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Entretien avec Philippe Graffin
01/15/2014


Peut-être parce qu’il réside outre-Manche depuis près de vingt ans et bien qu’il soit le fondateur et le directeur musical du festival «Consonances» de Saint-Nazaire, Philippe Graffin (né en 1964) demeure encore assez peu connu dans son propre pays. Le violoniste français s’est toutefois produit à Paris en musique de chambre avec des partenaires aussi éminents que Pascal Devoyon ou Gary Hoffman et Claire Désert, ou encore, en début de saison, avec l’Orchestre Colonne.
Des compositeurs aussi différents que Barkauskas, Chtchedrine, Hersant et D. Matthews ont écrit pour cet élève de Josef Gingold et Philippe Hirschhorn, qui a par ailleurs beaucoup enregistré. Sa discographie laisse clairement transparaître une prédilection pour les compositeurs et les œuvres injustement négligés, notamment chez Hyperion mais aussi, par exemple, chez Timpani pour la musique de Jean Cras (voir ici et ici).
C’est cette fois-ci Cobra Records qui vient de publier «Concertos Parlando», album qui témoigne, une fois de plus, d’un grand souci d’originalité. La présentation du programme de ce nouveau disque est l’occasion pour Philippe Graffin d’évoquer ses maîtres, de Devy Erlih à Philippe Hirschhorn en passant par Josef Gingold et Michèle Auclair. Et, au fil de l’entretien, c’est un artiste complet qui se révèle – interprète engagé, enseignant, directeur de festival.
Rencontre avec une personnalité dont la vibrante intensité suscite spontanément l’empathie et chez qui les mots «intime» et «expérience» reviennent souvent – rien d’étonnant de la part de ce musicien à la fois réfléchi et sensible, dont la vie, la carrière et le répertoire, de Bruxelles à l’Angleterre en passant par New York, s’éloignent volontiers des sentiers battus.



(© Marco Borggreve)


Vous avez déjà enregistré des œuvres d’Eugène Ysaÿe (1858-1931), ses six Sonates, bien sûr, dont votre maître Josef Gingold (1909-1995) avait créé la Troisième, mais aussi certaines de ses transcriptions inattendues, notamment d’œuvres de Chopin. Votre dernier album, «Concertos parlando», va encore plus loin dans la rareté, puisqu’il donne l’occasion pour la première fois d’entendre la cadence écrite par Ysaÿe pour le premier mouvement du Concerto de Tchaïkovski. Alors qu’il existe beaucoup de cadences alternatives pour le Concerto de Beethoven ou pour celui de Brahms, pourquoi y en a-t-il en revanche si peu pour le Concerto de Tchaïkovski?
La particularité de la cadence du Concerto de Tchaïkovski, comme de celle du Second Concerto de Mendelssohn, est d’être située au milieu du premier mouvement, juste après le développement. Toute la réexposition suit donc la cadence et celle-ci fait partie intégrante de la structure, de la construction formelle de l’œuvre et du développement lui-même: on peut considérer qu’elle vient comme un événement supplémentaire dans le développement. Je pense qu’on peut dire que le Concerto de Tchaïkovski a été extrêmement influencé par celui de Mendelssohn: outre ce choix pour le placement de la cadence du premier mouvement, les thèmes respectifs du dernier mouvement, par exemple, sont très proches. En outre, la relation entre Adolph Brodsky (1851-1929), qui a créé le Concerto, et Tchaïkovski a été fascinante, de la même manière que celle entre Ferdinand David (1810-1873) et Mendelssohn: il y a une dimension de fidélité au regard de celui qui a créé l’œuvre et qui a contribué à rendre la partie soliste conforme aux intentions du compositeur. Or, comme la première publication de la partition a eu lieu du vivant du compositeur, les interprètes ont considéré la cadence comme une donnée qu’il n’était pas forcément nécessaire de remettre en question. On sait toutefois que Mendelssohn souhaitait que les violonistes créent leur propre cadence: c’est ce que David a indiqué à Henryk Wieniawski (1835-1880), qui en a d’ailleurs lui-même écrit une pour ce concerto qu’il jouait régulièrement. C’est une tradition qui s’est néanmoins perdue, car la première édition chez Breitkopf a été sans cesse réimprimée: Igor Ozim, qui a travaillé sur la nouvelle édition, fruit d’un travail gigantesque sur les manuscrits, m’a même dit qu’elle avait été conservée dans un coffre pendant au moins une vingtaine d’années avant d’être publiée, car l’éditeur voulait préalablement écouler son stock de l’ancienne édition. Il ne faut donc pas sous-estimer le pouvoir des éditeurs à une époque où l’enregistrement sonore n’existait pas encore.
Pour Ysaÿe, lui-même compositeur, l’acte d’écrire était beaucoup aisé que pour un violoniste de nos jours, car l’éducation des musiciens était alors également orientée sur la composition.


