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Entretien avec Philippe Cassard
11/15/2014


Rencontrer Philippe Cassard (né en 1962), c’est la chance de devenir en quelque sorte l’unique auditeur d’une de ces émissions qu’il produit avec une érudition gourmande – à moins qu’il ne s’agisse d’une gourmandise érudite – depuis neuf ans sur les ondes de France Musique, ses fameuses «Notes du traducteur», dont il vient de célébrer le quatre centième numéro. Concomitant de la parution chez La dolce volta d’un album consacré à Schubert (voir par ailleurs ici), l’entretien permet de mesurer la profonde osmose entre le pianiste français et l’univers de ce compositeur si cher à son cœur: un «petit théâtre» à la fois riche et imagé, dont la compréhension intime lui semble réservée à ceux qui le fréquentent assidûment. Il livre notamment ici son analyse fine et sensible des trois dernières sonates pour piano mais aussi de la relation avec Beethoven, «l’ombre écrasante du Commandeur».


Assorti d’exemples joués avec élan et conviction au piano, sur lequel quelques partitions et photographies, dont celle de Nikita Magaloff, ont élu domicile, ce moment privilégié, entre un kouglof d’anthologie et un coup d’œil aussi fascinant qu’instructif sur une abondante collection de manuscrits et facsimilés, se poursuit sur l’évocation de sa complicité avec Cédric Pescia (né en 1976), partenaire de l’album Schubert, et se conclut sur une vision aussi acérée que lucide de l’industrie phonographique.



P. Cassard (© Bernard Martinez)


Vous avez déjà consacré de précédents enregistrements à Schubert.
J’y suis venu il y a vingt-cinq ans déjà, car mon «vrai» premier disque intégralement produit par une maison française, après celui du concours de Dublin [remporté en 1988 par Philippe Cassard (NDLR)], fut consacré aux Moments musicaux et la Sonate D. 958 de Schubert. Enregistré en 1989, il fut publié chez Adda, que dirigeait André Poulain, mais au début des années 1990, quand l’éditeur a fait faillite, il a été vendu à Musidisc, qui n’en a rien fait mais qui a ensuite revendu son catalogue à Universal. Et Universal, aux alentours de l’an 2000, a ressorti chez Accord une collection de «fond de catalogue» qui s’intitulait «Rond-point des musiciens», dans laquelle ce disque a continué et continue de vivre: quand je me prête à des signatures de disques, je vois toujours les disquaires le proposer.
La Sonate D. 958 avait été réalisée sans aucun montage et je me souviens de l’état de tension nerveuse dans lequel je me trouvais: dans le Finale, pourtant d’une difficulté sans nom, il n’y a aucun montage... et il reste une toute petite fausse note dans le trait de la main droite en haut de la troisième page! Mais j’ai refusé de recommencer, car j’aurais pu recommencer vingt-cinq fois en vain. La tension se ressent dans l’œuvre mais pas à son détriment, alors que j’ai réécouté un ou deux des Moments musicaux et que je les trouve absolument mauvais – je ne les jouerais plus du tout comme cela maintenant.


Au cours de ces vingt-cinq ans, votre perception, votre connaissance, votre approche, votre compréhension, votre intimité, en un mot votre relation avec Schubert, auquel vous avez en outre consacré un ouvrage (paru chez Actes Sud), a-t-elle évolué?
Je me rends compte au fil des années que plus que d’autres compositeurs, Schubert, précisément, requiert davantage de temps – en tout cas avec moi. Peut-être parce que je l’aime et qu’il me parle particulièrement, mais c’est un compositeur que j’aimais, il y a vingt-cinq ou trente ans, d’une manière assez décorative et extérieure. Mon professeur au Conservatoire de Paris, Dominique Merlet, aimait beaucoup Schubert et, dans les années 1970, avait joué en public et enregistré pour Radio France l’intégrale de l’œuvre à quatre mains avec Désiré N’Kaoua. Il fréquentait donc l’écriture de Schubert et jouait en outre certaines sonates: j’ai même diffusé sur France Musique un document rarissime de Merlet, alors âgé de dix-huit ans, interprétant la D. 960 – pas très bien, dans le sens où c’est une sonate qu’on apprend à dix-huit ans mais qu’on n’interprète pas vraiment à dix-huit ans (je l’ai aussi apprise à dix-huit ans et je l’ai alors certainement très mal jouée) – mais cela veut dire qu’en 1956 en France, quelqu’un avait appris cette sonate. Et ce, bien que la légende veut qu’on n’ait jamais joué Schubert en France à peu près jusqu’à Michel Dalberto qui, il est vrai, a été pour nous comme un frère aîné et a gravé tout Schubert (et pas seulement l’intégrale des Sonates), alors qu’il raconte que Vlado Perlemuter ne faisait jamais travailler ce compositeur, considéré comme mineur au Conservatoire de Paris. Paradoxalement, chez Merlet, j’ai appris quelques œuvres de Schubert, notamment les Trois Klavierstücke et la Sonate D. 664, qu’il m’a fait jouer lors d’auditions de classe, et je me souviens aussi avoir passé un concours avec l’Impromptu varié de l’Opus 142.


J’avais donc un petit bagage schubertien, mais ce bagage était très modeste. Chez Schubert, le piano occupe certes une place importante, et plus encore si on inclut les sept heures de musique pour piano à quatre mains, comprenant des œuvres très importantes et de grandes proportions, comme l’Allegro «Lebensstürme», les deux grands Divertissements «à la française» et «à la hongroise», la Sonate en si bémol et le gigantesque Grand Duo, avec un mouvement final d’une immense difficulté, qui demande des dizaines d’heures de travail, tout seul puis avec le partenaire – avec Cédric Pescia, nous nous demandons d’ailleurs si nous allons le monter, car nous savons que nous allons être confrontés à un travail aussi difficile qu’avec Lebensstürme.


