parlant de son frère cadet, Adám Fischer insiste avant tout sur les différences qui les séparent: «Iván? Il a suivi une toute autre voie: moi, une carrière très classique à la Bruno Walter, passant par l’opéra – lui comme violoncelliste, devenu chef beaucoup plus tard, comme un Toscanini.» J’insiste poliment: «Mais vous parlez musique quand même?» Je perçois une hésitation: «Jaaa... on s’appelle à l’occasion pour échanger des avis sur l’état de forme d’un chanteur à engager» concède-t-il en pesant ses mots. «Mais jamais pour l’interprétation».


Il serait commode de chercher à ranger l’un des frères (Adám) dans la catégorie opéra-classique-baroque, et l’autre (Iván) dans la catégorie symphonique-romantique-XXe siècle, mais dans la réalité, la distinction ne tient pas. Leurs carrières et répertoires sont un fascinant chassé-croisé: un professeur de direction commun (Hans Swarowsky), des enregistrements concurrents (Bartók bien entendu, mais aussi les symphonies de Mahler en cours), et des invitations lancées par les mêmes formations (l’Orchestre de l’Age des Lumières, les Wiener Philharmoniker). Adám Fischer se souvient d’une anecdote lors d’une production du Château de Barbe-Bleue: «J’avais joué la première représentation en épousant le point de vue de Judith, et la seconde d’après le point de vue de Barbe-Bleue. Chacun des personnages vit une expérience très différente; non seulement cela enrichissait de manière dramatique leurs différences de perspectives, mais cela démontrait aussi qu’on pouvait jouer une même musique de de manière très différente.» Iván a réagi de manière épidermique et avec une droiture toscaninienne: «C’est faux, le compositeur n’a pas écrit ainsi!» Je ressens à travers notre conversation une différence fondamentale entre les deux frères de vision sur le rôle de la musique: d’un côté la respiration, la musique comme un art de vivre similaire à celui de l’ère baroque, cherchant coûte que coûte à provoquer l’émotion et créer un monde original – de l’autre une pureté de conviction interprétative quasi religieuse, recherchant une absolu de beauté pythagoricien. Impossible d’accuser Iván de conformisme, mais je me dis que le fait de voir l’aîné jouer le rôle d’électron libre doit ajouter de l’huile sur le feu dans la famille Fischer.


Le garçon de café, surnommé pompeusement Herr Ober dans la capitale autrichienne, a depuis longtemps abandonné l’idée de nous servir et nous consacrons quelques instants à le convaincre de nous prêter attention. «Einen kleinen Schwarzen und eine Melange» décrète le chef, décrivant la version viennoise de l’expresso et du capuccino. Nous passons désormais à ses titanesques intégrales (les symphonies de Haydn et de Mozart). «Etudier à fond un compositeur aide à mieux comprendre les autres musiques. C’est un peu comme pour l’apprentissage des langues étrangères qui vous renseignent sur votre propre langue maternelle» explique-t-il. Comment gère-t-on la cohérence de projets qui s’étendent sur plus de dix ans? «Mon interprétation des symphonies de Haydn a naturellement évolué durant la période d’enregistrement: il y a plein d’accentuations, de voix intermédiaires et de glissandi, comme des hoquets railleurs, que je n’avais pas remarqués initialement. Du coup, la musique peut paraître un peu ennuyeuse – c’est le pire qui puisse arriver» regrette-t-il. Comme je remarque que cela constitue un bon résumé de sa manière de jouer, il acquiesce avec entrain et décrète dans un grand éclat de rire: «C’est mon premier commandement musical: tu n’ennuieras point!»


Les tasses de café arrivent enfin sur la table, et nous profitons de cette interruption pour aborder des sujets plus politiques: Adám Fischer doit diriger quelques jours plus tard, le 8 mai, le «concert de la Victoire» avec l’Orchestre symphonique de Vienne. Notant que les historiens parlent généralement d’occupation plutôt que de libération, pour décrire le statut de l’Autriche après la chute du nazisme, je m’étonne de la notion de «Victoire». Le chef réplique avec l’aplomb d’un homme politique habitué à éteindre les polémiques: «La fin du nazisme était une victoire pour tout le monde! Cela a pris du temps pour bien le comprendre, mais c’est le fond du message porté par ce concert [symboliquement joué à la Heldenplatz, lieu de la proclamation de l’Anschluss].» Il me confie qu’ils joueront l’hymne européen, mais n’incluront la partie vocale qu’en cas de victoire de Macron [le second tour de l’élection présidentielle française prenant place le jour précédent]. Il me questionne sur la politique en France et, en observateur politique avisé, s’inquiète déjà du résultat des législatives et de l’importance des partis extrémistes à l’Assemblée.


Entre ses multiples engagements et projets d’enregistrements, le maestro a-t-il encore l’occasion d’aller au concert? Il s’approche soudain de moi: «Il y a désormais quelque chose de nouveau – rien à voir avec la musique», murmure-t-il d’un air mystérieux, «c’est que je dois m’entraîner!» J’anticipe une nouvelle révélation facétieuse. «Mon petit-fils m’ordonne de m’entraîner pour jouer au foot avec lui – cela me laisse assez peu de temps pour les concerts!»


Dimitri Finker

 

 

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