L’interprète était souvent compositeur – violoniste-compositeur, pianiste-compositeur – afin de se mettre lui-même en valeur.
En effet, et Ysaÿe est l’un des derniers représentants de cette génération de romantiques, où les grands interprètes sont compositeurs. Il a donc une vision de l’œuvre non seulement en tant qu’interprète mais aussi en tant que compositeur. En outre, il est contemporain de Tchaïkovski: ses premières tournées en tant que soliste passèrent par Saint-Pétersbourg et par Moscou à l’invitation d’Anton Rubinstein (1829-1894), un des proches de Tchaïkovski, et il a commencé à jouer le Concerto à partir du manuscrit, sans doute avant qu’il ne soit publié. Il a ensuite dû s’incliner devant la force de l’histoire de l’œuvre, qui, après sa publication, a été servie par de nombreux grands violonistes, russes ou non. C’est donc l’une des rares cadences de violoniste ayant un rapport de compositeur avec une œuvre romantique.


Pourquoi n’a-t-elle pas été enregistrée, voire sans doute simplement jouée, jusqu’alors?
Je suppose que la tradition d’Ysaÿe a été submergée par les grands violonistes russes, notamment Jascha Heifetz (1901-1987), qui, après la Révolution russe, ont fait leurs débuts aux Etats-Unis et ont été les réels pionniers de ce concerto: la cadence qui était incluse a ensuite conquis le monde.
Je pense que la partition de la cadence d’Ysaÿe était dans les valises de l’un de ses élèves, Louis Persinger (1887-1966): il a enseigné à la Juilliard School, où elle est conservée et où chacun peut en disposer, et il possédait plusieurs manuscrits, comme de beaucoup d’autres des élèves d’Ysaÿe, dont Gingold. A l’époque, la détention du manuscrit de cette cadence ne présentait qu’une valeur d’ordre privé: l’authenticité remontant à un contemporain de Tchaïkovski et l’intérêt de disposer de la vision d’un musicien tel qu’Ysaÿe ne paraissaient pas aussi attrayants qu’ils le sont aujourd’hui pour moi. Il est donc très probable que Persinger, bien que connaissant cette histoire et cette cadence, n’ait même pas insisté pour que ses élèves l’apprennent. Aujourd’hui encore, pour beaucoup de violonistes, le fait de la jouer ne présente pas beaucoup d’attraits: ils préfèrent jouer ce qu’ils ont toujours entendu et s’approprier à leur tour ce qui a déjà été enregistré une centaine de fois.
Ysaÿe, quant à lui, ne fait pas du tout du Ysaÿe, et c’est ce qui me plaît, même s’il utilise sa technique violonistique que je sais, en tant que violoniste moi-même, incroyablement innovatrice et pionnière par rapport à celle de Brodsky. Cette cadence surprendra l’auditeur, car on a toujours entendu la même cadence depuis la naissance de l’œuvre, mais son avantage est de commencer quasiment de la même manière que celle qu’on joue d’habitude; ce n’est donc pas un choc si violent et si rédhibitoire et la structure de la cadence, avec la manière dont il utilise le second thème, ressemble à celle de Tchaïkovski. Il est donc très probable qu’il l’ait vue et qu’il s’en soit inspiré, mais comme il ne la satisfaisait pas entièrement, il en a écrit une autre.


Dans quelques années, quand vous rejouerez l’œuvre en concert, quelle cadence allez-vous choisir?
Je pense que je continuerai à jouer la cadence d’Ysaÿe, d’abord parce que je l’ai apprise mais aussi parce que je l’aime bien et que cela fait partie de ma personnalité de jouer de tels morceaux.