Mais j’ai pris conscience avec le temps que Schubert entre en vous et s’infuse par ses autres œuvres – les lieder, la musique vocale, les chœurs. J’ai beaucoup écouté l’œuvre choral, relativement méconnu, alors qu’il recèle des merveilles absolues, notamment tous les chœurs de la dernière période sur des poèmes de Seidl – Grab und Mond, par exemple, qui est un des plus beaux chœurs de toute l’histoire de la musique et qui vous étreint le cœur lorsque vous l’entendez. La spatialisation, la manière dont Schubert envisage un chœur masculin sont simplement prodigieuses par l’instinct, la vision, les silences, la poésie et, comme toujours chez Schubert, les modulations. On prend donc conscience de la richesse non visible de l’œuvre pour piano, car le matériau pianistique – hormis, bien sûr, dans quelques passages – ne peut pas lutter, par exemple, contre celui de Beethoven. D’ailleurs, je ne «fais pas le match». Certes, Schubert court désespérément après le modèle, de ci de là, il glane des procédés, il s’inspire, il copie, il reprend: les exemples abondent dans la Sonate D. 959, je n’en ai cité que le tiers dans la notice et, sur les quatre œuvres au programme du disque, je pourrais les multiplier. Mais cela sonne toujours comme du Schubert. Même dans la Sonate D. 958, qui est, entre beaucoup de guillemets, la plus «beethovénienne» – ut mineur, la scansion du rythme pris dans les Trente-deux Variations en ut mineur... –, tout cela ne produit pas du Beethoven mais tout à fait du Schubert, dans les accords, dans le fait qu’il module tout de suite – tout est Schubert, de la première à la dernière note.


Il n’y a pas non plus de façon plus antinomique de traiter le temps.
Chez Schubert, on pourrait presque enlever les barres de mesure, en quelque sorte. Dans les développements, il peut s’affranchir complètement non pas de la barre de mesure en soi mais de l’idée de la barre de mesure, alors que pour Beethoven, c’est sa règle, son moyen d’établir son métier de compositeur, sa jouissance intellectuelle d’artisan de la polyphonie, de la structure, du matériau, du motif – la barre de mesure, pour lui, c’est indispensable, c’est le volant de la voiture!


J’ai nourri le piano de Schubert par les lieder. C’est quand je suis parti à Vienne, à l’âge de dix-neuf ans, que j’ai commencé à entrevoir ce qu’était ce monde-là, car à Paris, je vivais sur un disque, le récital de lieder d’Elisabeth Schwarzkopf et Edwin Fischer. Mais depuis longtemps maintenant, je déteste ce disque, parce que je n’aime plus du tout ce que fait Schwarzkopf alors que j’adore ce que fait Fischer! Je suis parti avec ce modèle mais, quelques mois après mon arrivée à Vienne, mon professeur de piano, Hans Graf (1928-1994), m’a recommandé, puisque j’aimais le chant et les lieder, d’aller chez Erik Werba (1918-1992): «c’est un professeur de lied qui cherche des pianistes pour accompagner ses élèves et même si tu ne joues pas, tu pourras écouter.» Werba m’a pris sous son aile: j’étais, zozotait-il, «der kleine Franzose». C’est un monsieur que j’aimais beaucoup, un «savant», qui avait joué des milliers de lieder, tout le lied allemand – il n’y en a pas un qu’il ne connaissait pas, jusqu’à Loewe ou Marx. J’ai beaucoup joué et déchiffré, et j’ai beaucoup aimé découvrir des lieder de Schubert qu’on ne joue quasiment plus, comme les grands mélodrames, Die Bürgschaft ou Viola, dont le texte est tout à fait verbeux – sur la violette au printemps, la violette en automne, etc. – mais dont la musique, seize minutes et demie durant, est absolument sublime, car elle se renouvelle toujours avec une sorte de candeur et de gaîté, avec des trouvailles partout!


C’est à Werba que je dois d’avoir exploré ce réseau de lieder et c’est lui qui m’a fait comprendre l’intérêt que Schubert avait pour la poésie, l’instinct supérieur dont il a fait preuve pour trouver la formule exacte au piano, l’accompagnement approprié, le juste dosage, pour choisir entre l’arrivée de la voix après l’introduction ou non, entre traitement durchkomponiert ou non, strophique ou non, et tout cela en un tournemain, puisqu’il écrivait parfois cinq ou huit lieder en une journée. Grâce à lui, je me suis penché sur les poésies – la musique, bien sûr, mais aussi les textes: que nous disent-ils? qu’est-ce qui revient, même dans les mélodrames? quelles sont les petites mythologies schubertiennes? Le Wanderer, bien sûr, mais tout ce qu’il y a autour, la nature, et, dans la nature, la lune, le soleil, les étoiles, le rossignol. Et ce sont autant de lieder et de connexions – «Le Rossignol et les Etoiles», «Le Voyageur à la lune», etc. –, un petit théâtre qui se met à bouger dans votre esprit.


Quand vous accompagnez les chanteurs, vous travaillez la respiration, les phrasés, vous comprenez comment Schubert ponctue la musique et comment tout cela est magnifiquement ordonné, et puis, quelques années plus tard, quand vous en arrivez à un impromptu ou à une sonate, vous vous dites que tout est absolument évident, que tout ce que vous avez lu, déchiffré et appris se trouve là: il n’y a plus les mots mais c’est à vous de les recréer, de trouver le vers qui pourrait convenir ou d’en créer un – des rossignols, des étoiles et des lunes, il y en a dans tous les impromptus et dans toutes les sonates, comme le pas du Wanderer, plus ou moins épuisé ou allant, plus proche de La Belle Meunière ou du Voyage d’hiver – c’est la manière qui a été la mienne de travailler Schubert.
On peut l’aborder autrement, de manière plus symphonique, par exemple – avec Cédric Pescia, nous avons ainsi fait un travail plus orchestral, dans la matière sonore, car la Neuvième Symphonie de Schubert n’est pas loin et nous pensons que Lebensstürme est presque une préfiguration des grandes symphonies de Bruckner. Il y a des sonorités, une idée de l’espace qui sont stupéfiantes pour 1828. Cédric Pescia m’a apporté cela, lui qui, ayant travaillé avec Dietrich Fischer-Dieskau (1925-2012), a une connaissance très intime du lied et, dès lors, un langage très idiomatique dans cette musique – ce qui compte, chez Schubert, c’est de saisir le moment où cela va devenir idiomatique, où, sous vos doigts, la manière dont cela s’écoule vous semble correspondre à ce que sont l’esprit, la respiration, le rythme, le débit, l’allure, le son schubertiens.


