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Entretien avec Sarah Lavaud
04/16/2014



Née (en 1982) dans une décennie peu avare de talents dans notre pays – Bertrand Chamayou, Romain Descharmes, David Kadouch, Adam Laloum, Jean-Frédéric Neuburger, Lise de la Salle, Jonas Vitaud – Sarah Lavaud suit son chemin de façon déterminée et mûrement réfléchie, préférant à l’élevage des loups ou à la couverture des magazines l’exploration méthodique et progressive des diverses activités qui s’offrent à une musicienne. A l’occasion de la sortie chez Hortus d’un album consacré à Leos Janácek (voir ici), ConcertoNet, qui suit la pianiste lyonnaise depuis près de dix ans, a souhaité mieux la faire connaître à ses lecteurs. Elle revient ainsi pour nous sur ses années de formation et sur les principales rencontres qui l’ont marquée, avant de nous faire partager ses coups de cœur – au sens fort – pour Janácek mais aussi pour les pianos Stephen Paulello. Elle évoque également des expériences autres que l’activité de concertiste et fait le point sur ses projets. Rencontre avec une personnalité d’une belle richesse et d’une grande curiosité intellectuelle, à la fois lucide et passionnée, construisant son propos avec soin au travers d’une expression aussi claire et précise que sa mémoire, et dont les mots de prédilection – transmission, désir, envol, accomplissement – tracent bien plus qu’un portrait: une ligne de vie.



(© Bálazs Böröcz/Pilvax Studio)

Qu’est-ce qui vous a conduit à apprendre la musique et, plus précisément, le piano?
Je ne suis pas née dans une famille de musiciens, mais la musique a toujours été présente aussi loin que mes souvenirs remontent – et sans nul doute au-delà! Mes parents sont très mélomanes et ont toujours écouté beaucoup de musique. Ma maman jouait quotidiennement un peu de piano avant ma naissance et quand j’étais petite. Elle a malheureusement arrêté depuis, mais c’est un instrument qu’elle avait pratiqué avec assiduité dans ses jeunes années, arrêté durant ses études puis repris au début de sa vie active. Mon père, quant à lui, écoutait tous les jours des disques, classiques et autres. Ce fut donc un bain musical quotidien, une présence de la musique qui a été toujours été naturelle et évidente pour moi et qui, en tout cas, n’a jamais été mise en question. Dans ma famille, il y avait d’autres musiciens, en ce sens que l’une des sœurs de ma mère, ayant fait le choix de la musique après des études d’ingénieur, est auteur-compositeur-interprète. Quand j’étais enfant, elle vivait à Lyon, où je suis née; je l’ai beaucoup vue dans mes toutes jeunes années: nous faisions de la musique, nous chantions ensemble, elle jouait de quantité d’instruments différents qu’elle avait appris toute seule. Ces moments musicaux en famille m’ont sans nul doute profondément marquée, ainsi qu’un grand-père violoniste autodidacte, toujours du côté maternel.
Il y avait un piano droit à la maison, que – paraît-il, car je n’ai pas le souvenir de ces premiers pas – j’ai eu le désir d’approcher vers l’âge de 3 ou 4 ans. Ensuite, ma maman m’a demandé si je voulais apprendre à jouer de cet instrument et je lui ai dit oui. Elle m’a demandé si je souhaitais qu’elle m’apprenne mais je lui ai répondu que je souhaitais que ce soit quelqu’un d’autre. Voilà comment l’aventure a commencé. Vers l’âge de 5 ans, elle m’a d’abord trouvé un professeur de piano en privé.
Je ne sais pas comment le choix de la musique s’est fait. Ce n’est pas un choix à proprement parler, car c’est quelque chose qui s’impose à soi à un moment donné. Pour ma part, c’est assez tôt, vers l’âge de 9 ou 10 ans, que j’en ai eu conscience et que je l’ai formulé clairement pour la première fois.


C’est en effet assez tôt, mais cela ne vous a pas empêché parallèlement de mener à bien de brillantes études générales.
C’était et c’est toujours un désir profond chez moi – même si, pour l’instant, je n’arrive pas à trouver le temps – que de continuer à offrir une chance d’accomplissement, d’épanouissement et de développement à mon intérêt pour quantité de choses dans la vie en dehors de la musique. Pour l’instant, le temps manque, mais certainement pas le désir.


En effet, vous avez visiblement d’autres centres d’intérêt que la musique...
... qui ont commencé à s’accomplir sur scène – nous en reparlerons.
Pour compléter ce «tableau» de ma formation instrumentale, intellectuelle et artistique, j’ai aussi étudié le violon, que j’ai pratiqué en parallèle avec le piano pendant quatre ou cinq ans. Les débuts sur cet instrument sont plus ingrats et je l’ai commencé à l’âge de 9 ans, ce qui est relativement tard pour le violon, même si ma formation musicale était déjà solide. Mais précisément pour cette raison, mon professeur, une Japonaise ardente et enthousiaste, qui était assez ambitieuse pour moi, m’a fait aller très vite: j’ai sans doute brûlé certaines étapes et est arrivé un moment où je jouais des œuvres, comme certains concertos du répertoire, qui étaient objectivement très difficiles pour mon nombre d’années de pratique, et où j’ai senti qu’il y avait quand même quelques bases à consolider et qu’il allait me falloir un peu de temps pour franchir ce cap. Et c’est au même moment qu’il y a eu une forme d’envol du côté du piano – un concours de circonstances, des rencontres – en même temps que mes études générales m’ont obligée à choisir l’un des deux instruments, même si cela a été un déchirement.


Mais ce n’était pas du temps perdu, notamment parce que cela vous a sans doute permis de comprendre des choses qui vous ont ensuite été utiles, par exemple quand vous avez fait de la musique de chambre.
Tout à fait, et il est sûr que cela m’a amenée aussi à connaître un autre répertoire. Et puis c’est un autre rapport charnel et physique au son: c’est une richesse que j’aurais envie de retrouver, car c’est quelque part en moi, en hibernation depuis fort longtemps, et j’aimerais que cela puisse revivre un jour. Mais c’est une telle émotion que de réveiller cela que je n’ai pas encore franchi le pas.