Elève d’Ysaÿe, Josef Gingold fut lui-même un grand pédagogue mais est peu connu comme interprète et n’a laissé qu’un petit nombre d’enregistrements. Comment définiriez-vous son jeu, son style, sa personnalité musicale?
Le jeu de Gingold était une inspiration à lui seul, car il jouait d’une manière absolument merveilleuse. C’était frappant dès qu’on entrait dans sa salle de cours: il jouait toujours quelque chose de rare, qu’on n’avait pas entendu, qu’on ne connaissait pas – il posait la question: «Est-ce que tu connais ça?» et en général la réponse était négative. Il jouait très bien, avec beaucoup de charme, d’élégance, toujours par cœur, des pièces rarissimes, par exemple de Hubay.
Il portait en lui plusieurs traditions et a été marqué par trois personnalités. Né en Biélorussie, il a émigré tôt, juste après la Première Guerre mondiale, aux Etats-Unis; il a alors pris quelques cours avec Leopold Auer (1845-1930), quand celui-ci résidait à New York. Ensuite, il a étudié deux ans et demi à Bruxelles avec Ysaÿe, qui a été la plus grande influence de sa vie et avec lequel il s’est construit tout son répertoire. Enfin, son jeu a été influencé par son adoration et son amitié pour Fritz Kreisler (1875-1962); je recommande d’ailleurs un merveilleux disque où il joue Kreisler, notamment la transcription de la Romance sans paroles opus 62 n° 1 de Mendelssohn, car c’est vraiment Gingold tel qu’on pouvait l’entendre quand on était dans sa salle de cours.
C’était un très grand violoniste, qui a servi la musique. Pendant la crise de 1929, il travaillait dans les orchestres de Broadway, comme tout le monde essayait alors de le faire pour survivre, car très peu de solistes s’en sortaient, et a obtenu en 1937 d’auditionner pour l’Orchestre de la NBC: il y a été admis, parmi les premiers pupitres, et parfois même comme concertmaster [fonctions qu’il a ensuite exercées à Detroit et à Cleveland avec Szell]. Mais il a aussi joué en tant que soliste, ce dont témoignent de merveilleux enregistrements. Ses services à la musique ont été considérables et il a influencé beaucoup de musiciens, dont Itzhak Perlman, qui a pris beaucoup de cours avec lui, notamment en musique de chambre – quand il joue, cela s’entend.


Comment avez-vous ressenti son enseignement? Que vous a-t-il apporté à ce moment de votre développement artistique?
Ce que j’aime chez lui, c’est qu’il avait quelque chose profondément dans l’âme même du violon. A mon avis, et même si je n’ai aucune preuve à l’appui de ce que je vais dire, quand Beethoven marque sotto voce sur la partition, ce qu’il fait souvent dans son Concerto, il voit la raison d’être de l’instrument, qui n’est pas si triomphant que cela: Gingold réussissait, avec toutes les petites inflexions et les détails qu’il jouait entre les notes, à exprimer énormément de choses. Pour lui, il n’y avait pas de grande différence entre une œuvre miniature de Kreisler, Vieuxtemps ou Wieniawski, d’une part, et Tchaïkovski, d’autre part. Quand il jouait Tchaïkovski, je me souviens de mille petits détails qui ressemblaient plus au ballet et au charme d’une époque disparue qu’à une lecture imposante de l’œuvre. Cela m’a beaucoup touché et j’ai souvent recherché à travers la musique de chambre et dans ma manière de jouer ce charme, ce parlando.


Pour vous, l’enseignement de Gingold a donc constitué un apport plus esthétique et humain que technique ou instrumental.
Il ne forçait jamais la sonorité. Le grand son dont on a besoin de nos jours, comme il est enseigné dans les grandes écoles telles que la Juilliard School, de telle sorte que les solistes passent dans des salles de concert peu favorables comme Pleyel ou l’Avery Fisher Hall, cela ne l’intéressait pas. J’ai travaillé avec lui entre l’âge de 17 ou 18 ans jusque vers 22 ans et je me souviens que j’écoutais beaucoup de futurs grands violonistes qui étaient alors jeunes et débutaient leur carrière, comme Shlomo Mintz ou Pinchas Zukerman, et que j’étais impressionné par la grandeur de leur sonorité. A chaque fois que cette influence transparaissait, il était gêné et me reprenait. En fait, j’ai compris, petit à petit, que ce n’était pas par la grandeur du son qu’il fallait que je m’exprime mais par sa qualité. Son approche technique était toute vouée à cela: il fallait absolument pouvoir exprimer techniquement beaucoup de choses dans une note, comme les chanteurs.


A l’époque, un élève français ne traversait généralement pas l’Atlantique pour rechercher les conseils d’un maître, même de tradition européenne. Qu’est-ce qui vous a mené vers Gingold?
Alors que je me trouvais au Canada pour une classe de maître, une radio américaine diffusait un reportage sur le concours Tchaïkovski. Gingold, membre du jury, y était interviewé et de sa voix, très grave, très riche, il disait notamment: «J’ai entendu beaucoup de violonistes extraordinaires, mais je n’ai pas entendu une seule phrase.» La manière dont il a prononcé ces mots-là m’a tout de suite séduit: quand je la redis comme ça, elle peut paraître banale, mais la manière dont il racontait cela était tellement poétique, il y avait une telle philosophie en arrière-plan, une telle distance par rapport à l’ambiance du concours proprement dit et de tout ce que cela représente, que j’ai été tout de suite séduit et que j’ai cherché à en savoir plus sur cet homme-là. J’ai demandé à jouer pour János Starker (1924-2013), qui donnait des classes de maître dans cette académie canadienne et après m’avoir entendu, il m’a introduit à Gingold.