Cela ne veut pas dire que je détiens la vérité, mais j’ai cette vérité nourrie par ce travail – j’ai également joué beaucoup de musique de chambre de Schubert, comme les Trios et les œuvres avec violon – et par ces écoutes – j’ai aussi écouté les Quatuors, qui me passionnent. Ce sont autant de petites pierres qui, peu à peu, édifient le mur, des sédiments qui deviennent progressivement cohérents et organisent votre pensée. Dès lors, je m’identifie presque à Schubert, il me parle, je sais ce qu’il me dit – du moins, je crois le savoir, car un interprète ne détient jamais la vérité, il a celle qu’il veut proposer à l’auditeur en étant le plus convaincu possible et le plus subtil et raffiné possible dans son travail. J’aime des interprètes de Schubert qui ne le jouent pas du tout comme moi – Dieu merci, sinon cela serait d’un ennui colossal! Je trouve par exemple que Radu Lupu a un côté très improvisé qui correspond aussi à une manière d’être de Schubert, à une manière schubertienne d’errer. Ce n’est pas tout à fait la mienne, mais il a une sonorité tellement magique: entre le quadruple pianissimo, proche du silence, et le mezzo piano, on a l’impression qu’il joue entre piano et quadruple forte! C’est fascinant, comme cette façon de murmurer à votre oreille, ainsi que le fait Schubert: c’est l’art de la confidence, en vous parlant de ses contingences, de ses petits problèmes, c’est de nous qu’il parle, de nos petites misères et de nos petits bonheurs, alors que Beethoven délivre des messages pour la multitude. Quand on comprend cela, c’est déjà plus facile!


Pour en venir plus précisément au programme de votre album, commençons par la Sonate D. 959, composée simultanément à celle qui la précède et à celle qui la suit dans le catalogue Deutsch, pour former un ultime triptyque. Selon vous, qu’est-ce qui l’apparente aux deux sonates qui l’entourent ou, au contraire, la différencie?
Je crois que l’ordre de publication de ces trois sonates est tout à fait délibéré de la part de Schubert. Mon intuition est qu’après la mort de Beethoven, Schubert, n’ayant plus de comptes à lui rendre et n’ayant plus à se déterminer par rapport à lui, vivant, et à toutes les personnes qui gravitaient autour de lui, a voulu lui faire écho. Il commence par la D. 958, qui est dans la tonalité de l’Opus 111, de même que Brahms écrira sa Première Symphonie en ut mineur, en rapport avec l’Opus 111 mais aussi avec la Cinquième Symphonie. Ce sont de petites analogies touchantes, dépourvues de contenu philosophique, traduisant seulement l’hommage d’un compositeur qui s’est toujours senti inférieur à Beethoven tout en sachant en quoi il pouvait briller.


J’aime toujours raconter cette histoire incroyable: Schubert lui a fait parvenir certaines de ses œuvres afin que celui-ci puisse émettre un jugement mais au lieu de lui offrir ce dans quoi il était inégalable – c’est-à-dire des lieder, là où Beethoven a toujours été moins inspiré – il lui adresse de mauvaises variations – genre dont Beethoven était, évidemment, le pape! Avec la D. 958, Schubert paie son écot mais il place la barre dans la lignée du Voyage d’hiver, puisqu’il cite, quand l’Adagio module en ut dièse mineur, la première phrase de «Gute Nacht». Les choses sont tout à fait claires: Le Voyage d’hiver a été une sorte de catharsis d’où découlent ensuite beaucoup d’œuvres.


La D. 959 est l’ambivalence même et elle correspond donc très bien à ce que l’on sait de Schubert. Voilà en effet une sonate, si l’on en avait ôté le deuxième mouvement, pleine de vigueur, juvénile, jupitérienne – le début –, quasiment beethovénienne, ici aussi – en la majeur, comme la Septième Symphonie –, pleine d’humour, de charme – des petites valses viennoises, des petits ländler dans le Scherzo, le chant éperdu dans le Finale – et comme il est content de son thème, qu’il a repris du mouvement central de l’une de ses premières sonates, il le répète, avec toutefois, sur la fin, la nostalgie de cette dernière fois, de façon très énigmatique avec ces silences, ces bouts de thème. Je rejoins tout à fait Cédric Pescia lorsque, à propos du Rondo en la majeur pour piano à quatre mains, il parle de Mozart – cette clarinette de ses dernières œuvres (le Quintette et le Concerto, tous deux en la majeur, comme par hasard), qui diffuse cette mélancolie, cette idée de l’adieu qui vous serrent le cœur, car c’est comme si Schubert disait: «Est-ce la dernière fois que je vais pouvoir écrire un thème comme celui-là? Est-ce qu’on va se retrouver? Est-ce qu’on va encore avoir la possibilité de faire de la musique ensemble?».


Et ces questions-là sont posées parce qu’il y a eu un mouvement lent comme celui-là. Mais la différence entre le mouvement lent de la D. 959 et celui de la D. 958, c’est que ce dernier est une procession mais c’est comme si le Wanderer avait été enseveli à la fin du mouvement lent de la D. 959 – les accords arpégés dans l’extrême grave du piano sont presque figuratifs, comme la pelle qui ensevelit littéralement le corps. C’est d’ailleurs l’une des rares occurrences où, chez Schubert, la mort n’a pas un rôle salvateur. Dans La Jeune Fille et la Mort, cela se termine en majeur et la mort dit à la jeune fille: «Je suis ton amie et ne viens pas te punir/N’aie pas peur, je ne suis pas une sauvage/Dans mes bras tu trouveras le repos.» Et je pourrais citer de nombreuses autres œuvres de Schubert, par exemple un lied sublime, qui s’appelle Nachtstück (sur une poésie de Mayrhofer), qu’on ne joue que très rarement mais que je vais proposer avec Natalie Dessay dans notre prochain programme. Ce long lied, très difficile, avec de grandes phrases, raconte l’histoire d’un vieillard qui arrive dans la forêt et veut s’adresser une dernière fois à la nature avant de mourir. Il prend sa harpe et invoque la nature, comme dans un hymne, et la nature lui répond: les arbres murmurent «Dors doucement, toi, bon et vieil homme», les herbes chuchotent «Nous couvrirons le lieu de ton repos»; à la fin, alors que tout le lied est en mineur, il y a une phrase en do majeur, et sur l’arrivée de cette tonalité, c’est le mot «Tod», «La mort s’est penchée sur lui».


Or, ce majeur littéralement éblouissant et salvateur, très typique du romantisme allemand de ces années-là (Novalis, Goethe, Seidl...), on ne le trouve pas dans le mouvement lent de la D. 959. Après le cataclysme central, qui signifie la fin, tranchante comme la chute d’une guillotine, avec un accord de huit sons, rare chez Schubert – et que je m’efforce de jouer de la manière la plus laide, sans penser à produire un bel accord charnu, bien allemand, avec de belles basses, mais dans cet accord, j’ai beaucoup appris de Sviatoslav Richter, même si je ne pourrai jamais l’imiter –, pendant presque une page, Schubert essaye de faire revenir la vie, plusieurs fois battue en brèche par de nouveaux accords avant que le chant, finalement, toujours tranché par ces accords mais s’ébauchant peu à peu par essais successifs, n’arrive à vaincre. Mais ce en quoi ce mouvement est presque unique est qu’on ne parvient pas à la majeur ou à fa dièse majeur mais qu’on est de nouveau dans la glu, la dépression, la détresse, la solitude absolue de fa dièse mineur – et cela n’en bougera plus. Dans la D. 958, l’Adagio est en la bémol majeur, avec deux épisodes mineurs où Le Voyage d’hiver est cité – pour reprendre un mot très juste et très beau de Brendel, «inhospitaliers», il fait froid, les branches des arbres ont perdu leurs feuilles, comme chez Friedrich, et on a l’impression qu’on va s’érafler les bras si leurs griffes vous touchent – mais le mouvement se termine en la bémol majeur, dans la sérénité, le chant salvateur.


