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Entretien avec P. Herreweghe
04/15/2013


Philippe Herreweghe répond aux questions de ConcertoNet à l’occasion de la parution chez Phi d’un album consacré au Stabat Mater de Dvorák (Must de ConcertoNet).



P. Herreweghe (© Michiel Hendryckx)


Vous dirigez en ce moment le Stabat Mater de Dvorák. Au disque, c’est une première pour vous: comment votre choix s’est-il porté sur cette pièce alors que vous entretenez assez peu d’affinités avec Dvorák (sauf le Concerto pour violoncelle, que vous avez notamment dirigé à Saintes)?
Lorsque j’ai créé le Collegium Vocale Gent il y a maintenant plus de trente ans, j’avais l’idée de donner un certain nombre d’œuvres avec ce chœur polyphonique d’environ seize membres mais, depuis une dizaine d’années, j’éprouvais une sorte d’insatisfaction. Nous avons joué essentiellement des compositeurs baroques et classiques mais j’avais d’autres envies. C’est la raison pour laquelle, dans la même veine qui m’a conduit à créer un label indépendant, Phi, j’ai eu l’idée de fonder un chœur symphonique. Dans cette optique, nous avons fait environ 400 auditions par an dans toute l’Europe afin de recruter de jeunes chanteurs professionnels et nous donnons cinq ou six productions par an avec un orchestre important, ici l’Orchestre Philharmonique Royal des Flandres mais ce peut être également le Royal Concertgebouw ou une autre phalange équivalente…
Et donc, si Dieu le veut et si ma santé le permet, je souhaiterais enregistrer les grandes œuvres chorales du XIXe siècle et du XXe siècle (nous avons d’ailleurs passé des commandes à certains compositeurs) en adoptant un regard, je l’espère, un peu nouveau comme nous l’avons fait pour le baroque dans les années 1970 et 1980. Il y a là des œuvres très belles mais encore assez méconnues: le Stabat Mater de Dvorák en fait partie, comme d’ailleurs sonRequiem que nous enregistrerons dans quelque temps, et qui est encore plus génial à mes yeux.


Comment avez-vous connu cette pièce (concert, enregistrement...) et qu’est-ce qui vous a donné envie de l’enregistrer?
Je connaissais un peu Dvorák dont, c’est vrai, j’ai dirigé le Concerto pour violoncelle mais aussi quelques symphonies. Quand j’étudiais le piano, j’ai également connu sa musique de chambre et c’est pour moi un très grand compositeur. Cela dit, j’avoue que je ne connaissais pas son Stabat Mater il y a encore cinq ans et sa découverte fut pour moi une vraie émotion. L’œuvre n’est pas, à mon avis, du niveau du Requiem de Fauré mais elle est néanmoins très intéressante. J’estime que le Stabat Mater et d’autres œuvres équivalentes méritent d’être un peu dépoussiérées, comme cela fut le cas pour la musique baroque. Il existe quelques enregistrements un peu dépassés, je trouve, servis par des chœurs d’opéras ou des chœurs amateurs (je n’ai rien contre les chœurs d’amateurs bien évidemment mais le résultat n’est pas toujours satisfaisant). L’apport de l’école à laquelle j’appartiens, qui a revisité la musique baroque, puis classique et romantique, permet, je pense, d’éclairer ces œuvres autrement.
En l’espèce, les ingénieurs du son ont fait un excellent travail. Le Stabat Mater est une œuvre qui requiert un grand orchestre et des chœurs importants: elle est donc très difficile à enregistrer. Pour la musique baroque, j’ai souvent fait des enregistrements en concert car les moyens dont nous disposons, y compris financiers, sont généralement assez modestes et il y a une nécessité d’aller assez vite. Là, avec l’Orchestre Philharmonique Royal des Flandres nous avons bénéficié de moyens plus conséquents et nous avons donc pu prendre davantage notre temps. C’est pourquoi nous nous sommes permis d’enregistrer le Stabat Mater en studio. La prise de son en concert a certes l’avantage, parfois, de transmettre l’émotion et la tension par le biais du disque mais ici, dans une œuvre très difficile où l’ensemble doit être parfaitement calé, la prise en studio était préférable.