Vous pourrez alors faire comme Julia Fischer, qui, au cours d’un même concert, a successivement joué le Troisième Concerto pour violon de Saint-Saëns et le Concerto pour piano de Grieg!
Je ne suis pas sûre que cela soit possible après autant d’années d’arrêt, mais pourquoi pas: ce serait un rêve pour les dix prochaines années, un objectif pour la quarantaine!


Au départ, vous prenez des cours particuliers.
Effectivement, entre l’âge de 5 et 13 ans pour le piano, ce qui m’a permis de me développer complètement en dehors du chemin un peu tracé d’un conservatoire ou d’une école de musique, avec une progression de niveau en niveau, des examens de fin d’année... Une progression plus libre, à un rythme qui était donc le mien, finalement assez rapide, puisqu’à l’âge de 13 ans, j’ai intégré la dernière classe, qu’on appelait à l’époque la «médaille», du Conservatoire national de région (CNR) de Lyon. J’en suis sortie neuf mois plus tard, avec cette «médaille» en poche et comme j’avais formulé entre-temps le désir d’aller étudier avec Bruno Rigutto et Nicholas Angelich, j’ai tenté le concours d’entrée au Conservatoire national supérieur de musique (CNSM) de Paris.


Votre formation est alors déjà très complète et solide, votre niveau déjà très élevé, mais que vous apportent alors ces deux professeurs?
Il est toujours délicat de définir verbalement de quelle manière on a été imprimé par un enseignement, d’autant que la manière dont certaines personnalités nous inspirent à un moment donné de notre parcours ne se limite pas à l’enseignement dans le cadre d’un conservatoire, puisque ce sont des musiciens que j’ai écoutés maintes fois en concert – et que je continue aujourd’hui encore à écouter quand l’opportunité s’en présente. Ce sont donc beaucoup de formes d’inspirations et peut-être même d’influences qui, sans nul doute, se mêlent.
Avec Bruno Rigutto, c’est essentiellement un travail sur le coloris et la palette sonore, une rondeur de son qui me manquait beaucoup quand je suis entrée dans sa classe. C’est chez lui une préoccupation essentielle qu’il transmet à chaque instant dans son enseignement.


Cela ne correspond pas nécessairement au cliché de l’école «française».
C’est vrai pour ce qui est du modèle sonore, mais je pense par exemple à Jean-Claude Pennetier, que j’ai rencontré quelques années plus tard, musicien français à la sonorité merveilleuse et raffinée. Chez lui comme chez Nicholas Angelich, il y a sans nul doute un souci de la qualité sonore puisque ce sont des pianistes qui ont indéniablement une sonorité magnifique. Pourtant, je ne pense pas que la recherche du beau son soit au premier plan de leur quête musicale ou de leur enseignement. Bruno Rigutto accordait une importance primordiale à la sonorité, mais chez Nicholas Angelich et Jean-Claude Pennetier, qui sont également des pianistes dont la sonorité me touche infiniment dans sa richesse, sa rondeur, sa plénitude et sa puissance, ce qui m’a marqué dans leur enseignement est le souci de l’intention expressive et des forces internes, des forces motrices qu’elle génère et qui conditionnent le développement du discours musical dans le temps. C’est plutôt cette primauté donnée au sens du discours qui m’a marquée, la sonorité venant plutôt dans un second temps, comme un fruit de la recherche première, une sonorité qui peut aussi, lorsque l’intention expressive l’exige, être tranchante – je ne dis pas dure –, incisive, âpre…
A l’époque de mon cursus au CNR de Lyon, Nicholas Angelich venait de sortir son premier disque, consacré aux Etudes-Tableaux de Rachmaninov. Etait-il sorti en Angleterre avant de sortir en France? Toujours est-il que je l’ai acheté à Londres durant l’été 1995: je recherchais une intégrale de ces Etudes-Tableaux et je suis tombée sur cet enregistrement. Cela a été un coup de cœur comme j’en ai rarement connu dans mon métier d’interprète et c’est resté mon disque de chevet pendant des années.
Quant à Jean-Claude Pennetier, c’est lui qui m’a véritablement fait comprendre l’essence de l’acte de transmission, qui est en fait un merveilleux acte d’amour, une révélation de l’autre à lui-même. Pendant les cours privés ou pendant les classes de maître, il ne se met jamais au piano, afin d’éviter tout processus d’imitation mais amène l’autre à prendre conscience et possession des outils qui sont en lui. Cette révélation de l’autre à lui-même, de ses propres potentialités, afin d’acquérir un savoir-faire et d’accéder à un répertoire: c’est grâce à son enseignement que j’ai compris ce processus de transmission et je lui dois cette lumière qui n’a pas fini de m’accompagner.


D’autres rencontres vous ont-elles marquée à d’autres stades de votre apprentissage?
Michaël Levinas a été mon professeur d’analyse au CNSM. Ce fut aussi une rencontre marquante pour moi, juste après mon prix de piano: comme il est pianiste lui-même, il aborde très volontiers dans le cadre de sa classe d’analyse le répertoire de piano. Cela a été pour moi quelque chose de tout à fait nouveau que de redécouvrir ce répertoire – mais pas seulement – au travers du regard d’un compositeur, c’est-à-dire de quelqu’un qui lit l’ensemble du répertoire à la lumière et au travers du prisme de ses préoccupations de créateur. Un regard hautement subjectif, donc, créatif, imaginatif, d’une immense richesse, révélé au travers d’un vocabulaire tout à fait singulier, qui est propre à Michaël Levinas, qui a beaucoup marqué l’ensemble de ses étudiants et qui a été pour moi une sorte de clef, une porte d’entrée dans son univers mais aussi le seuil d’un nouveau chemin, la possibilité d’écouter la musique différemment.


