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G. Mortier (1943-2014): l’opéra sans compromis
03/09/2014



(© Javier del Real/Teatro Real)


J’ai 52 ans et dans ma jeunesse parisienne, ma génération s’est fait une certaine idée de l’opéra par une série de représentations, d’événements, de personnalités qui centraient l’art lyrique sur la musique et sur les artistes. L’Opéra de Paris était un établissement marqué par des affaires, des histoires de budgets dépassés, des grèves régulières... L’impression qui se donnait était que cet art était si difficile à monter qu’il fallait savoir apprécier finalement qu’une représentation aille jusqu’à son terme. Les grands théâtres étrangers, de New York à Salzbourg, donnaient de leur côté une certaine image uniforme: c’était là où l’on pouvait voir les meilleurs chanteurs du moment dans des productions réalisées par des metteurs en scène pour la grande majorité spécialisés dans l’opéra. Ces mêmes chanteurs dictaient leurs conditions et passaient d’une soirée à l’autre pour le plaisir de publics locaux mais au détriment d’une certaine profondeur. Il fallait accepter tous ces compromis pour entendre et voir ces œuvres.


Le meilleur exemple était donné à Salzbourg, où Karajan lui-même dirigeait ses propres productions, certes grandioses et toujours d’un niveau musical remarquable mais en fin de compte bien lisses. Certains pouvaient voir dans ce choix le signe d’un autocrate qui ne voulait pas partager ses succès avec qui que ce soit, d’autres pouvaient surtout être sensibles au fait qu’il savait placer les chanteurs sur la scène pour que ceux-ci puissent suivre les indications du chef. D’autres pouvaient y voir la limite d’une conception où le musical et le dramatique n’arrivaient pas à s’équilibrer.


De temps en temps, une dimension nouvelle était apportée lorsque l’exigence du théâtre parlé venait déranger un certain confort dans lequel se trouvait l’opéra. Ma génération a redécouvert Les Noces de Figaro dans la production de Giorgio Strehler et Sir Georg Solti. Les nouvelles générations qui ont eu la possibilité de revoir des reprises de cette production peuvent ainsi apprécier certaines des idées de cette conception mais ce sont de pâles copies qui ne permettent pas de voir le niveau artistique qui avait été atteint par un travail bien plus approfondi réalisé sur scène.


Ces Noces avaient clos en 1980 l’ère Liebermann à l’Opéra de Paris et trois ans plus tard, sur cette même scène, un public ravi pouvait voir Luisa Miller avec Luciano Pavarotti, Katia Ricciarelli et Piero Cappuccilli. Les chanteurs bougeaient peu, le décor était inexistant, mais le chant était sublime. Le public était prêt à accepter toutes ses concessions et avoir l’impression que l’on ne pouvait passer de meilleure soirée à l’opéra.


A cette même époque, Gerard Mortier a pris la direction du Théâtre de la Monnaie. Dans cette maison un peu traditionnelle et endormie, il a créé un environnement de travail où la dimension théâtrale devenait le cadre par lequel devaient passer les œuvres. Il a fait venir des artistes issus du théâtre parlé qui sont venus apporter une exigence et une dimension nouvelle que ne connaissait pas du tout le monde lyrique. Il a préféré aux grands noms que se disputaient les maisons d’opéra des artistes capables non seulement de répondre aux exigences artistiques qu’il voulait établir mais aussi de travailler sur de longues périodes. Voici comment s’est formée une famille d’artistes qui ont partagé une même vision et avec qui il a continué à travailler de Bruxelles à Salzbourg, Paris puis Madrid.


Son nom est souvent associé à des metteurs en scène, Sellars, Bondy, Marthaler... mais il savait aussi apprécier avec justesse la qualité des chanteurs. Je me souviens du commentaire fait par une amie soprano à Düsseldorf, où il avait été directeur. En une seconde, il avait parfaitement identifié les points techniques qu’elle devait améliorer et qu’elle s’attacha à travailler. Les représentations de la Monnaie étaient d’un haut niveau musical, même s’il n’y avait pas de grands noms, et ce n’était pas le fruit du hasard. Et au fil du temps, il avait développé une relation avec de nombreux artistes et c’était finalement les mêmes chanteurs que l’on pouvait voir dans des productions à la Mortier tout comme sur des scènes plus traditionnelles.


Ce renouveau est aussi passé par une refonte du répertoire. L’autre production mythique de l’époque Liebermann était La Bohème de Puccini. Mortier n’a pas caché qu’il détestait ce compositeur qu’il jugeait facile, superficiel et finalement vulgaire. Il n’a pas caché non plus qu’il pensait que Richard Strauss était surévalué. Son compositeur de prédilection, qui avait su combiner profondeur psychologique et art du chant, était Leos Janácek. Le travail qu’il a fait pour que celui-ci soit reconnu au même titre qu’un Mozart, un Verdi ou un Wagner est immense. La Kátya Kabanová de Salzbourg puis de Paris mise en scène par Christoph Marthaler en est un exemple parmi tant d’autres.


Mortier n’était pas sans défauts. Certains ont vu dans ses diatribes contre tant d’établissements (ou d’artistes) un goût de la provocation. Cela est peut-être vrai, car l’homme n’avait pas de réticence à polémiquer et il était par ailleurs un communicateur tout bonnement hors pair. Il faut cependant reconnaitre qu’après son départ, le festival de Salzbourg a vu son niveau baisser et que l’Opéra de Paris est redevenu un établissement un peu routinier sans ambition visible.


Il faisait à Paris des conférences régulières, soit lors de la mi-journée, soit juste avant les représentations. Quiconque a assisté à celles-ci se souviendra de l’intelligence profonde avec laquelle il évoquait œuvres et compositeurs. Sa culture était immense et les explications de ces choix montraient que rien n’était gratuit. Tout était profondément réfléchi pour que justement le public pense, pour que le public exige un travail approfondi, pour que le public ne supporte plus de se satisfaire de la présence hâtive de certains chanteurs, aussi connus et talentueux soient-ils.


Comme pour tout directeur d’opéra, certaines productions étaient moins solides que d’autres. Je soupçonne qu’il le savait lui-même, même s’il défendait les artistes et les choix qu’il avait faits. Mais pour le reste, que de succès. Il faut citer à Bruxelles les Mozart mis en scène par les Herrmann (La finta giardiniera, Idoménée, La Clémence de Titus), le choc qu’a été le Saint François d’Assise de Messiaen mis en scène par Peter Sellars et surtout ce Tristan et Isolde parisien (repris en avril et mai prochains), fruit d’un réel travail d’équipe entre Sellars, Viola et Salonen.


Il faudra du temps au monde de l’opéra pour retrouver quelqu’un capable de combiner une telle exigence et une telle capacité à réaliser sa vision. Mais tous les patrons d’opéra savent qu’ils ont à se mesurer et se positionner par rapport aux conceptions de Gerard Mortier.


J’ai 52 ans et si je vais toujours à l’opéra – si nous allons à l’opéra – c’est parce que nous croyons en un art lyrique sans compromis tel que nous l’a appris Gerard Mortier.


Antoine Leboyer

 

 

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