Dans la D. 960, de nouveau, on commence par une marche funèbre, avec un choral hymnique au centre, l’exaltation du chant comme sauveur de l’humanité, puis ce sont les différentes étapes du renfermement jusqu’à l’écran blanc, comme ces longs travellings à la Angelopoulos ou à la Tarkovski où l’on voit les personnages partir en se demandant si c’est fini et quand cela va s’arrêter – et c’est ce do dièse majeur conclusif, qui irradie de son bienfait et libère les nerfs de l’interprète et de l’auditeur, soumis à une rude épreuve de tension nerveuse accumulée, même si le pianiste doit garder le contrôle pour donner à ces tonalités toute leur beauté et restituer toute leur magie de lumière.



P. Cassard (© Bernard Martinez)


Dans la notice, vous faites référence à Beethoven, en cette ultime année 1828: «Cette frénésie de travail, défi à une santé vacillante, on la doit certainement à la mort de Beethoven en mars 1827, qui affranchit Schubert de l’ombre écrasante du Commandeur. Les quatre œuvres présentées ici multiplient les signes de reconnaissance, au double-sens du mot.» Schubert, qui fut l’un de ceux qui portèrent le cercueil de Beethoven, ne s’était-il pas déjà «affranchi», notamment dans sa Neuvième Symphonie, qu’on a longtemps cru pouvoir dater également de 1828 mais qu’il a achevée dès 1826?
En fait, on sait qu’il l’a reprise ensuite – ce qui était très rare, car comme du temps de Mozart, on ne revenait pas sur les œuvres achevées. De ce point de vue, Lebensstürme apporte de l’eau à notre moulin, car il est impossible que Schubert ait pu écrire dès 1825 certains passages d’orchestre dont certains musicographes pensent qu’il les a aménagés en février-mars 1828, même si ces aménagements ne sont sans doute pas énormes – l’ajout d’une partie, le «remplissage» harmonique, les textures, des violons dédoublés, le jeu des cordes et des vents... En 1825, tout le passage central de l’Andante con moto – qui annonce d’ailleurs ce qui se passe au milieu du mouvement lent de la Sonate D. 959, quand, tout à coup, la tension est telle que la seule solution est de s’arrêter –, cette sorte d’emballement et cette puissance orchestrale n’étaient pas encore d’actualité.


Quand, en 1828, Schubert dit, au travers de sa correspondance, qu’il écrit une symphonie, c’est donc de sa Dixième qu’il s’agit.
Je pense que l’écriture de cette nouvelle symphonie a déclenché a contrario l’idée d’un réexamen de certains passages de la Neuvième, passages-clefs du point de vue dramatique et de point de vue des textures.


Car cette Neuvième, même si elle n’a rien à voir avec la Neuvième de Beethoven ou la Fantastiquede Berlioz, quasi contemporaines, n’en est pas moins inouïe pour l’époque.
La distribution des registres n’est pas la même et on sent en même temps qu’il a beaucoup étudié les deux premiers mouvements de la Neuvième de Beethoven: dans la manière de faire intervenir les trompettes ou les cors, dans les motifs d’imitation, il l’a véritablement regardée en compositeur. Il était fasciné, comme tous les compositeurs contemporains et postérieurs, par la manière dont Beethoven, à partir d’un tout petit motif, arrivait à le disséminer dans plusieurs œuvres, comme le fameux «thème du destin» de la Cinquième Symphonie, qu’on retrouve notamment dans le Quatrième Concerto pour piano, dans le Concerto pour violon, dans la Sonate «Appassionata», dans les Quatuors «Razoumovski», dans la Sixième Symphonie et même dans le Finale de la Quatrième, où l’on voit qu’il commence à y penser.


Schubert se demande à chaque fois ce qu’il peut faire. Soit il fait comme Brahms, qui, dans le Finale de son Premier Concerto pour piano, prend comme trame le Finale du Troisième Concerto de Beethoven – c’est écrit exactement de la même manière (le piano, puis l’orchestre à l’unisson du piano, les couplets, la cadence, le passage en majeur...) et même s’il accroît les dimensions, le canevas est bien identique et il n’y a aucune honte à cela, dans la mesure où beaucoup de compositeurs ont procédé de même avec leurs prédécesseurs.


Le Troisième Concerto de Beethoven est lui-même assez proche du Concerto en ut mineur de Mozart...
C’est magnifique que l’histoire de la musique avance avec ce type de transmission et d’inspiration pour des compositeurs aussi exceptionnels. Schubert, dans le Finale de sa Sonate D. 959, non seulement reprend un thème qu’il a déjà exploité douze ans auparavant, mais il prend en outre comme canevas le Finale de la Seizième Sonate «La Boiteuse» de Beethoven, qui a donc déjà inventé tout le système, tellement émouvant, de ce thème qui, à la fin, est répété, coupé... On cherche une issue, des questions se posent, il y a des points d’orgue et, tout à coup, il y a le dernier coup de reins final – Schubert ne termine pas, comme Beethoven, en catimini, mais de manière triomphale.