Vous avez également eu la chance de travailler avec François-René Duchâble.
C’est une rencontre qui est survenue très tôt dans mon parcours, avant toutes celles que j’ai précédemment mentionnées. J’avais alors 13 ou 14 ans et à l’époque, il donnait tous les ans plusieurs sessions de classes de maître à Annecy, pour lesquelles j’avais vu une publicité affichée au CNR de Lyon. Je me suis lancée en me disant que c’était un coup pour rire, mais j’ai été acceptée: j’ai donc pu participer et cela a été une rencontre marquante à divers titres. C’est un être d’une générosité vraiment exceptionnelle, comme j’en ai peu connu. J’évoque toujours cela avec émotion, car ce n’est pas forcément ce que le grand public retient de lui, au regard de ce qu’on a pu dire de lui et faire savoir de ses coups d’éclat. En fait, c’est vraiment un être profondément humain, qui m’a dit au bout de quelques années que je devais cesser de participer à ses classes de maître à Annecy car il m’invitait à travailler chez lui si j’avais quelque chose à lui jouer. Je n’ai connu cela avec aucun autre musicien et c’est quelque chose qui m’a profondément marquée. Aujourd’hui, nous sommes toujours liés et nous nous donnons régulièrement de nos nouvelles.
Le musicien, avec sa sensibilité, son approche et sa lecture des textes musicaux, sa rigueur et son exigence, ont été déterminants à ce moment de mon parcours: probablement ces dernières entraient-elles en résonance avec des exigences qui m’étaient déjà propres à cette époque. Sa probité peut parfois paraître presque outrancière et fanatique – mais pourquoi toujours juger l’excès? J’aime les natures entières, passionnées, ardentes, et c’en est une. Dans sa démarche, il rejoint ce qui me touche chez un Angelich et ou un Pennetier, c’est-à-dire cette attitude de l’interprète comme vecteur qui, tout d’abord, reçoit, accueille et fait aussi place à cet émerveillement dans ses interprétations mais qui est là, en même temps, pour transmettre sans être la cible ultime. Nous sommes des vecteurs subjectifs et on ne retrouve pas systématiquement chez les interprètes ce circuit d’accueil, de transmission et de don, car on a parfois un ego qui va se mettre au premier plan, un nombrilisme ou un narcissisme qu’on ne trouve pas chez ces musiciens. C’est cela qui m’a émue chez chacun d’entre eux, quoique diversement, du fait de leurs différences de sensibilité, de tempérament, de culture, de génération...
En outre, sur un plan humain, ce lien privilégié avec François-René Duchâble me touche et m’honore de longue date, d’autant que c’est quelqu’un qui, m’ayant connue toute jeune, a eu à cœur de me mettre en garde quant aux réalités du métier. A l’époque, il était déjà clair pour moi que ma vie serait d’une manière ou d’une autre dans la musique: le désir de monter sur une scène et de donner des concerts était quelque chose qui m’appelait très fortement – j’en avais déjà donné quelques-uns à l’époque. Mais à cet âge-là, a-t-on conscience des réalités quotidiennes du métier? Certainement pas. Je lui dois d’avoir voulu faire la lumière sur ces réalités, dans un désir généreux de mise en garde et de protection; c’est infiniment précieux, car très peu de musiciens l’ont fait avec cette lucidité et cette franchise, probablement parce qu’il en a, lui, profondément souffert, comme on le sait. Il est d’ailleurs assez curieux qu’on ne nous fasse pas prendre conscience plus tôt du fait qu’embrasser une carrière de soliste (outre le fait que ce n’est donné qu’à une toute petite poignée d’entre nous) n’est pas la seule et unique manière de s’accomplir en tant que pianiste mais qu’il y en a d’autres, qui ne sont pas moins honorables et épanouissantes. Je pense qu’il y a encore dans les mentalités une forme de hiérarchie à ce sujet que je ne peux m’empêcher de déplorer.


Vous-même, avez-vous également enseigné ou en avez-vous envie? Vous sentez-vous prête?
Question délicate, car très intime... Pendant de très longues années, l’enseignement ou la perspective d’enseigner et de transmettre m’a fait très peur et je m’en suis sentie incapable. Jusqu’à présent, je me suis consacrée exclusivement à une activité de scène et j’ai eu la chance de pouvoir opter pour cette activité. Je ne sais d’ailleurs si c’est une chance, mais toujours est-il que cela s’est fait ainsi. J’ai donné quelques cours privés quand j’étais beaucoup plus jeune, et ce fut une expérience hautement enrichissante, car l’acte de transmission est essentiel, aussi bien pour celui qui reçoit que pour celui qui donne.
Mais cela fait quelques années que je suis davantage attirée par la transmission; c’est probablement venu au travers des occasions très ponctuelles qui m’ont été offertes de donner des classes de maître, dans le cadre des Rencontres pianistiques d’Alès ou du Salon de Musique en Franche-Comté. Ce n’est évidemment pas comparable avec une activité continue d’enseignement, mais ces expériences ont été très riches et très émouvantes: il y a une forme de légèreté dans ces rencontres ponctuelles avec de jeunes musiciens, dont les niveaux, les aspirations et les attentes sont divers, en même temps qu’une immense frustration à les abandonner au bout d’une heure, sans pouvoir les accompagner et les suivre. J’ai cependant conservé des contacts avec une petite poignée d’entre eux, dont certains ont choisi d’autres voies professionnelles, mais sans continuer à leur donner des cours.
Pour l’instant, je ne cherche pas beaucoup de pistes, mais cela pourrait devenir une préoccupation plus sérieuse. J’ai toujours une appréhension aujourd’hui, mais le désir est plus fort: il y a un moment où un circuit doit se faire, tant on a soi-même reçu. Il faut aussi trouver idéalement le bon dosage – et c’est sans doute la chose la plus difficile – entre une activité d’enseignement et une activité de scène: c’est un défi et c’est sans doute cela qui fait que je suis encore un peu hésitante sur ce chemin, mais je reconnais que c’est une chance que de pouvoir prendre le temps d’une telle réflexion.