Il y a pire recommandation! Venons-en à l’autre maître qui vous a fortement marqué, Philippe Hirschhorn (1946-1996), lui aussi violoniste mythique dont l’art n’est connu que par peu de témoignages. Qu’avez-vous retenu de l’interprète et qu’est-ce que son enseignement vous a-t-il apporté?
Alors que j’étudiais au conservatoire à Paris, j’ai rencontré Hirschhorn et, tous les quinze jours, je prenais le train pour Bruxelles pour des leçons privées. C’était une époque où il avait arrêté de jouer, pas encore définitivement – je crois qu’il dirigeait alors un orchestre, mais il a ensuite repris le violon. Un ami m’avait fait entendre un très court extrait de l’Etude en forme de valse de Saint-Saëns transcrite par Ysaÿe: j’ai été tellement subjugué et fasciné par sa sonorité, par son jeu et par son phrasé que j’ai tout de suite voulu le connaître. Cela n’a duré que quelques minutes à peine: dans un reportage qui parlait d’un disque sur l’histoire du concours [Reine Elisabeth], il y avait ce violoniste dont je n’avais strictement jamais entendu parler et j’ai été absolument fasciné et impatient de savoir qui il était.
C’est une rencontre qui a changé ma vie. C’était une personne totalement unique, un artiste extrêmement sensible, qui, en se mettant au violon, créait un monde que je n’ai jamais retrouvé depuis. Il avait grandi à Riga, dont il m’a beaucoup parlé. Il y a étudié avec le même professeur que Gidon Kremer, dont il était un ami très proche: j’ai donc beaucoup entendu parler de Kremer par Hirschhorn. Il a eu un destin incroyablement tragique, lui qui était si brillant, si doué, qui était une telle vedette en Union soviétique, alors que son ami, qui a eu un début de carrière difficile, est ensuite devenu légendaire, et ce de façon aussi méritée que bienvenue. Hirschhorn n’a jamais mis en doute les qualités musicales de son ami de jeunesse et en parlait toujours avec beaucoup d’admiration. Riga est une ville baignée dans une atmosphère allemande d’avant la guerre: Hirschhorn disait que dans sa jeunesse, il y avait encore sept journaux en langue allemande et c’est d’ailleurs là que Bruno Walter (1876-1962) a eu son premier poste de directeur d’opéra [en 1898].
Durant ses cours, on ne jouait pas toujours. Je me souviens ainsi d’avoir passé des soirées entières à écouter Fischer-Dieskau. Pour lui, ses enregistrements de jeunesse, son interprétation des lieder de Beethoven, Schubert et Schumann, étaient une chose unique qu’il fallait comprendre et dont il fallait s’imprégner. Il pensait qu’en tant que Français, j’étais le plus éloigné possible de cette culture, ne serait-ce que par la langue. Un professeur de violon qui ne vous dit rien sur la manière de tenir l’archet, ne vous explique pas comment jouer une gamme et vous fait entendre Fischer-Dieskau paraît très étonnant, mais je vous assure qu’il a eu une grande influence dans ma vie.



(© Marco Borggreve)


Vous avez-vous-même une expérience d’enseignement.
C’est une activité qui m’apporte beaucoup. J’ai enseigné pendant plusieurs années à l’université de New York à Stony Brook. Depuis trois ans, je suis professeur au conservatoire flamand de Bruxelles, où j’ai ma propre classe, et j’enseigne une fois par mois au conservatoire de La Haye. Je suis en effet très attaché aux Pays-Bas, car c’est là que j’ai poursuivi mes études avec Hirschhorn et que je me suis ensuite beaucoup produit en concert. Je donne également des classes de maître. Par le seul fait du hasard, une sorte de boucle s’est bouclée, car Gingold a étudié à Bruxelles, dans les mêmes locaux que ceux dans lesquels j’enseigne maintenant, et Hirschhorn y était lui aussi professeur.