Mais si l’on considère maintenant l’organisation des trois dernières sonates de Schubert, c’est différent. Il y a ici aussi au moins cinq ou six idées, mais je vais me limiter à une seule pour les besoins de ma démonstration. Je parlais un peu plus tôt des Variations en ut mineur de Beethoven. Schubert en retient d’abord le rythme, qui va devenir sa matrice, en juin 1828, avant qu’il n’écrive ces sonates, dans Der Atlas, le premier des six lieder sur des textes de Heine qui, après sa mort, furent arbitrairement regroupés dans Le Chant du cygne. Il va se resservir textuellement de ce rythme au début de la Sonate D. 958 et, tout en modulant, il va suivre en même temps le chemin harmonique du thème des Variations en ut mineur. Dans la Sonate D. 959, cette petite figure rythmique réapparaît à la main gauche, au début, puis dans le mouvement lent de la Sonate D. 960: on s’aperçoit que de la D. 958 à la D. 959, il y a déjà un decrescendo dynamique, puisqu’on passe d’une figure brute de décoffrage à un accompagnement de main gauche, même s’il donne la direction, avec un caractère jupitérien, avant de n’être plus, dans la D. 960, qu’un pizzicato donné pianissimo et passant par-dessus le chant de la main droite. C’est vraiment l’idée beethovénienne de départ: même si Schubert n’a pas le génie de Beethoven pour transformer, atomiser, compléter sans fin, on voit ici qu’il s’est «amusé» à caractériser une même figure d’au moins quatre manières et cela me rend heureux pour lui! Car pour moi qui aime Schubert et qui ai parfois l’impression d’entendre un monsieur Tout-le-Monde à la fois très simple et passionné, un lecteur aimant les causeries et prenant part aux conversations pour donner son avis, jouant et buvant, je suis heureux qu’il ait quand même réussi, pour ce triptyque quasiment conclusif, à mener à bien une façon beethovénienne de travailler de cette qualité-là et avec cette subtilité-là, sans pour autant qu’on s’en aperçoive.


Schubert meurt à l’âge de 31 ans. Vous êtes-vous parfois demandé ce qu’il aurait pu devenir à 40 ans, contemporain de Schumann, ou à 60 ans, contemporain de Brahms? Que peut-on écrire après ces trois dernières sonates et le Quintette à deux violoncelles? Ou bien était-il arrivé au terme de son évolution?
Schubert n’a su que très tardivement qu’il allait bientôt mourir. C’était un miraculé, qui a survécu à la syphilis, en sursis pendant près de six ans. Il y a évidemment un jaillissement, une frénésie durant les deux dernières années mais il ne s’est vu partir qu’un mois et demi avant sa mort, les forces venant à lui manquer à la fin de l’été, ce dont témoigne très bien sa correspondance, et il a dû souffrir beaucoup. Je pense que ce sont sa jeunesse et sa vigueur qui lui ont permis d’écrire autant durant ces six années.


Les six lieder sur des poèmes de Heine laissent entrevoir une évolution de l’écriture pour le piano, qu’il va d’ailleurs amplifier dans les trois dernières sonates: l’énorme explosion de sons de Der Atlas, les fff qui apparaissent alors dans sa musique pour piano sont très révélateurs de l’idée qu’il a de la dynamique et du son, et peut-être aussi des progrès de la facture, même s’il ne jouait pas sur les meilleurs pianos mais sur ceux qui étaient à sa disposition. Dans sa Dixième Symphonie, dans Lebensstürme et dans certains passages de ses dernières sonates, on se dit qu’il est certainement monté d’un cran dans la maîtrise de la masse sonore, de la masse orchestrale et de la registration, et nous aurions certainement disposé de toute une série de témoignages, sans doute d’autres symphonies, ou bien peut-être aurait-il enfin écrit un opéra puisqu’il travaillait juste avant sa mort sur un ouvrage lyrique, ou bien serait-il passé au sextuor? Le Quintette à deux violoncelles arrive en effet bien à ce moment où il veut témoigner d’une maîtrise du son, de la masse, du matériau, plus importante que jamais auparavant: il avait poussé le quatuor jusqu’à son paroxysme dans La Jeune Fille et la Mort et dans le Quinzième, de sorte que l’assise du second violoncelle lui a permis de passer un cap.


On a souvent tendance à dire que les dernières œuvres des compositeurs répondent aussi à leurs dernières heures: c’est une lapalissade, mais à un moment donné, le cycle se referme – les derniers quatuors de Beethoven qui, en 1826, a 56 ans et est donc âgé pour son époque, parviennent à une sorte de concept plus qu’à une musique, comme du Jackson Pollock!


C’est d’ailleurs ce qu’en ont pensé ses contemporains, par exemple en entendant la Grande Fugue.
Oui, mais elle a inspiré Schumann: par exemple, toutes les scansions du deuxième mouvement de la Fantaisie trouvent leur origine dans les scansions de l’Opus 101, de l’Opus 111 et de la Grande Fugue. Et Beethoven a aussi inspiré Wagner, qui a analysé profondément la Neuvième Symphonie, les Quatuors..., ce dont il est resté quelque chose dans son œuvre. On ne pense pas assez souvent à l’examen minutieux et scrupuleux que les compositeurs font de leurs prédécesseurs: ils ne vont pas seulement au concert écouter les œuvres, mais ils les étudient. Liszt, lui aussi, s’est entièrement investi dans la musique de Beethoven. Le romantisme de Schubert est particulier par rapport à celui que vont développer Schumann ou Mendelssohn, beaucoup plus «atmosphérique» que lié à la terre. Ce que j’aime aussi chez Schubert, c’est qu’à la différence de Schumann, qui va vers Kerner, Goethe, Heine et ses sarcasmes toujours présents, son romantisme s’appuie aussi sur des poésies – notamment celles de Müller – faites de mots très simples, de tous les jours, et qui racontent des petites choses a priori banales mais qui deviennent mythologiques.


Seidl a apporté beaucoup à cette Sehnsucht – à ce propos, j’ai reçu un très joli courriel d’un germaniste au sujet de la très difficile traduction en français de ce mot. Il m’explique qu’il y a deux mots: sehnen, évidemment, mais pas suchen, car sucht vient du vieil allemand et signifie «malade». Cela veut donc dire «le désir maladif d’amour»: c’est en trois mots au lieu d’un, mais c’est quand même assez joliment vu. Schubert aurait-il continué à exploiter cette veine? Il était bien parti pour le faire, et il y aurait sûrement eu d’autres lieder d’après Heine, tellement les six qu’il a écrits sont extraordinaires – Der Doppelgänger, ici aussi une boucle qui se referme dans le même ton qu’au départ, comme une préfiguration du mouvement lent de la D. 959, avec une sorte de basse obstinée qui tourne en rond.


Vous avez parlé de Schubert symphoniste et, dans la notice de votre album, vous évoquez, à propos de Lebensstürme, un allegro de symphonie brucknérienne.
Lebensstürme pourrait être le premier mouvement d’une œuvre de plus grande ampleur dont le Rondo en la majeur aurait également constitué l’une des parties.