(© Didier Ropers)

Dans un itinéraire comme le vôtre, pas si atypique que cela, comment rencontre-t-on Janácek, qui était sans doute encore moins qu’à notre époque le pain quotidien des conservatoires, et comment sa musique est-elle devenue si importante pour vous?
En fait, c’est très précisément daté: le 11 mars 2003, Paul Lewis, qu’on connaît bien comme interprète de Beethoven ou Schubert, donnait un récital à l’Opéra national de Lyon dans la série des «Grands interprètes» et il avait inscrit Dans les brumes à son programme, entre deux œuvres de Haydn – ce que je me suis moi-même amusée à faire par la suite, quoique ne prenant qu’ensuite conscience que lorsque j’avais découvert la musique de Janácek, il était en compagnie de Haydn. J’avais fait la connaissance de Paul Lewis au festival de La Roque d’Anthéron puis nous étions restés quelque temps en contact mais je l’ai perdu de vue depuis; si cependant je le revois un jour, je serais curieuse de savoir si ce sont les mêmes réflexions et la même démarche qui nous ont conduits tous les deux à un moment différent de nos parcours respectifs à faire cohabiter des répertoires aussi différents au sein d’un même programme de concert.
Je n’avais alors pas du tout abordé Janácek en tant qu’interprète mais j’avais écouté ce même cycle par Alain Planès en avril 2001 au Grand Théâtre de Bordeaux. Malheureusement, j’étais alors souffrante et j’avais les oreilles bouchées – probablement à tous les sens du terme! Je n’avais donc pas été plus réceptive que cela à cette musique. Je m’étais dit que c’était étrange et qu’il y avait de belles harmonies, mais rien de plus. Deux ans plus tard à Lyon avec Paul Lewis, ce fut en revanche un choc comme j’en ai rarement connu dans mon parcours d’interprète, du moins à ce jour: un bouleversement intérieur, qui m’a empêché de dormir pendant plusieurs nuits – pour me guérir de cela, il a fallu que je me décide à jouer moi-même cette musique. Comme je l’ai écrit dans l’avant-propos du livret de mon album, c’était à la fois la sensation d’une étrangeté envoûtante et fascinante – je n’avais jamais entendu pareille musique, cela ne ressemblait vraiment à rien de ce que j’avais pu entendre jusque là – et d’une familiarité intime, comme si c’était là la musique que j’avais toujours voulu entendre, que j’aurais aimé être capable d’écrire moi-même si j’avais été compositeur.
Ce qui a ensuite été fascinant pour moi, cela a été bien sûr d’aborder la musique de Janácek en tant que pianiste et de lire sur le compositeur et sur son projet esthétique, de comprendre le pourquoi de cette sensation de familiarité intime et tout à la fois d’étrangeté. En fait, l’enjeu esthétique pour Janácek était de parvenir à créer un langage musical qui soit susceptible de traduire le cours capricieux de notre vie intérieure, de notre vie intime dans ce qu’elle a de plus fluctuant, de plus imprévisible, de plus mystérieux – à mon sens, il est parvenu à le faire avec une justesse et une souplesse tout à fait uniques. C’est peut-être pour cela aussi que son étrangeté me fascine, parce qu’elle est peut-être celle de notre intimité même, c’est peut-être en cela que se rejoignent ces deux sensations d’étrangeté et de familiarité.
C’est cela qui, de prime abord, m’a bouleversée, en plus de la beauté et de la singularité du langage harmonique mais aussi de l’intensité et de la richesse expressives de cette musique, encore totalement romantique dans sa densité expressive quoique très moderne par la forme, la brièveté et la sobriété des textures pianistiques, qui ne sont jamais très chargées. Sa position est ambiguë par rapport à l’héritage romantique, jouant sur une palette très étendue d’affects, de climats et d’ambiances – de l’ardeur à la nostalgie en passant par la violence, la rêverie, des pages plus enjouées, avec des références au folklore local, bien sûr, plus orageuses, plus tourmentées ou plus sombres – dans des espaces toujours très resserrés et avec une absence de transitions. L’une des principales caractéristiques de ce langage réside en effet dans de très forts contrastes et des ruptures, enchaînant sans transition les climats les plus variés.


Après une première impression si forte, comment abordez-vous au piano cette musique que vous n’avez alors encore jamais jouée et pour laquelle, à la différence de Brahms, Rachmaninov ou Debussy, on ne peut se référer à une tradition nationale ancienne et familière?
Janácek est un électron libre qui n’a pas fait école. Dans l’élaboration de son style, il ne se revendique lui-même que de Dvorák, qui était son père spirituel en plus d’être son ami intime, mais Dvorák se rattache pleinement au XIXe siècle et l’univers de Janácek est complètement différent. Je disposais donc effectivement d’autant moins de références culturelles que je n’avais aucune légitimité à aborder ce répertoire, dans le sens où – on me l’a souvent demandé depuis! – je n’ai pas du tout d’origines tchèques. J’ai une attirance viscérale pour un univers musical dont j’ignorais tout à l’époque de choc premier, mais je pense que dans le cas de la musique et peut-être de l’art en général, l’émotion est un élément primordial dont je pense qu’il permet le franchissement des divergences culturelles et des rencontres par-delà les frontières et les époques. Je pense qu’on peut aborder cette musique sans autre outil que le bagage culturel et la formation musicale qui sont les nôtres. Ensuite il y a l’intuition, les atomes crochus, la sensibilité: je n’ai pas rencontré Janácek en tant qu’homme, peut-être n’aurais-je pas apprécié de le rencontrer mais sa musique a suscité un bouleversement tellement profond qu’il n’a pas été difficile de franchir le pas. Car c’était une nécessité: acheter la partition, poser la main sur le clavier et déchiffrer était devenu impératif car le choc était tel et j’étais tellement hantée par cette musique jour et nuit que je n’en dormais plus.


