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04/23/2009 Robert Schumann : Genoveva Juliane Banse (Genoveva), Cornelia Kallisch (Margaretha), Martin Gantner (Siegfried), Shawn Mathey (Golo), Alfred Muff (Drago), Chœur et Orchestre de l’Opernhaus de Zurich, Nikolaus Harnoncourt (direction),
Martin Kusej (mise en scène), Rolf Glittenberg (décors), Heidi Hackl (costumes), Jürgen Hoffmann (lumières)
Enregistré en public à Zurich (2008) – 146’
Arthaus 101 327 (distribué par Intégral) – Format 16:9
Les modes d’appréciation d’une mise en scène d’opéra divergent à tel point d’un pays à l’autre, et même d’une minorité intellectuelle à l’autre au sein d’un même pays, qu’il est devenu difficile aujourd’hui de se fier à un avis autre que le sien propre. A l’image de ces soirées de première où l’on trouvera systématiquement quelques hueurs, pour des raisons difficiles à décrypter : mise en scène tantôt trop « moderne », tantôt trop passéiste, trop ceci, trop cela… A vrai dire on ne sait plus, tant les critères de jugement deviennent insaisissables et diffus.
L’industrie du DVD permet en tout cas de juger sur pièces des spectacles de toutes provenances, et parmi eux de productions particulièrement très discutées (traduction littérale de viel diskutiert, terme valise dont raffolent nos voisins d’Outre-Rhin...). Avec cette Genoveva de Schumann mise en scène par Martin Kusej à Zurich il est clair que l’on tient un beau spécimen de ce genre d’objet, tellement inclassable que l’on pourrait même le critiquer de deux façons strictement contradictoires mais qui peuvent paraître également fondées, du moins en fonction des a priori de chacun.
Version A
Nikolaus Harnoncourt rêvait d’une production scénique de la Genoveva de Schumann, expérience presque jamais tentée, du fait d’un livret jugé inefficace sur le plan théâtral. Que le chef autrichien ait pensé s’associer pour cela à Martin Kusej, metteur en scène avec lequel il a déjà collaboré, paraît logique, Kusej étant un directeur d’acteurs brillant, particulièrement apprécié en Allemagne et en Autriche où ses mises en scènes de nombreuses pièces de théâtre font référence. Les incursions plus rares de Martin Kusej dans l’univers sclérosé de l’opéra ont en revanche suscité d’abondantes controverses, que ce soit sur des scènes plutôt novatrices comme Stuttgart ou plus conventionnelles comme Salzbourg. En l’absence d’un possible consensus s’est en tout cas développée au fil des dernières années une « esthétique Kusej » immédiatement reconnaissable, fondée sur des mises en scène violentes et prégnantes, remarquables par la tension nerveuse qui s’y exerce sur le public et par les réactions intéressantes que cette confrontation insistante à de multiples formes d’agression peut susciter.
Après avoir analysé le livret de Genoveva et l’avoir jugé impossible à mettre en scène d’une façon conventionnelle, Kusej a donc eu l’idée brillante de tout y orienter vers l’illisibilité : une indéchiffrabilité d’ordre psychiatrique. Miroir qui nous renvoie à la folie peut-être déjà perceptible d’un Schumann à l’époque, le principal ressort de l’action devenant précisément son absence de progression, une mise à plat systématique au profit d’un tournage en rond généralisé qui interpelle inlassablement. Pourquoi tel personnage regarde-t-il subitement son semblable d’un air aussi égaré ? Pourquoi un autre reste-t-il constamment présent sur scène, assistant à des événement dont il est censé ignorer totalement la teneur… Bref, tout cela se révèle d’une brillante instabilité spéculative. Quelle idée géniale, par exemple, que cette organisation du duo de la séparation entre Genoveva et Siegried, chacun des deux membres du couple accomplissant en miroir la même chorégraphie répétitive, image forte de la routine d’un couple usé qui ne fonctionne plus que par ses automatismes. Au fur et à mesure que l’action se noue, ou en tout cas se complexifie, les murs immaculés de la chambre blanche où tous les protagonistes se trouvent enfermés se maculent progressivement de boue et de sang, métaphore puissante d’un honneur sali, celui d’une héroïne dont on exhibe finalement les chairs dénudées, de dos, étalées en vrac comme sur un étal de boucher, et que l’on finit d’ailleurs par égorger. Une soirée stimulante, à ceci près que l’on peut trouver finalement que Martin Kusej reste ici un peu timide, peut-être bridé par une œuvre avec laquelle il ne parvient pas à provoquer aussi pertinemment que d’habitude. Son travail manque d’urgence, voire de cruauté. Les costumes de la production restent globalement romantiques (clin d’œil décalé, peut-être ?), et il subsiste par ci par là un soupçon d’esthétisme gratuit qui affadit le propos. Et puis, alors que l’attention visuelle se trouve constamment focalisée vers le petit lavabo situé au fond du décor, on peut s’étonner que personne… n’urine dedans (l’un des derniers tabous récemment transgressés par Martin Kusej, frontalement, lors d’une mise en scène de Macbeth à Munich…). Donc, dans le parcours actuel du metteur en scène autrichien, plutôt un travail de transition, qui manque d’une certaine radicalité.