Le premier quatuor «Quis est homo» ou le chœur dans le «Eja, Mater» comportent des accents qui les rapprochent très fortement de certains passages du Requiem (mai 1874) de Giuseppe Verdi ou du Stabat Mater de Rossini: qu’en pensez-vous? Cela vous donne-t-il envie d’enregistrer ces œuvres un jour?
Je n’ai encore jamais dirigé Verdi mais j’ai envie de le faire bientôt. C’est vrai que ce Stabat Mater a des couleurs qui le rapprochent d’autres grandes fresques chorales mais il faut éviter une interprétation qui serait trop enflée, au risque de générer un côté répulsif.
J’aimerais, à l’avenir, si j’en ai la possibilité, enregistrer des œuvres de Schumann (son Requiem pour Mignon). On a déjà fait un disque consacré à des pièces chorales de Brahms ainsi que la Missa Solemnis de Beethoven (voir ici), mais il y a également sa Messe en ut majeur, la Messe de Gran de Liszt, compositeur que je dirige assez souvent ces derniers temps (c’est inaudible si les chœurs sont approximatifs mais c’est une pièce très intéressante), Verdi comme vous l’avez dit, le Stabat Mater de Szymanowski, certaines œuvres de Stravinsky (la Symphonie de psaumes...). Bref, il y a là une trentaine d’œuvres que nous voudrions enregistrer, la prochaine étant donc le Requiem de Dvorák.



P. Herreweghe (© Michiel Hendryckx)


Les tempi que vous adoptez sont généralement assez rapides, plus en tout cas dans d’autres enregistrements (le premier mouvement est réalisé en 17 minutes contre par exemple 18’30 chez Kubelik et 20’32 chez Sinopoli, le cinquième en 5’33 contre plus de 8’ chez Fedosseyev): est-ce une vraie volonté de votre part que d’alléger le discours et d’enlever à cette œuvre son caractère pompeux et grandiose, ou est-ce assez naturellement que vous avez choisi ces tempi?
Vous avez raison: les tempi sont fondamentaux. C’est d’ailleurs ma première préoccupation. Lorsque j’ai enregistré les Symphonies de Beethoven, j’ai respecté ses indications métronomiques qui, je trouve, me semblent intéressantes et assez pertinentes. Je pense que, dans certaines œuvres, il existe une vraie contrainte de tempo: si on ne les joue pas au tempo requis, à mon sens, on les trahit un peu. Certaines interprétations de Beethoven par Celibidache, par exemple, sont impressionnantes, peuvent être même assez belles si l’on veut mais, à mon avis, on s’éloigne des intentions du compositeur. Ensuite, il faut tenir compte de la taille de la salle; Haydn pouvait donner Les Saisons aussi bien avec des effectifs pléthoriques qu’avec, parfois, de tout petits effectifs, dans des palais princiers.
Dvorák lui-même a donné son Stabat Mater à la tête de masses impressionnantes; il raconte d’ailleurs combien il était flatté de diriger de tels effectifs. Mais il l’a également dirigé à la tête de musiciens en plus petits effectifs. Pour en revenir au tempo, il faut donc tenir compte des effectifs que l’on a en face de soi mais aussi de la configuration de la salle dans laquelle on joue: en l’espèce, avec un chœur d’une quarantaine de personnes, je pensais qu’on pouvait adopter des tempi allants, ayant du sens. Une fois l’enregistrement réalisé, on peut éventuellement se poser des questions et regretter certains choix: ici, je pense que c’est assez convaincant.
J’étudie actuellement la Passion selon saint Matthieu de Bach dans une version romantique établie par un certain François-Auguste Gevaert, qui fut directeur du Conservatoire de Bruxelles au milieu du XIXe siècle: la conception (des vents triplés) et les tempi sont inimaginables mais c’est intéressant de savoir que ça existe! Pour autant, je ne pense pas qu’on puisse le jouer ainsi désormais.