Cette musique qui vous semblait si forte et familière vous a-t-elle posé des difficultés techniques particulières et, au-delà, a-t-elle requis de votre part beaucoup de travail?
Cette question réveille des souvenirs anciens et qui ne remontent pas souvent à la surface, car j’ai désormais évidemment l’habitude du texte, bien qu’on n’ait jamais fini de réexplorer un texte, surtout quand on l’a beaucoup fréquenté, qu’on ne le voit plus au bout d’un moment et qu’un jour, à la faveur, par exemple, d’une perspective d’enregistrement, on se dit qu’on avait oublié tel tempo, telle nuance ou telle indication de phrasé.
Ce qui m’a paru étrange dans un premier temps est la manière dont cette musique est écrite, «orthographiée», si je puis dire: Janácek avait notamment une grande prédilection pour les bémols; l’on se demande souvent si une orthographe plus simple n’aurait pas été possible, mais l’on découvre bien sûr rapidement qu’elle trahit une sensibilité et une logique sous-jacentes. L’étrangeté de son écriture ne concerne pas seulement les armures, les altérations et la couleur tonale, avec tout ce que ce langage comporte, comme on le sait, d’émancipation par rapport au système tonal, mais aussi la manière de noter la métrique, c’est-à-dire le rapport au temps, le rythme, avec des changements de métrique extrêmement fréquents et très déboussolants de prime abord.
Outre cette surprise initiale de la découverte du texte qui n’avait pas un parfum d’évidence bien que cette musique me fût déjà familière à l’oreille, tant je l’avais écoutée et ressassée pendant des jours et des nuits, parmi les difficultés qu’elle peut poser, la première tient à la discontinuité du discours, c’est-à-dire ces spasmes, emballements et ruptures très brutales, ces climats, rythmes, ambiances et états les plus variés, sans transition aucune, qui vont de pair avec les changements de métrique et qui empêchent l’interprète de se mettre physiquement dans un flux d’énergie et dans un mouvement qui soit continu: on n’a pas le temps de s’installer dans quoi que ce soit, il faut une souplesse et une réactivité de chaque instant. La première difficulté est donc de servir un discours aussi versatile et capricieux.
La deuxième est en lien avec l’intensité expressive de cette musique et sa concision: contrairement à l’hypertrophie et aux grands épanchements du romantisme, les formes sont très resserrées, condensées et concentrées. Il faut donc une présence, une énergie, un engagement supérieurs à chaque instant pour donner à chaque note son poids et son intensité expressive, parce qu’elles ne sont pas nombreuses et que les textures sont sobres. Milan Kundera dit très justement au sujet de la musique de Janácek qu’aucune note n’y a droit à l’existence si elle n’est expression: c’est dire la densité expressive de chacune d’entre elles, qu’il faut porter au plus haut degré à chaque instant.


Le programme de votre album présente l’essentiel de la musique pour piano de Janácek, mais au second cahier de Sur un sentier recouvert, vous avez préféré quelques-unes des Esquisses intimes et Un souvenir. Quelle est l’histoire de ces pièces méconnues et quelles sont les raisons de ce choix?
Les Esquisses intimes ont été très peu enregistrées. Pour être honnête, ce n’est pas une première, car il y en a eu quelques autres enregistrements avant moi, mais s’ils ne sont pas venus davantage à nos oreilles, c’est peut-être parce qu’ils n’ont pas bénéficié d’une promotion importante en France. Et je suis presque certaine que même des pianistes tchèques comme Firkusný ou Kvapil ne les ont pas enregistrées.


Cela tient peut-être à leur publication tardive.
Le recueil a été constitué en 1994 pour les éditions Universal par deux musicologues – qui en ont eux-mêmes choisi le titre, lequel n’est donc pas de Janácek quoique tout à fait dans sa veine esthétique –, mais je crois qu’il s’agit d’une réédition sous une forme nouvelle et que certaines pièces en avaient sans doute déjà été publiées isolément plus tôt.
La production pianistique de Janácek est assez restreinte et je souhaitais donc inclure dans le programme ses trois œuvres majeures – Dans les brumes, la Sonate et Sur un sentier recouvert, mais seulement le premier cahier de ce cycle: le format d’un disque n’est malheureusement pas extensible et si j’avais peut-être disposé d’une journée supplémentaire d’enregistrement, j’aurais volontiers ajouté les cinq pièces du second cahier, qui contient des pages magnifiques quoique stylistiquement plus disparates – la composition du cycle s’est étendue sur dix ans (1901-1911), période au cours de laquelle le style de Janácek a beaucoup évolué. J’ai souvent donné en concert certaines pièces du second cahier mais il est assez long, de telle sorte que j’aurais vraiment atteint la limite des 75 minutes du disque, sans pouvoir faire découvrir d’autres pièces. J’ai souvent joué Un souvenir en concert, une pièce qu’Alain Planès, entre autres, avait enregistrée dans son disque monographique de 1994: ce choix, ainsi que celui de cinq des treize Esquisses intimes, vient du fait que le mûrissement stylistique de Janácek a été très tardif et, à ce titre, il m’a paru très intéressant de faire figurer quelques petites pièces des deux dernières années voire des derniers jours de sa vie – l’une d’entre elles, L’Anneau d’or, a été écrite dans les premiers jours d’août 1928, Janácek étant mort le 12 août – car elles sont emblématiques de cette évolution parvenue à un stade ultime. Précisément, parmi les treize Esquisses intimes, j’ai choisi les pièces les plus tardives du recueil, car certaines des autres pièces remontent à la jeunesse de Janácek, où l’on ne peut guère le reconnaître qu’à deux ou trois petites étrangetés.