Votre album est dédié à la mémoire de Devy Erlih (1928-2012).
Il a été l’un de mes tout premiers professeurs de violon. J’habitais alors Aix-en-Provence avec ma famille et je prenais l’autobus pour aller prendre des cours avec lui au conservatoire de Marseille, alors dirigé par Pierre Barbizet (1922-1990), que j’ai très bien connu et avec lequel j’ai joué plusieurs fois lorsque j’avais 13 ans. Devy Erlih a énormément compté pour moi, pendant toute ma jeunesse, même pendant que j’étais au conservatoire à Paris, dans la classe de Michèle Auclair (1924-2005). A 16 ans, dès que j’ai eu mon prix au conservatoire, j’ai fui, car elle était très sévère, très stricte, et s’intéressait beaucoup aux questions instrumentales. Je bénéficiais déjà du soutien et de l’inspiration de Hirschhorn, et je voulais mettre la plus grande distance possible avec mon enfance et mon adolescence au conservatoire.
C’est beaucoup plus tard que j’ai repensé à mes professeurs, avec la plus grande affection. J’ai appris la mort de Michèle Auclair, que je n’avais pas vue depuis des années, après avoir donné le 9 août 2005 aux Proms un concert télédiffusé et radiodiffusé, qui représentait un moment important de ma carrière, car cela fait près de 20 ans que je me suis établi en Angleterre. Mes parents étaient venus et, à la sortie de la salle, m’ont dit que la nouvelle venait d’être annoncée dans la presse. Le destin, le moment étaient incroyables, et voilà une personne contre laquelle je m’étais beaucoup battu dans ma tête alors que finalement, je lui dois tout, car je me rends compte maintenant que c’est à elle et à Devy Erlih, et non à Gingold ou à Hirschhorn, que je dois mes bases violonistiques.
Michèle Auclair et Devy Erlih avaient d’ailleurs eu le même professeur, Jules Boucherit (1877-1962), et ils se connaissaient très bien. Maintenant, je pense à eux d’une autre manière: même s’ils n’en parlaient absolument jamais – mais c’est pour moi quelque chose qui a beaucoup de résonance – ils étaient tous deux d’origine juive. Tous deux ont traversé la guerre en se cachant, d’une certaine manière.
Michèle Auclair a remporté la première édition du concours Long-Thibaud en 1943 sous un faux nom. Je pense à elle par exemple quand je relis aujourd’hui le Journal d’Hélène Berr (1921-1945): c’est la même génération, avec le dilemme de broder sur son manteau l’étoile jaune. J’ai relu les lois de juillet 1942, interdisant aux juifs ne serait-ce que d’entrer dans les parcs, d’aller au concert ou de faire du sport, et elle n’avait pas le droit de se présenter au concours. Quand elle me disait «Mon petit Philippe, quand tu travailles, le monde peut s’écrouler autour de toi, je me fiche complètement des problèmes de tes parents et du reste, il faut que tu continues ton petit travail d’artisan et concentre-toi là-dessus», cela résonne maintenant de façon complètement différente car je pense à ce qu’elle a vécu pendant la guerre même si elle n’en parlait jamais.
Devy Erlih, quant à lui, était caché et a été dénoncé mais a pu s’échapper juste à temps. Il n’avait pas été très content que je poursuive mes études aux Etats-Unis et je l’ai perdu de vue pendant longtemps quand je suis parti en Angleterre mais je suis resté lié avec lui et on s’est retrouvés. Pour son quatre-vingtième anniversaire, j’ai organisé un entretien avec lui pour The Strad Magazine: j’ai passé une après-midi en sa compagnie à revoir sa vie et je me suis rendu compte à quel point elle avait été importante pour moi, notamment ses deux enregistrements, en public et en studio, du Concerto de Tchaïkovski, qui sont vraiment exceptionnels et ont beaucoup compté pour moi, ainsi que toutes ses expériences – il a joué beaucoup avec Enesco et avait une passion pour la musique contemporaine. A la différence de Gingold, par exemple, il n’avait aucune nostalgie et était complètement investi dans le futur: je me souviens que lors d’un des derniers dîners que nous avons partagés ensemble, il n’a parlé que des derniers concerts de musique contemporaine et des jeunes compositeurs qu’il était allé entendre. C’était absolument extraordinaire et pour cela, je l’admire beaucoup.