Dans la partie de votre programme consacrée aux œuvres pour piano à quatre mains, avez-vous tenté, avec Cédric Pescia, de restituer une dimension symphonique, des couleurs orchestrales? Ce répertoire éveille-t-il pour vous un écho symphonique?
Indubitablement. Sans que cela se soit fait de façon délibérée ou concertée, mais parce que nos jeux se sont accommodés très facilement, parce que j’aime Cédric, sa manière de jouer, son intelligence, son questionnement des textes, qu’il revisite et décape sans jamais les trahir et auxquels il redonne une jeunesse dont le compositeur sort grandi. De tels artistes sont rares et précieux, alors qu’il y en a tellement qui m’exaspèrent parce qu’ils revisitent simplement pour faire valoir leur ego – surtout, on vieillit très mal avec cet état d’esprit, car cela devient simplement ridicule. Quand j’avais vingt ans, c’est un peu ce que j’ai fait en enregistrant les Moments musicaux, car je voulais démontrer que j’avais entendu des choses que personne n’aurait prétendument entendues avant moi – c’est ainsi que je les ressens à l’aune d’aujourd’hui. C’est une erreur: il ne faut pas vouloir prouver quoi que ce soit, mais nous avons voulu instinctivement nous démarquer afin d’éviter l’eau de rose et le sentimentalisme qui sont trop souvent accolés à la Fantaisie en fa mineur.


Je vous ai longuement parlé de tout ce que j’ai pu entendre et ce qui m’a nourri chez Schubert – les lieder, les rythmes, les musiques, les textes... – alors que certains pianistes qui ne le jouent jamais choisissent, pour leur premier enregistrement, la Sonate D. 960. Combien jouent de temps en temps un Impromptu ou un Moment musical, puis ne jouent pas une note de Schubert pendant trente ans, et, tout d’un coup, font un disque Schubert, avec des œuvres très ambitieuses? Ce n’est en fait qu’une décoration pour eux. Bien entendu, il n’est pas interdit à de tels musiciens de se confronter à Schubert, mais il y a peut-être pour eux un autre chemin pour arriver à Schubert que de s’imposer tout de suite dans de telles œuvres.


Or, la Fantaisie en fa mineur fait partie de ces morceaux qu’on joue à quatre mains pour se faire plaisir, parce qu’on est de bons copains et qu’on aime déchiffrer ensemble. Très bien! C’est une étape du quatre mains, une première approche conviviale que Schubert a voulue pour la quasi-totalité de ses œuvres: il voulait que sa musique fût jouée avec ses amis. On ne peut donc pas reprocher à des amis musiciens de s’asseoir à un piano et de déchiffrer pour se faire plaisir la Fantaisie et, au besoin, de la produire en public. Pourquoi pas... mais les choses ne se passent quand même pas comme ça. J’ai joué cette Fantaisie avec beaucoup de pianistes, peut-être vingt-cinq, et Cédric, qui est un peu plus jeune que moi, l’a jouée, quant à lui, avec sept ou huit pianistes: à nous deux, nous cumulons donc trente ou trente-cinq expériences, certaines plus réussies et concluantes que d’autres. J’ai eu ainsi un très bon compagnonnage avec Adam Laloum ou, de façon totalement différente, avec Michel Dalberto, Nelson Goerner, John O’Connor, Peter Frankl, dont je me souviens avec émotion, et même, pour la partie grave, avec Elisso Virsaladze, la seule fois de sa vie où, tremblante comme une petite débutante, cette géante du piano a joué à quatre mains, il y a une vingtaine d’années salle Tchaïkovski à Moscou – c’était un Schubert en très bonne santé, très phrasé, avec un son sublime, d’un romantisme à la Schumann, décalé de trente ans mais pas de mauvais goût.


Ce qui est souvent frustrant quand on travaille à quatre mains pour un concert ou un festival de musique de chambre à l’occasion duquel on vous acoquine un peu au hasard, c’est le manque de temps. Or, avec Cédric, nous avons travaillé durant des dizaines d’heures cette Fantaisie que nous connaissons pourtant par cœur – et plus encore pour Lebensstürme. D’abord, Schubert a un pouvoir d’aimantation du travail: plus on le répète et plus on a envie de le travailler, car plus les portes s’ouvrent les unes derrière les autres, pour des éléments qui ne sont pas forcément perceptibles au premier abord – un petit rubato, une désinence, une inflexion très subtile, trois fois rien – mais que le travail précédemment effectué va vous permettre de trouver pour la suite. C’est merveilleux, surtout quand on s’entend bien, qu’on joue, qu’on s’écoute et qu’à partir de ce qu’on a fait, d’autres idées vont peut-être surgir, par exemple sur l’équilibre. L’équilibre est la constante obsession d’un partenariat à quatre mains, car chez Schubert, le chant prime, mais nous avons voulu dépasser le stade du beau chant, car cette Fantaisie est un poème tragique, par étapes, avec le Largo, le grand Scherzo, très répétitif, qui apporte sa part viennoise à l’édifice, absolument indispensable à toute grande œuvre schubertienne qui se respecte, et la double fugue.


Il s’agit peut-être de la seule tentative vraiment réussie de Schubert dans ce domaine: même si elle n’obéit pas complètement aux critères d’une fugue, elle va quand même très loin dans l’ajout de textures, de voix, de matériaux, devenant une sorte de confluent où se rejoignent, en moins d’une page, toutes les rivières, dans le martèlement de la tragédie – nous avons compté sur certaines pages jusqu’à quarante sforzandos dans les deux parties. Cela préfigure d’ailleurs la dimension physique de Schumann – «le corps qui bat», ainsi que le décrivait Barthes – par exemple dans les Fantasiestücke opus 12, où j’ai dénombré jusqu’à quarante-huit sforzandos et accents dans une seule page. On finit aussi par trouver cette dimension chez Schubert, à savoir l’orchestre, la démultiplication des registres, pour arriver à une sorte de catharsis: or, pour parvenir à ce résultat, il faut beaucoup travailler. Quand on ne dispose que de quelques répétitions et que le concert est aussi un essai, il est très rare de pouvoir vraiment l’atteindre.


D’ailleurs, nous avons décidé très vite de retenir l’idée de Cédric consistant à jouer la fugue un peu plus rapidement, de la provoquer: plutôt que de la faire démarrer quand nous y arrivons, nous la faisons précéder d’un coup de reins, d’un lâcher de bride, pour que la fugue apparaisse réellement comme une sorte de conséquence fatale des dix-sept minutes qui précèdent. Car cette Fantaisie est fataliste: on sait, dès le départ, que quelque chose d’inéluctable va se produire, et sa conclusion ne laisse aucun espoir, comme dans l’Andantino de la Sonate D. 959: le fa mineur se referme en vous laissant éreinté, proche du néant.