Dans l’œuvre pianistique de Janácek, il y a aussi deux remarquables pièces tardives, le Concertino et le Capriccio. Avez-vous eu l’occasion de les jouer?
Pas encore, mais je songe à un ami chef d’orchestre dont je sais qu’il aime la musique de Janácek et auquel je pourrai donc poser la question: Pieter Jelle de Boer est un ancien camarade de conservatoire et un ami depuis dix ans. Il est aussi chef de chœur et a été l’assistant de Laurence Equilbey à accentus, avec lequel il vient de réaliser un disque Janácek, qui est paru seulement quelques mois avant le mien, par une coïncidence amusante. Peut-être aurons-nous l’occasion un jour d’être réunis – qui sait?


Au-delà de Janácek, avez-vous une attirance pour la musique tchèque?
Mon attirance pour Janácek reste très isolée, ce qui tient peut-être au fait que son propre univers est lui-même très singulier, nourri notamment de recherches débordant largement le domaine musical – l’homme était d’une curiosité insatiable, un découvreur et travailleur forcené et passionné, de ce que j’ai pu lire à son sujet… –, et que bien qu’ayant beaucoup enseigné et ayant été vénéré par ses disciples, on ne peut pas dire qu’il ait fait école. Il reste donc un cas très isolé, ce qui explique peut-être que mon amour immodéré pour sa musique ne s’accompagne pas d’un intérêt plus global pour la musique tchèque.


Une particularité de votre disque tient au fait que vous avez choisi un piano Stephen Paulello. Comment avez-vous connu ce facteur et qu’est-ce que vous a conduit à opter pour cet instrument?
Il s’agit d’un autre de ces coups de cœur, déterminants à maints égards dans un parcours, même si cela peut être tardif: je rêvais depuis neuf ans de ce disque Janácek, puisque j’en ai conçu le projet en février 2005 – cela prend parfois du temps!
Stephen Paulello est un merveilleux pianiste, qui a été primé dans sa jeunesse dans des concours internationaux et qui a enseigné pendant trente ans. Il a donc eu, à la base, un parcours de pianiste relativement traditionnel mais avec une curiosité très précoce pour la facture instrumentale. Je l’ai rencontré en 2005 et j’ai eu un coup de cœur pour cet univers sonore tellement singulier qui est celui de ses instruments. Le premier de ses pianos que j’ai découvert était un demi-queue présenté au public en novembre 2005 au Studio Le Regard du cygne, dans la série «Carnegie Small» conçue par un grand amateur de piano et un grand ami de Stephen Paulello, Philippe Coutelen, qui avait à cœur de promouvoir son travail. Alors que j’avais pris contact avec ce dernier dans l’espoir de donner un concert dans cette série, il m’a dit qu’il avait un ami pianiste et facteur de pianos et m’a demandé si j’étais tentée de participer à un festival avec une vingtaine de pianistes pour jouer sur un nouvel instrument tout à fait singulier qu’il venait de fabriquer.
Ce fut là une surprise comme j’en ai rarement connu: des instruments – j’en ai joué d’autres depuis, notamment le queue de concert sur lequel j’ai enregistré le disque, qui est en vérité le premier modèle qu’il a construit, il y a vingt-quatre ans – qui ouvrent des perspectives tout à fait neuves du fait des inventions techniques qu’ils recèlent, offrant un potentiel expressif unique aussi bien dans l’amplitude de la gamme de dynamiques que dans la largeur de la palette sonore et dans la possibilité d’aborder des esthétiques très différentes. Ils se caractérisent en outre par une très belle définition et une très grande clarté dans tous les registres, avec des basses rondes et chaudes, sans être pour autant hypertrophiées, ce qui est souvent un défaut, un médium toujours très rond, très chaud, très chantant, comme une voix humaine, avec une expressivité rare car le médium est souvent un peu terne, ce qui n’est jamais le cas avec les pianos Paulello, et des aigus qui ne sont jamais durs ou métalliques. La sonorité est raffinée et le son peut être ciselé jusque dans les nuances les plus ténues sans qu’il soit jamais détimbré: il y a donc une toujours une richesse, une lumière, en même temps qu’un moelleux au niveau du toucher et une réactivité de la mécanique, qui est une mécanique originale. Pour lui, l’histoire de la facture du piano n’est pas terminée et c’est de son exigence d’interprète et de ses désirs insatisfaits que toute cette exploration et cette recherche sont nées, pour notre plus grand bonheur, car l’instrument devient source d’inspiration; il ouvre des perspectives inouïes et élargit notre propre imaginaire sonore – ce qui est un cadeau inestimable.


D’autres pianistes ont-ils été séduits par ces instruments?
Il y en a quelques-uns, par exemple Georges Pludermacher, qui a enregistré une intégrale Ravel sur l’un de ces pianos. Pour ma part, dans des lieux où j’ai pu avoir le choix de mon instrument, j’ai ainsi récemment demandé s’il était possible de disposer d’un piano Paulello et j’ai déjà pu avoir satisfaction à deux ou trois reprises. Mais ce sont des pianos qui offrent des possibilités tellement riches et tellement inhabituelles que je suis à chaque fois ravie et frustrée en même temps, car je me dis que par manque d’habitude de l’instrument je l’exploite peut-être seulement au dixième de ses potentialités. J’en ai souvent parlé à Stephen Paulello et je lui ai dit que j’aimerais pouvoir travailler tous les jours dans son atelier afin de ne pas rester ainsi au seuil d’une exploration dont je pressens l’immense richesse potentielle!
J’ai joué différents répertoires sur ses pianos, car de façon régulière depuis quatre ou cinq ans maintenant, je mets en regard des répertoires très différents autour de Janácek. Je trouve intéressantes les cohabitations un peu surprenantes, qui ne visent pas du tout à démontrer des filiations stylistiques – ce n’est pas l’enjeu de la démarche, qui est en revanche de créer des résonances inattendues et, je l’espère, fécondes. Pour ce disque, outre le fait que je suis très admirative du travail de Stephen Paulello, que j’avais envie faire connaître par ce biais, je pense que ses pianos qui offrent un potentiel expressif nouveau et une très large palette de coloris, sont particulièrement propres à servir la musique de Janácek, dans sa qualité expressive, ses contrastes, son intensité et sa densité parfois paroxystiques. J’avais en outre besoin d’un instrument dont la mécanique fût réactive, car la musique de Janácek requiert de l’interprète réactivité et souplesse.


