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A Vienne avec ConcertoNet: Philippe Herreweghe
03/15/2016

Le chef belge estampillé «Bach» nous parle de Beethoven, des vedettes pop et des nouvelles technologies.


P. Herreweghe (© Michiel Hendryckx)


L’attaché de presse est au téléphone: «Zut, Philippe n’a pas dû recevoir le message, il a peut-être oublié». Il est ennuyé et m’invite à patienter dans la loge. Sur les murs, des photos encadrées de musiciens illustres; sur la table basse, des gaufrettes Manner ornées du logo de la cathédrale Saint-Etienne, probablement placées pour rappeler aux musiciens jet-setters l’endroit où ils viennent d’atterrir. C’est à ce moment qu’Herreweghe surgit, sa valise dans une main et le téléphone dans l’autre. Il me serre la main et marmonne quelques mots probables d’explication, dans une langue qui pourrait aussi bien être l’allemand que le flamand. Se rendant compte que je suis français, il se laisse tomber sur un fauteuil, toujours en manteau, et me demande un peu surpris: «C’est pour quel magazine, de nouveau?».


Philippe Herreweghe, 68 ans, l’un des pionniers du mouvement de musique ancienne, est cependant l’exact opposé de ces vedettes toujours pris entre deux avions. Ce qui l’intéresse avant tout, c’est un travail de précision au long cours consacré exclusivement à la musique. Les institutions qu’il a fondées il y a plusieurs décennies (le Collegium Vocale, la Chapelle Royale, l’Orchestre des Champs-Elysées) rayonnent plus que jamais, comptant toujours dans leurs effectifs les musiciens des débuts: Alessandro Moccia (violon solo), Marcel Ponseele (hautbois), Dominique Verkinderen (soprano)... Une répétition avec Herreweghe, c’est maintenant un peu comme une réunion de famille. Assis face à lui, l’idée que je me faisais du dépositaire quasi officiel de la musique de Bach, tout droit sorti de l’école des jésuites, s’estompe rapidement, et je me risquerais presque à l’appeler Philippe comme tout le monde semble le faire dans son entourage.


«La Quatrième Symphonie de Beethoven? On la joue sur instruments anciens – vous êtes au courant?» Herreweghe commence par vérifier mon niveau de connaissance avant de continuer sur les exigences d’articulation, de transparence et de couleurs qui seraient difficiles à réaliser avec un orchestre moderne. «Beethoven, c’est très difficile pour les musiciens, mais on a fait d’immenses progrès depuis 25 ans – surtout les vents.» Malgré une opinion répandue, il n’y a pas de problème de tempo. Tout a été méticuleusement et objectivement noté par le compositeur et Herreweghe démontre, l’œil malicieux, qu’ils sont exacts: «Certains paraissent peut-être aujourd’hui trop rapides, mais beaucoup d’autres semblent lents!» En moyenne donc exacts. Il poursuit sur sa lancée : «De toute manière, il n’y a pas qu’un seul tempo unique possible; prenez par exemple la Neuvième Symphonie. Beethoven pensait avoir perdu son manuscrit et avait re-noté les tempi – quand l’original a été retrouvé, on s’est rendu compte qu’ils étaient différents de ceux de la première version! Ce qui est important», martèle-t-il, «ce sont les pro-por-tions, pas forcément le tempo absolu.» S’ensuit une tentative de comparaison entre tempo absolu et température d’ébullition de l’eau, tentative qui avorte rapidement lorsque nous remarquons l’impact de l’altitude sur le phénomène.


Ce problème de physique nous ramène aux années d’étudiant du chef belge. Philippe Herreweghe a mené de front des études de psychiatrie alors qu’il enregistrait l’intégrale des Cantates de Bach: «C’était un peu l’équivalent de deux pleins temps! Au fond, ce n’était pas si difficile: un violoniste doit pratiquer une gymnastique quotidienne de 5 ou 6 heures, ce qui est impossible à combiner avec des études supérieures. Mais pour diriger, il suffit de savoir ce qu’on veut, ce n’est pas autant de travail. Je ne suis pas le seul, voyez: Sinopoli a bien fait la même chose.» Si c’était à refaire, il se lancerait à nouveau dans des études universitaires pour garder cette ouverture d’esprit, mais reconnaît-il, le choix de la médecine n’était pas le plus judicieux: «c’était un peu trop long tout de même». Ce thème du décloisonnement des musiciens revient à plusieurs reprises: études universitaires, pratique des instruments anciens en parallèle à celle des instruments modernes. Herreweghe sait ce qu’il veut, mais il n’est pas sectaire: «Beethoven est tellement divers, c’est le seul moyen pour maîtriser toutes ses symphonies et toucher l’esprit de chacune.»


Un coup d’œil inquiet sur l’horloge murale me rappelle que l’heure de la répétion approche, bien qu’Herreweghe tente poliment de m’assurer du contraire alors qu’il ôte son manteau. A-t-on encore le temps pour discuter de ses enregistrements? «Enregistrer permet de se mettre dans des conditions idéales pour aller au bout d’une démarche artistique. C’est aussi une carte de visite indispensable pour survivre en tant qu’artiste aujourd’hui. Je me force notamment à faire des disques qui sortent du domaine pour lequel je suis connu, sans quoi les gens se répètent infiniment: par exemple je suis toujours estampillé "Bach" alors que sur les 200 disques que j’ai enregistrés, il doit y en avoir tout juste une soixantaine consacré à Bach – enfin j’ai fait tant d’autres choses!» Il y a effectivement encore du travail pour modifier la perception du public. «Comme certains de mes disques sont bien reçus – "ah tiens, il sait aussi faire ça!" – on m’invite à donner autre chose en concert. Je ne dirige donc pas seulement mes propres formations, mais aussi le Concertgebouw, le Gewandhausorchester etc.»


«Le problème de l’enregistrement aujourd’hui c’est le streaming» s’enflamme l’interprète, accentuant la prononciation anglo-saxonne du terme. «Autrefois on pouvait vendre 40 à 100000 exemplaires d’un disque, mais aujourd’hui, si on atteint 15000, c’est fantastique. Par contre, il y toujours autant de gens qui les écoutent gratuitement – c’est un immense problème juridique! Les vedettes pop ont déjà commencé à se révolter.» Je tente d’imaginer un instant l’auditeur moyen de musique ancienne en train de streamer les cantates de Bach, et me dis que le problème est certainement complexe. Alors que le chef se lève, s’excusant de devoir aller en répétition dans quelques minutes, il remarque le ePaper sur lequel je prends mes notes. Herreweghe s’enthousiasme, à nouveau réconcilié avec la technologie «Vous avez un appareil incroyable, je n’ai jamais vu ça! Moi j’ai un iPad pro.»


Vienne, 1er mars 2016


[Propos recueillis par Dimitri Finker]

 

 

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