Version B
Il faut un vrai courage pour tenter d’acclimater aujourd’hui la Genoveva de Schumann à la scène, mais finalement guère davantage que pour l’Euryanthe de Weber ou l’Alfonso und Estrella de Schubert : autant de chefs-d’œuvre du romantisme allemand où les splendeurs de l’écriture musicale prennent constamment le pas sur une action prétexte, voire inexistante. S’y ajoutent évidemment les difficultés de transposer aujourd’hui à la scène la ferblanterie médiévale de livrets rédigés dans un très digne style « Walter Scott », que l’on peut juger définitivement non gérables en l’état, sous peine d’un fou rire général. Bref, peut-on monter Genoveva à la scène ? Oui bien sûr, et c’est même nécessaire, mais sous réserve de confier cette tâche à un metteur en scène de génie.
Malheureusement l’Opéra de Zurich à préférer se contenter de la routine d’un provocateur déjà banalisé, voire d’un assommant faiseur. Que dire du « travail » de Martin Kusej, si ce n’est qu’il met plus de deux heures durant des chanteurs sur le grill, les obligeant à un constant cirque d’attitudes hallucinées et indéchiffrables, au détriment de toute progression dramatique : une mise en scène exclusivement d’intention, construite entièrement autour d’un concept d’enfermement qui fonctionne pour lui-même, mais jamais au bénéfice de l’ouvrage qu’il est censé expliciter. Quant à l’indifférence du maître d’œuvre par rapport au flux musical, la « puissance » de sa propre vision étant finalement la seule chose qui importe, elle se trahit parfois de façon criante, à l’image de cet absurde duo de la séparation entre Genoveva et Siegried, dont la gestuelle mécanique casse les phrases et la simple évidence des lignes de chant avec une obstination quasi-sadique. En définitive, cette mise en scène n’est qu’un pur produit Kusej parmi d’autres, où il ne reste au commentateur qu’à analyser au fur et à mesure des tics morbides qui fascinent la première fois (ceux qui ont vécu, le souffle coupé, une récente Lady Macbeth de Mzensk à Paris, en savent quelque chose), indisposent la seconde, et font hurler à la troisième production où on nous ressort encore ce genre de coup, passablement réchauffé (« réchauffé » étant en l’occurrence un terme mal choisi, «clinique» ou «émétisant» seraient plus appropriés…). Le compte-rendu successif de ces prétendues originalités tient finalement lieu de seule analyse possible d’une telle production, tellement peu lisible au premier degré que l’on ne comprend plus rien à son déroulement, ni quant à la nature des péripéties exposées, ni quant à la possible évolution des personnages, ni même quant à ce qu’il peut advenir de tant de destins caricaturés au vitriol, si ce n’est leur aliénation finale, de préférence suivie de leur massacre à la tronçonneuse…
Conclusion
La Genoveva de Schumann est une partition tellement belle qu’il vaut peut-être mieux, pour l’instant, se contenter de l’écouter simplement au disque, ce qui laisse au moins chacun libre d’échafauder pour lui-même, les yeux fermés, la mise en scène de ses rêves. Et rien ne vaut en ce cas, encore et toujours, la version historique que nous a laissée Kurt Masur (Berlin Classics), nettement supérieure à tout ce que l’on pourra entendre ici, les tics habituels de Nikolaus Harnoncourt inclus.
Laurent Barthel
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