Au-delà de Janacek, y a-t-il des compositeurs avec lesquels vous entretenez une relation aussi longue et intense?
Davantage que par un autre compositeur en particulier, je suis attirée par l’Espagne. Il y a des œuvres de Falla qui ne sont jamais jouées, ne serait-ce que la sublime Fantaisie bétique, que j’inscris souvent au programme de mes récitals. Il y a cette même ardeur, cette même âpreté et cette même proximité avec le folklore que chez Janácek: ce sont des compositeurs qui n’appartiennent pas à la même génération mais dont les périodes de créativité sont tout à fait contemporaines et qui partagent des préoccupations alors communes à l’échelle européenne. Je suis interpellée par la proximité de ces démarches, de ce rapport au folklore et de cette manière assez brute de l’intégrer dans leur propre langage – Bartók vient aussi à l’esprit, et son univers m’émeut aussi particulièrement, même si je ne m’y suis pas beaucoup plongée en tant qu’interprète mais cela va sans doute venir! Une proximité dont j’ai pris conscience plusieurs années après avoir eu des coups de cœur successifs pour ces univers musicaux à des moments très différents de mon parcours: Falla est d’ailleurs antérieur à Janácek, car c’est en 1999 que j’ai découvert la Fantaisie bétique et deux ans plus tard que j’ai découvert, de façon très émouvante, mes origines andalouses.
Si j’avais le choix du programme d’un prochain disque, celui-ci pourrait donc être consacré à la musique espagnole, et pourquoi pas à Falla. Car j’aime beaucoup Granados et Albéniz, mais dans la perspective d’un disque, je ne sais pas si je préférerais mêler les trois, voire d’autres, comme Mompou, qui a écrit des choses sublimes, ou bien si je m’en tiendrais au seul Falla. Chez Granados, Albéniz et Falla, les rapports au folklore sont très différents quant au degré de stylisation et de distanciation: plus on s’éloigne de la veine romantique, plus je suis émue.


Vous avez créé avec Bertrand Périer et Marie Tikova le spectacle «Un Petit Prince», d’après l’œuvre de votre «compatriote» Saint-Exupéry. Comment l’idée en est-elle venue?
C’est du théâtre musical, à proprement parler. J’avais depuis longtemps le désir d’approcher différemment le lieu et l’espace de la scène, et une attirance pour le théâtre sans en avoir jamais fait de façon très sérieuse. Au CNSM, j’avais suivi des cours de théâtre dans le cadre de l’option «Art dramatique». Je ressentais le besoin de développer un autre rapport sensoriel et charnel à la scène, d’apprendre à habiter cet espace-là d’une manière différente de celle dont on le fait quand on y entre pour un récital, un concert de musique de chambre ou un concerto – mais aussi de connaître un autre contact avec le public, de vivre différemment ma rencontre avec lui: une autre relation se crée, au travers d’une forme de présence en scène qui était alors nouvelle pour moi, et notamment au travers de la voix – même si j’avais déjà coutume de prendre la parole sur scène pour présenter des programmes.
Ici aussi, Jean-Claude Pennetier a eu une influence assez déterminante, même si je ne me suis rendu compte que tout récemment que c’était à lui que je devais peut-être ce déclic et cette impulsion première. Alors que je faisais du théâtre musical depuis plusieurs années déjà, je me suis en effet demandé si l’événement-source n’était pas, en juin 2003 à la Maison de la poésie, le spectacle que Jean-Claude Pennetier avait conçu avec la comédienne Isabelle Hurtin d’après Les Nuits de Musset, où il jouait notamment des œuvres de Liszt. Il y jouait également en tant que comédien et j’avais été fascinée, bouleversée par sa présence à ce titre. Il est à croire que cette émotion a travaillé en moi complètement à mon insu pendant de longues années...
Ce n’est pas moi mais mon partenaire, Bertrand Périer, qui a eu l’idée de travailler sur Le Petit Prince. C’est un ami de longue date, avocat de profession, avec lequel j’avais envie depuis longtemps de présenter quelque chose sur scène. C’était sa première expérience véritable de théâtre, sous la direction d’un metteur en scène. Depuis longtemps, nous nous demandions sur quoi nous allions travailler: nous avions pensé à des œuvres pour récitant et piano. Il a une passion pour Babar, qu’on avait donc proposé à différents organisateurs de concerts. Mais rien ne s’est concrétisé jusqu’au jour où il a écouté l’enregistrement du Petit Prince lu par Pierre Arditi, un enregistrement qu’il possédait dans sa discothèque mais qu’il n’avait jamais écouté. Bouleversé, il m’a appelée pour me dire son envie de travailler sur ce texte, certes culte mais dont on n’a retenu que deux ou trois phrases, toujours les mêmes, alors qu’il y a mille choses à redécouvrir.
J’ai pensé que c’était une idée merveilleuse en même temps qu’un formidable défi et on n’a pas manqué de nous dire que c’était risqué: les musiques sont sublimes en elles-mêmes, le texte est dense et expressif en lui-même – la musique n’a pas besoin du texte et le texte n’a pas besoin de la musique. Au départ, nous avions plutôt un projet de lecture en musique; ce n’est que dans un second temps que nous avons cherché un metteur en scène, de sorte à faire évoluer le spectacle vers une autre forme. Nous avons beaucoup apprécié la manière dont Marie Tikova a accueilli, avec humilité et dans une coopération qui nous a été très précieuse, un tressage très étroit entre le texte et la musique qui était déjà complètement prêt, même si la mise en espace a eu quelques incidences sur ce travail. J’avais principalement choisi les musiques, mais comme Bertrand Périer a une très bonne connaissance du répertoire de piano, il n’est pas un choix que je ne lui aie pas soumis.
Pour nous, en tant que comédien et musicienne, ce spectacle est une expérience riche et bouleversante – car l’émotion en scène vient inévitablement, indépendamment du fait que c’est là la première fois que je monte sur les planches pour faire autre chose que jouer du piano ou présenter un programme de concert: on ne peut pas dire ce texte sans être soi-même gagné par les larmes.
Le spectacle a toujours été très bien accueilli jusqu’ici et c’est pour cela que nous aimerions qu’il continue à tourner. Nous avons eu la chance de le jouer dans des lieux très variés pour des publics très divers, cette rencontre d’autres publics correspondant aussi à un désir de ma part au travers du théâtre musical.