Le titre de votre dernier album renvoie au Concerto parlando, que vous avez commandé à Rodion Chtchedrine et créé en 2004. Pourquoi fait-il référence à Chostakovitch, non pas dans le titre, mais par l’effectif instrumental, qui s’inspire de celui de son Premier Concerto pour piano?
Quand j’ai rencontré Chtchedrine, je venais de remplacer un violoniste pour interpréter son Concerto cantabile, très virtuose et très lyrique, d’une grande beauté, également avec un accompagnement de cordes. J’ai remarqué qu’à cette époque-là, Chtchedrine était très intéressé d’utiliser un orchestre réduit aux cordes – mais avec beaucoup de cordes – et j’ai été frappé à quel point il arrivait à lui conférer une grande résonance, avec de nombreuses techniques différentes (sul ponticello, ...). Je ne voulais donc pas lui commander un autre concerto aussi ambitieux mais une œuvre un peu plus humble, d’une certaine manière, et – en le connaissant mieux et en jouant sa musique de chambre avec lui, comme sa Sonate pour violon et piano – un peu ironique. J’ai trouvé que le caractère de la trompette contrastait beaucoup par rapport à celui du violon et l’idée l’a séduit. Il n’a pas eu pour objectif d’écrire la pièce la plus métaphysique du siècle ou même de sa propre production, mais une œuvre pouvant s’inscrire à la suite du Premier Concerto pour piano de Chostakovitch, par exemple, ou de son Concerto cantabile, mais qui en soit différente.


L’orchestration par Chtchedrine de la partie de piano des Cinq Mélodies de Prokofiev, qui existent dans des versions pour voix ou pour violon, constitue une autre première de votre album.
Seule la Deuxième avait déjà été orchestrée par Prokofiev, mais il pensait à la voix et non pas au violon. De ce fait, son orchestration, à mon avis et à celui de Chtchedrine, n’est pas très adaptée au violon: l’orchestre est un peu trop lourd pour le violon, qui, plus encore que le violoncelle, est un instrument très léger face à l’orchestre. Quand la Deuxième Mélodie est jouée au violon, l’orchestration de Prokofiev est donc problématique et j’ai dû changer certaines choses, comme les coups d’archet, qui sont dans la version pour piano. Les quatre autres Mélodies ont été orchestrées par Chtchedrine, lui aussi en pensant à la voix, mais avec son approbation, j’ai adapté la transcription que Prokofiev avait lui-même réalisée pour violon et piano: il avait insisté, dans la Quatrième Mélodie, sur les pizzicatos et comme il y a beaucoup plus de notes dans la version de Prokofiev, j’ai continué avec ces pizzicatos d’une manière un peu extrême, ce qui lui a beaucoup plu. L’orchestration de cette Quatrième Mélodie résulte donc d’une collaboration entre lui et moi.


Vous avez créé des œuvres de Vytautas Barkauskas, Philippe Hersant et David Matthews – entre autres. Comment votre travail avec les compositeurs se déroule-t-il?
Cela diffère d’un compositeur à l’autre mais en général, cela ne m’aide pas tant pour l’œuvre que je travaille avec eux – c’est une collaboration normale avec le compositeur, par exemple quand quelque chose me chose me gêne, je le dis, ou bien j’essaie de comprendre ce qu’il veut – que pour le répertoire. J’approche Mendelssohn, Schumann ou Tchaïkovski comme s’ils étaient des compositeurs contemporains et en continuant le même dialogue que j’ai eu avec des compositeurs contemporains. C’est en ce sens que je trouve que le travail avec eux m’a enrichi. Je suis par exemple remonté aux sources, au manuscrit, pour le Second Concerto de Mendelssohn, que je viens d’enregistrer.


Avec la cadence de Wieniawski?
Je ne l’ai pas trouvée! Mais j’ai écrit ma propre cadence.


C’est un vrai défi, car tout le monde a dans l’oreille la cadence habituelle.
Je peux vous assurer que commencer à jouer la première fois sur scène une autre cadence que celle qu’on a l’habitude d’entendre, c’est un geste violent!


Il reste une pièce de votre album à évoquer, l’élégie Au bord du lac de Balys Dvarionas (1904-1974). Avez-vous une prédilection pour la musique balte?
Pour avoir rêvé sur l’enfance de mon professeur et, surtout, grand ami Philippe Hirschhorn, j’ai effectivement une grande affection pour les pays baltes. En allant à Vilnius, donc dans un pays proche de la Lettonie, j’ai été surpris de constater à quel point il y était connu. Avant les concerts, il y a généralement une petite rencontre avec le public et la première fois que je suis allé jouer là-bas, j’ai été frappé qu’on m’ait tout de suite posé la question sur mes études avec lui, alors que je venais d’un pays où personne ne le connaît. Il faut savoir que pour les violonistes, Vilnius est une ville mythique, car Heifetz y est né et les souvenirs de son enfance et de ses premiers concerts font partie de l’histoire du violon. En tant que violoniste, c’était impressionnant pour moi, car comme l’a dit Isaac Stern, «chacun d’entre nous a le son de Heifetz dans son oreille».
L’élégie de Dvarionas est magnifique, complètement romantique sans aucune honte ni remords, alors qu’il l’a écrite après la Seconde Guerre mondiale. Elle est bien aimée en Lituanie, où elle résonne presque comme un second hymne national: quand je l’ai jouée à plusieurs reprises à Vilnius, j’ai senti à quel point le public était touché par la beauté de cette pièce, somme toute assez naïve, et la manière dont elle lui parle. Quand il s’est agi de produire cet album, j’ai pensé qu’il serait bon de commencer par quelque chose d’assez humble, mais profondément lituanien.