Vous dirigez dans cette œuvre l’Orchestre Philharmonique Royal des Flandres et non l’Orchestre des Champs-Elysées, votre partenaire de prédilection: est-ce pour une question de timbres (même si vous avez dirigé ce dernier dans des œuvres comparables) ou pour une autre raison? D’ailleurs, à son écoute, on est frappé par ses immenses qualités, notamment les pupitres de bois et de violoncelles...
L’Orchestre Philharmonique Royal des Flandres était, il y a trente ans, un orchestre standard mais qui stagnait un peu. Avec de l’ambition et un peu plus de management, je suis devenu un chef invité il y a à peu près quinze ans et, depuis une dizaine d’années, un des deux chefs attitrés avec Edo de Waart. Moi, je dirige le répertoire allant en gros de Haydn à Debussy, de Waart s’occupant plus du répertoire postromantique (Mahler...) et de la musique du XXe siècle. Comme vous le savez, il existe actuellement en Europe une grave crise économique qui touche également les orchestres: aussi, lorsque nous organisons le recrutement d’une clarinette, 160 candidats venus de toute l’Europe se présentent et nous bénéficions ainsi d’excellents musiciens. Vous avez souligné à juste titre la qualité des violoncelles, un pupitre fortement rajeuni et renouvelé mais nous avons également un extraordinaire pupitre de cors!
Ma tâche, avec cet orchestre que j’aime beaucoup, a consisté à porter les acquis d’une école baroque, peut-être plus «historiquement informée» de ce qui se faisait avant. J’espère que nous y réussissons.


Du côté des voix, vous avez fait appel à des chanteurs qui ont pratiqué l’opéra et qui sont peut-être moins familiers de la musique religieuse baroque que d’autres chanteurs avec lesquels vous avez pu collaborer précédemment (cela est notamment vrai pour les deux voix féminines): là aussi, est-ce un choix de votre part que d’avoir eu recours à des voix assez charnues, moins diaphanes peut-être que pour chanter Bach?
Le ténor et la basse ont également pratiqué la musique baroque! Il y a un vrai côté «opéra» dans ce Stabat Mater et je voulais des voix convaincantes. Pour tout dire, je voulais avant tout de vrais musiciens; or, vous le savez comme moi, il existe de très bons chanteurs mais qui ne sont pas du tout musiciens. Le quatuor de solistes que nous avons ici a pratiqué le lied, la musique ancienne, l’opéra... en un mot une technique diversifiée qui leur permet de très bien servir cette musique.


Certains commentaires font état des liens entre ce Stabat Mater et d’autres pièces, comme certaines de Palestrina. Pour votre part, quels sont les liens à vos yeux entre la musique baroque et le Stabat Mater de Dvorák?
Dvorák, comme Brahms ou d’autres, connaissait très bien le répertoire baroque, voire antérieur (polyphonies de la Renaissance); aussi, lorsqu’ils composaient, ils possédaient tout ce substrat historique. Je suis donc convaincu que des musiciens qui connaissent également cette diversité de répertoires seront mieux à même de bien interpréter cette œuvre: c’est le cas ici pour les chanteurs et l’orchestre. Ces compositeurs se sont nourris de cette musique.
J’utilise assez souvent cette comparaison: si vous voulez bien connaître le Venezuela, il faut bien connaître l’Espagne. Eh bien, dans le même ordre d’idée, si vous voulez bien connaître Brahms ou Dvorák, je suis convaincu qu’il faut bien connaître Schütz.


[Propos recueillis par Sébastien Gauthier]

 

 

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