P. Cassard, C. Pescia (© Bernard Martinez)


Vous avez déjà joué avec de nombreux pianistes – outre ceux précédemment évoqués, Jonas Vitaud pour une mémorable Cinquième Symphonie de Mahler (voir ici), Delphine Bardin déjà dans Schubert (voir ici), François Chaplin pour une intégrale Debussy au disque (voir ici)... Pourquoi avoir alors choisi d’enregistrer ce disque avec Cédric Pescia?
Dominique Merlet, que je connais depuis que j’ai treize ans, m’avait parlé de Cédric, qui a été son élève sur le tard. Et puis, il y a cinq ou six ans, un journaliste du Temps, Julian Sykes, m’a suggéré d’écouter quelques-uns de ses disques: les trois dernières sonates de Beethoven (voir ici), un double album Schumann (voir ici), un programme («Les Folies françaises») Couperin, Debussy et Messiaen (voir ici) ainsi que les sonates pour violon et piano d’Enesco et de Busoni avec son épouse Nurit Stark (voir ici).
J’ai trouvé ses Sonates de Beethoven d’une incroyable hauteur de vue mais jouées en même temps avec élan: on peut concevoir Beethoven de manière tout à fait différente – à la Arrau ou à la Schnabel, par exemple – mais il restitue une vitalité, une sorte de jet dramatique, théâtral, qui me plaît beaucoup. Je pense qu’on vit, en particulier en France, avec des schémas tout faits sur Beethoven: certains pianistes enregistrent l’intégrale de ses Sonates, mais, malgré leur immense talent, jouent l’Opus 2 avec le même son que l’Opus 111. Il me manque donc souvent une audace, un questionnement, même si l’on se trompe, car cette musique est rebelle en soi, elle contient la révolution de la musique. Il n’est donc pas nécessaire de reproduire le schéma des grands anciens, des Kempff et Arrau – Kempff, Backhaus, puis Brendel ont fait la révolution lorsqu’ils ont enregistré Beethoven. De même, ce que j’aime chez Cédric Pescia, c’est qu’il revisite cette musique avec un soin maniaque et fanatique du texte et qu’on ne se sent jamais trompé. Il possède en outre un pianisme prodigieux, inventif, coloré, intelligent, subtil.


Et j’entends ensuite son Carnaval de Schumann, qui me laisse absolument éberlué – alors que je déteste cette œuvre depuis le Conservatoire! On l’étudie toujours d’une manière scholastique, toujours à la même vitesse, avec les petits doigts qui courent sur le clavier pour voir celui qui jouera les notes répétées le plus vite possible. Et c’est une œuvre à tics, auxquels même les plus grands, reproduisant les schémas anciens, n’échappent pas: je crois à la transmission, mais pas au copiage! Dans son Carnaval, Cédric Pescia fait souffler un formidable air frais.


Mais son plus grand disque, c’est «Les Folies françaises», où il joue Couperin comme je ne l’avais jamais entendu jusqu’alors: même si l’on peut ne pas penser cette musique comme lui, il y a trouvé quelque chose d’unique avec le piano moderne – je ne sais comment, par la pédale, par les résonances, par sa manière de faire les trilles, les ornements, les mordants? Et pourtant, ici encore, on ne se sent pas trompé et on est dans cette musique, que le piano moderne restitue avec sa manière, son rythme, son allure, son intelligence. Et les Préludes de Debussy sont également sensationnels.


Je lui ai donc écrit à Berlin, où il vit. Et le hasard de nos voyages respectifs nous a menés tous deux au même moment à Vienne – j’y allais pour répéter avec Wolfgang Holzmair et lui pour accompagner sa femme, qui jouait la musique de scène dans une pièce donnée au Burgtheater. Nous avons déjeuné puis bavardé toute une après-midi – voilà comment est née cette amitié. Je l’ai invité pour mes émissions sur France Musique consacrées à Couperin puis à Cage – son répertoire est étendu! Il vient de donner Mantra de Stockhausen à la Cité de la musique; il y a passé un an et il m’a dit que c’était la pièce la plus difficile qu’il ait jamais jouée: avec Severin von Eckardstein, ils y ont consacré 150 heures!


Ensuite, ce projet Schubert est arrivé: j’aurais évidemment pu demander à d’autres pianistes que j’aime bien de s’y joindre, mais le nom de Cédric s’est imposé assez vite car je me suis dit que non seulement il aurait à cœur de questionner de nouveau ces textes, mais qu’il m’obligerait aussi à le faire. Et il n’y a que comme cela qu’on progresse, d’autant qu’il n’y a aucun rapport hiérarchique entre nous mais beaucoup d’intérêt réciproque et d’estime, professionnelle et humaine. Bien que Cédric ait par ailleurs beaucoup de projets et de répertoires très différents, notre duo s’est fait une petite place et nous avons des concerts jusqu’en 2016, à Lille, à Lyon, à Londres ou à New York. Je suis très heureux, car c’est très constructif, dans le sens où je pense que chacun de nous a beaucoup de plaisir à retrouver l’autre et a le plaisir de l’attente du travail avec l’autre.


Continuerez-vous avec Schubert?
J’ai déjà enregistré les trois dernières sonates et je n’ai pas encore joué la Sonate D. 894. Or, je n’enregistre jamais dans la foulée: j’ai appris la Sonate D. 959 en 2007, mais je ne l’ai enregistrée que cette année. De même, j’ai appris la Sonate D. 960 quand j’avais dix-neuf ans, mais je l’ai reprise à trente ans et enregistrée à quarante. J’avais appris la Sonate D. 958 à Vienne, je l’ai travaillée avec Magaloff, je l’ai présentée à plusieurs concours internationaux et je l’ai enregistrée en 1989, donc sept ans après l’avoir apprise. Il me faut ce délai, particulièrement pour la D. 894, qui a besoin de l’épreuve du temps, des concerts, de la sonorité; il faut que cela vienne petit à petit, tant on se situe dans l’ineffable: comment faire intervenir tous ces rythmes et ces ritournelles viennois sans qu’ils soient envahissants, bien que toujours présents? comment faire ressortir le chant? Je pense que c’est une sonate terriblement difficile – je la joue pour moi mais je recule toujours le moment de l’apprendre en vue de la jouer au concert. Il va falloir y passer! [Rires]


Au disque, il y a très longtemps que j’aimerais faire de la musique de chambre. J’ai proposé à mon éditeur des projets qui me tiennent à cœur: le Quintette de Franck et la musique de chambre de Fauré. Ses Quatuors et Quintettes sont des chefs-d’œuvre d’une grandeur impérissable; je les ai joués depuis que j’ai vingt-cinq ans, avec une infinité de musiciens et de quatuors, toujours avec plaisir. Le fait de réaliser un disque va nécessairement impliquer un travail encore plus en profondeur sur ces œuvres et un échange avec le quatuor auquel je serai associé. J’aimerais aussi enregistrer un disque Mendelssohn, pour lequel j’ai une véritable passion.