Bréville, Canteloube, Gaubert, Guiraud, Cliffe, Coleridge-Taylor, Erlanger, Escher, Pijper, Bruno Walter et même des pièces peu fréquentées de Fauré, Lalo ou Saint-Saëns... Qu’est-ce qui vous incite à jouer et à enregistrer ces œuvres rares, voire oubliées ou même pas éditées?
C’est une question importante pour moi, car vous touchez là au cœur de mon travail de musicien. Je pense que le répertoire est immense et j’ai été frappé, au début des années 1990, lorsque j’étais encore à Paris, par un concert commémoratif de l’Orchestre national de France à la Maison de la Radio. Manuel Rosenthal avait repris le même programme que celui qui faisait l’objet de la commémoration et ce programme m’avait impressionné: il était beaucoup plus long qu’aujourd’hui et il comprenait beaucoup d’œuvres qui ont disparu du répertoire depuis lors, comme Les Djinns de Franck, qu’on ne joue plus jamais en concert alors que c’est une partition magnifique. Ce témoignage d’une pratique musicale du concert datant au fond d’une époque assez proche de la nôtre – et plus proche de nous qu’elle ne l’était de celle des années 1900-1910 – me conduit à penser qu’au fil du siècle, le répertoire s’est restreint selon un processus irrémédiable: il faut remplir les salles de concert, de telle sorte que les programmateurs n’osent plus aller au-delà des attentes du public. Le répertoire ne comprend donc plus que cinq ou six concertos, qui seront programmés partout chaque année, hormis quelques créations subventionnées ou gestes volontaristes des directeurs artistiques.
Dans ce contexte, le disque offre un espace salvateur. C’est aussi cela qui m’a plu et l’une des raisons pour lesquelles je suis resté en Angleterre, où il y a beaucoup d’orchestres qui, par exemple, ont un lien avec la radio: on peut collaborer avec leurs programmateurs sur leur mission, qui consiste à présenter des œuvres oubliées et à les enregistrer pour qu’elles soient disponibles au Japon comme au Mexique ou en Nouvelle-Zélande pour les amateurs de musique qui ont envie de savoir à quoi ressemble par exemple le Caprice (dédié à Sarasate) d’Ernest Guiraud, grand ami de Saint-Saëns. Personne ne savait à quoi ressemblait cette musique et tout d’un coup, on peut l’entendre: je pense qu’il s’agit d’une mission de service public qui disparaît dans beaucoup de pays mais qui demeure en Angleterre.
C’est également un très bon exercice pour le musicien, car je pense que sans que nous nous en rendions compte, l’histoire de l’interprétation influence notre imaginaire. Un jeune artiste qui va travailler le grand répertoire reproduit en fait ce qu’il vient d’entendre. Placé devant une œuvre contemporaine qui n’a pas de tradition, il est obligé de faire appel à un imaginaire beaucoup plus vaste. En ce sens, je suis très reconnaissant à Philippe Hirschhorn qui, quand j’avais 15 ans et que je prenais le train pour aller travailler avec lui à Bruxelles, m’a demandé de ne pas jouer ce que j’étudiais au conservatoire avec Michèle Auclair, comme la Symphonie espagnole, mais d’apprendre un concerto de Szymanowski, le Concerto de Schumann, celui d’Elgar... Cela n’en finissait pas et il voulait que je joue des œuvres qu’à l’époque je ne pouvais pas entendre par ailleurs: mon espace, mon imaginaire, mon inspiration n’étaient pas entachés de mille copies à faire.