Avez-vous d’autres projets dans ce même esprit?
En fait, avant «Un Petit Prince», il y avait eu un autre spectacle, dont le projet avait été conçu exactement au même moment mais qui s’est réalisé plus tôt, à l’automne 2010, à cette différence près que le premier est un projet personnel né de mon amitié avec Bertrand Périer tandis que le second, La Reine des neiges était un spectacle pour enfants adapté d’Andersen par le metteur en scène Jean Lacornerie, à l’époque directeur du Théâtre de la Renaissance à Oullins et nommé depuis lors directeur du Théâtre de la Croix-Rousse à Lyon. Nous nous étions rencontrés quelques années plus tôt et il m’avait dit qu’il me contacterait si l’opportunité d’une collaboration devait se présenter. Dans ce spectacle, que nous avons donné une cinquantaine de fois en région Rhône-Alpes de novembre 2010 à mars 2012, je ne sortais cependant pas encore de mon rôle de pianiste – même si j’interagissais bien sûr avec une comédienne (et une chanteuse), ce qui était alors nouveau pour moi, et déjà fort exaltant.
Depuis, j’ai participé à un autre spectacle, qui a été créé l’automne dernier en Suisse d’après Le Nez de Gogol et Chostakovitch, dans une adaptation tout à fait audacieuse de Lionel Parlier. Ce n’est pas moi qui en ai eu l’idée, mais c’est un spectacle très riche dans lequel je joue du piano, donne ponctuellement la réplique aux comédiens, chante et joue trois notes de violon: du point de vue de la diversité de l’accomplissement en scène, j’ai été comblée.


Vous êtes par ailleurs associée à un festival pluridisciplinaire.
Il s’agit du festival «A la folie... pas du tout», qui est encore tout jeune. Il est né en 2011, même s’il existait déjà depuis 2009 une petite programmation estivale dans les mêmes lieux, qui s’intitulait «L’Eté à Brou» et proposait trois ou quatre manifestations assez variées: un spectacle de danse, une pièce de théâtre, un concert classique.. J’y avais moi-même donné deux récitals en 2010, autour des bicentenaires de Chopin et Schumann.
En 2011, le festival a pris de l’ampleur et se déroule depuis lors tous les étés de mi-juillet à mi-septembre, au rythme d’une manifestation par semaine, à Bourg-en-Bresse, plus précisément au monastère royal de Brou, qui est un lieu somptueux. Il est axé sur une double thématique permanente, qui se réitère d’édition en édition, qui est l’Amour et la Mort, deux thèmes inépuisables qui expliquent le nom du festival et dont l’immensité me permet d’assurer la programmation jusqu’à la fin de mes jours sans craindre de me répéter! Il s’agit de prolonger l’histoire du lieu, car c’est un monastère qui a été érigé à l’initiative de Marguerite d’Autriche pour abriter le tombeau de son jeune époux prématurément décédé: une tragique histoire d’amour comme il en existe beaucoup – lire à ce sujet L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont, ouvrage où l’auteur tisse des liens passionnants entre ces deux thèmes, et dans lequel j’étais précisément plongée quand on m’a sollicitée, en 2011, pour devenir conseillère du volet classique de ce festival à compter de l’édition 2012.
Le festival a invité en 2012 le Quatuor Parisii, François-René Duchâble et Alain Carré puis en 2013 Karol Beffa pour un concert d’improvisation ainsi que Jean-Claude Pennetier et Christian Ivaldi à quatre mains. En 2014, ce seront Anne Gastinel et François-Frédéric Guy en duo pour le concert d’ouverture, et moi-même. Le concert de clôture de chaque édition est organisé, quant à lui, en partenariat avec le festival voisin d’Ambronay: en 2012, ce fut Patricia Petibon et en 2013 Stéphanie d’Oustrac.


Quelles sont vos projets et vos envies dans les mois et les années à venir?
J’espère en avoir beaucoup, car comme le disait Senancour, «la perte vraiment irréparable est celle des désirs»! Depuis quelques saisons, j’ai commencé à donner des programmes autour de l’Espagne – pas tout à fait encore assez à mon goût, de telle sorte que ce sera une direction essentielle dans les temps qui viendront: c’est une de mes grandes envies, également au disque.
Pour ce qui est des projets discographiques, j’ai également depuis plusieurs années le désir de graver un album avec la violoncelliste Ingrid Schoenlaub, qui est actuellement ma partenaire de musique de chambre la plus régulière, autour de la Sonate pour violoncelle et piano (1886) de Marie Jaëll (1846-1925) – compositrice encore trop méconnue aujourd’hui, qui a écrit des pages somptueuses, riches, originales d’inspiration et pourtant inédites (Ingrid et moi travaillons sur une photocopie de manuscrit!).
Enfin, à un moment donné, j’aurai aussi envie d’un disque Schumann, car c’est un répertoire qui occupe de plus en plus de place dans ma vie d’interprète. Des sentiers… bien différents de ceux de Janácek – bien qu’à certains égards, l’on puisse percevoir des résonances non dénuées d’intérêt, me semble-t-il, entre leurs deux univers!


[Propos recueillis par Simon Corley]

 

 

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