Vous avez enregistré l’intégrale Debussy sur un Bechstein de 1898. Pourquoi avez-vous choisi un instrument moderne, en l’occurrence un Steinway, pour ce disque Schubert?
J’avais repéré depuis très longtemps cet instrument, le 316 de Régie pianos, qui possède également le Steinway sur lequel j’avais donné l’intégrale Debussy salle Gaveau. Le 316, qui ne présente de faiblesse ou d’incohérence dans aucune tessiture et offre une mécanique de luxe, est le piano auquel j’ai tout de suite pensé, non pas pour sa puissance dynamique mais pour sa puissance harmonique, de nature à nous permettre de faire valoir un Schubert symphonique.


Dans le nouvel atelier de Régie pianos à Saint-Maur, il y avait un fort beau Steingraeber, très poétique et très chantant, sur lequel Guillaume Coppola a d’ailleurs enregistré son récent disque Schubert. J’ai essayé cet instrument et je me suis dit que je pourrais tout à fait le demander pour jouer Schumann ou Brahms, mais pas Schubert. Et puis cela m’aurait ennuyé de piéger en quelque sorte Cédric Pescia en choisissant un piano qu’il n’aurait pas pu préalablement essayer aussi aisément que moi.


C’est votre premier disque chez La dolce volta. Qu’est-ce qui vous a amené chez cet éditeur?
Michaël Adda a repris en plein vol un projet qu’Universal, de façon désolante, a abandonné in extremis. Ayant enregistré pour Decca et Accord, j’étais donc chez Universal et je n’ai absolument pas à me plaindre, bien au contraire, de la manière dont j’y ai été traité pendant cinq ans. En effet, à l’origine, le disque des Impromptus de Schubert ne devait pas avoir de suite mais comme il a très bien marché et a été, dans l’ensemble bien accueilli, Yann Ollivier m’a permis d’enregistrer un album Brahms puis les Debussy avec François Chaplin et il a réussi à retrouver tous les volumes de mon intégrale Debussy, dont deux «dormaient» chez Naïve, pour en faire un coffret publié chez Decca. Je ne peux donc pas ne pas être reconnaissant pour ce qu’Universal a fait pour moi à ce moment de ma carrière et je ne rends pas du tout Yann Ollivier responsable de mon éviction d’Universal, ne serait-ce que parce que je ne suis pas le seul à avoir subi ce sort – Roger Muraro, pourtant artiste emblématique de la branche française pendant près de vingt ans, où il a même enregistré avec de grands chefs, s’est retrouvé lui aussi à la porte, sans même un entretien.


Trois mois plus tard, Etienne Collard, qui avait été le directeur artistique de presque tous mes disques jusque-là, m’a parlé de Michaël Adda. Je lui ai écrit en lui expliquant que mon projet avec Cédric Pescia était sérieux, que j’y tenais beaucoup – non seulement pour l’accomplissement de mon travail des trois dernières sonates mais en raison de mon engagement à l’égard de Cédric – et qu’il était très avancé, puisque nous en étions à choisir le piano, le lieu et les horaires et que nous avions déjà des concerts prévus à l’issue de l’enregistrement. Et j’avais notamment vu deux des disques parus chez La dolce volta, ceux de Menahem Pressler, dont j’ai souvent été le tourneur de pages à Vienne quand j’avais dix-neuf ans ou au Théâtre de la Ville avec le Beaux-Arts Trio, et d’Aldo Ciccolini, qui, incidemment, sera mon invité exceptionnel, au domaine de la Romanée-Conti, pour la quatre centième émission des «Notes du traducteur», diffusée le 6 décembre prochain à 14 heures – ce sera la première fois qu’une radio entre dans ce sanctuaire, autrement dit «le pape des pianistes dans le saint des saints du vin de Bourgogne»!


Le disque d’Aldo Ciccolini m’a donc beaucoup plu – et tout ce qu’il y a autour, car il ne faut pas venir nous parler de crise du disque quand on voit de tels produits. Cette crise a clairement été aggravée par les comportements indécents et suicidaires des majors. Elles se permettent de licencier leurs artistes comme les derniers des derniers, mais continuent pendant ce temps-là à dépenser des centaines de milliers d’euros pour affréter des jets privés au profit de stars, voire de starlettes, afin qu’elles donnent des interviews de cinq minutes dans des suites de palaces londoniens ou new-yorkais, et vont demander à la division «classique» France de réduire de 500000 euros ses coûts artistiques pour une seule saison. Les musiciens doivent dire que c’est scandaleux, car s’ils ne le disent pas, personne ne le dira pour eux: comme cela fait trente ans que je fais ce métier, je sais que la presse dite spécialisée est bien trop couarde pour le dire, car elle y trouve son intérêt, notamment avec les pages de publicité, les voyages de presse... Pourtant, il faut parfois savoir redevenir journaliste et enquêteur pour révéler des pratiques aussi déplacées que lamentables mais dont le grand public n’a pas conscience.


Je suis donc très content de paraître chez La dolce volta, car c’est le type même du travail artisanal réalisé par de très grands professionnels, à tous les niveaux. Nous bénéficions exactement des mêmes conditions de travail, tant pour le temps dont on dispose et pour la qualité du travail éditorial – les photos de Bernard Martinez et les clips promotionnels complètement décalés qu’il a réalisés – que pour le choix du lieu et de l’équipe: j’ai ainsi pu choisir «mon» preneur de son, Frédéric Briant, avec lequel je travaille depuis treize ans – il écoute le compositeur et son interprète, et il trouve le son exact qui fait qu’on se reconnaît et qu’on reconnaît les qualités de l’instrument! Michaël Adda est ouvert sur le désir des artistes, sur leur plaisir, la joie et l’excitation de la composition du produit édité, les photos, la qualité du papier, les polices de caractères, les langues: c’est élégant, original, agréable au toucher. Il est jeune, de son époque, et n’oublie pas les intérêts de sa maison, mais il a vraiment à cœur d’offrir aux artistes le temps, les moyens et les conditions pour travailler et s’exprimer le mieux possible. Franchement, il n’y en a pas deux comme lui! Voilà pourquoi Pressler, Ciccolini ainsi que mes amis Philippe Bianconi, Jean-Philippe Collard et, bientôt, Roger Muraro l’ont rejoint – je suis très honoré et flatté de faire partie de cette galerie de pianistes!


Le site de Philippe Cassard


[Propos recueillis par Simon Corley]

 

 

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