Quels sont vos projets pour les mois à venir?
Le Concerto du Finlandais Tauno Marttinen (1912-2008), avec l’Orchestre de Turku, sort chez Cobra Records. Pour le même éditeur, je viens d’enregistrer les concertos de Schumann et Mendelssohn ainsi que la Fantaisie opus 131 de Schumann avec l’Orchestre de Padoue et de la Vénétie sous la direction du Finlandais Tuomas Rousi.
Sortira très prochainement chez Hyperion le Concerto de Joseph Jongen ainsi que le reste de son œuvre pour violon et orchestre – une musique magnifique – et la Rhapsodie de Sylvio Lazzari, créée par Jacques Thibault: ce sont des premières mondiales, avec Martyn Brabbins et la Philharmonie royale de Flandre.
Je vais également jouer et enregistrer à Londres le Concerto de Britten, avec celui de Delius, le mois prochain chez Dutton Records, avec l’Orchestre Philharmonia. En musique de chambre, j’ai un projet de transcriptions et un autre sur la musique de Georges Enesco.


Comme Robert Casadesus, Jean-Yves Thibaudet, Bertrand de Billy et bien d’autres tout aussi remarquables, vous faites partie de ces musiciens français dont la carrière se déroule principalement hors de la France. Vous avez choisi de vous établir à l’étranger, mais conservez-vous néanmoins une part de regret de ne pas être reconnu dans votre propre pays?
Probablement un peu, sans toutefois que je m’en rende vraiment compte, car je n’ai pas le temps de le vivre, d’abord parce que je ne vis pas en France et que je ne suis donc pas toujours confronté ce manque de reconnaissance, et aussi parce que je suis tellement occupé par ma vie de musicien, entre mes diverses vies de professeur, de concertiste, de musicien de chambre et de directeur artistique de festival, que ces questions de reconnaissance ne m’atteignent pas.
Cela étant, il est sûr que j’aime mon pays et beaucoup de ce que je fais, même quand il s’agit d’autres pays, a un rapport avec la France. D’une certaine façon, en habitant en Angleterre, j’ai retrouvé une part de la France: même si c’est très étrange à dire, j’en suis convaincu, car les Anglais aiment beaucoup la musique française et ont été très réceptifs à mon désir de la jouer, et ce sont des pays très proches – bien qu’on plaisante souvent sur le fait qu’ils n’aimeraient pas la France, je n’ai pas du tout cette expérience-là. Je pense qu’au contraire, ils sont en très proches: quand Régis Debray, dans un chapitre d’un de ses livres, dit qu’il y a vingt-deux raisons d’être Français, il cite juin 1940 comme la première de ces raisons et je pense qu’il n’a pas tort. Le Requiem de Fauré est très aimé en Angleterre et résonne chez eux comme quelque chose relevant d’une expérience intime; pour moi, il résonne dans la France que mon père a connue et qui a disparu avec le temps – je ne suis pas nostalgique de cette France-là, mais cela veut dire que je n’ai pas vraiment quitté mon pays.


Vous êtes également fondateur et directeur artistique du festival «Consonances» de Saint-Nazaire, dont la vingt-troisième édition se déroulera en septembre.
J’avais un ami qui organisait un festival dans un petit village finlandais et j’avais trouvé stimulant de pouvoir ainsi inviter ses amis à faire de la musique. Quand je suis rentré en France après mes études, j’ai adressé un projet de festival à cinq villes françaises. Une amie qui avait travaillé avec la ville de Saint-Nazaire m’avait dit que je devais leur proposer quelque chose, car elle avait trouvé le maire très sympathique et se faisait fort qu’il lise mon projet. Avec Frederic Chiu, on a passé un mois ou deux à l’écrire. Nous sommes allés les rencontrer et ils ont dit banco. Depuis, on a continué chaque année, sans penser que cela durerait si longtemps.
Quand on est musicien, il est très rare de bénéficier du soutien d’une ville: c’est ainsi que j’ai vécu l’expérience de la création de ce festival. J’ai appris à aimer cette ville tout à fait particulière, avec son histoire, et cela m’a aussi appris la place de la musique classique dans la société, car je dois me battre chaque année pour convaincre les gens que ce festival important et qu’ils doivent venir au concert. C’est un combat qui n’est jamais gagné et toujours à construire.


Il est à craindre que cela soit de plus en plus le cas. Quelles sont les perspectives de financement de votre festival?
Jusqu’à présent, le festival a été inconditionnellement soutenu par la ville, qui l’a créé. Il a survécu à beaucoup d’événements et je pense que la ville y est attachée, car c’est désormais une signature de Saint-Nazaire, quelque chose qui lui est propre, presque intime. Finalement, le festival s’est inscrit dans le calendrier des événements culturels de la ville et maintenant, tout le monde l’attend au mois de septembre. La prochaine édition, anniversaire oblige, sera consacrée à la Première Guerre mondiale.


[Propos recueillis par Simon Corley]

 

 

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