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12/04/2025 « Serenata a Napoli »
Eduardo di Capua : ’O sole mio – Maria Marì – I te vurria vasà
Mario Pasquale Costa : Napulitanata – Era de maggio
Antonello Paliotti : Variazioni sul basso di tarantella – Tarantella storta – Fronna e ballo del pomo d’oro
Francesco Paolo Tosti : ’A vucchella – Inquietudine – Romance – Marechiaro
Enrico Cannio : ’O surdato ‘nnammurato
Francesco Buongiovanni : Mandulinata a mare
Paolo Costa : Serenata napoletana
Salvatore Gambardella : ’O marenariello
Gaetano Lama : Silenzio cantatore – Reginella – Palomma ‘e note
E. A. Mario : Canzone appassiunata
Luigi Denza : Funiculì, funiculà Pene Pati (ténor), Giulio D’Alessio (violon), Antonello Paliotti (mandoline), Il Pomo d’Oro
Enregistré à l’auditorium Novecento, Naples (24‑31 juillet 2024) et aux Studios Ferber, Paris (21‑23 octobre 2024) – 69’12
Warner 5021732727800
Sélectionné par la rédaction

Pour le commun des mortels que nous sommes, le soleil de l’Italie semble briller un peu partout du même éclat. De Beniamino Gigli à Mario Lanza, de Giuseppe Di Stefano à Luciano Pavarotti, les chansons qui viennent d’au‑delà des Alpes, qu’elles soient siciliennes, napolitaines ou vénitiennes, nous enchantent toutes de leur ramage doré, et nous ne savons pas bien les différencier. Même la plus célèbre des chansons napolitaines, l’immarcescible ’O sole mio brille pour nous d’un éclat trompeur. Car les stars susnommées en ont fait un hymne à l’Italie plein d’une lumière aveuglante, alors que, si l’on regarde un peu le détail du texte, on est tout surpris de se rendre compte que cette chanson nostalgique, écrite par un Italien en voyage à Odessa, met au‑dessus de l’éclat de l’étoile du jour celui de l’homme amoureux. Car c’est lui le soleil qui se trouve en face de l’être aimé, et qui dépasse l’éclat du premier.
C’est dire si le ténor samoan n’a pas cherché la facilité pour son troisième album, et ceux qui l’auraient cru de premier abord vont être surpris, ou passeront leur chemin trop vite, car une écoute peu attentive risque de ne pas suffire à déceler toutes les qualités d’une telle entreprise. Car loin de s’engouffrer dans la brèche de la tradition un peu facile et connue de tous, fausse tradition en fait, il ose un retour aux sources de la chanson napolitaine, en compagnie de spécialistes du sujet : des membres d’Il Pomo d’Oro, en effectif réduit à des cordes (violon, violoncelle, mandolines, contrebasse) et castagnettes, sous la houlette d’Antonello Paliotti. Celui-ci a voulu dans ce disque mélanger deux sources de la canzone napolitaine, l’une plutôt savante liée à l’âge d’or de la mélodie napolitaine entre 1880 et 1920, l’autre plutôt liée à une tradition ancienne et orale, qui apparaît dans les morceaux instrumentaux aux rythmes frénétiques et aux accents âpres, issus de la culture populaire, et des textes véhiculant les lieux communs de la sérénade ou de la lune éclairant la mer.
De son côté, Pene Pati a fait l’effort de se plier à l’étude de la prononciation du napolitain, pour accéder à une diction aux couleurs très spécifiques, comme on l’a rarement entendue chez une star internationale. D’autre part, il a entrepris de faire le lien entre les traditions issues de ses îles natales et celles de la capitale de la Campanie : « Qu’elles viennent des Samoa ou de Naples, ces chansons racontent toujours une histoire : il s’agit d’amour, de famille, de patrie... Il ne s’agissait pas simplement de choisir les morceaux les plus populaires, il fallait trouver ceux qui réveillent les souvenirs et les liens les plus profonds. Je voulais aussi accorder une attention particulière à chaque détail, par respect pour le peuple napolitain – l’accent, l’ambiance, les émotions – je voulais essayer de leur faire croire que j’étais Napolitain... J’ai travaillé en étroite collaboration avec Il Pomo d’Oro, en écoutant les paroles, les récits des Napolitains, puis en construisant ma propre compréhension à partir de là. »
Il en découle un album à l’opposé des attentes, plein de délicatesse, au ton essentiellement intime, qui raconte des histoires, à mille lieues du cliché lié à une Italie de carte postale. Un album qui se mérite et peut faire découvrir des trésors à ceux qui s’y attarderont
A tout seigneur tout honneur, c’est le célébrissime ’O sole mio qui ouvre le bal : Pati le chante essentiellement piano, avec un ton intime et doux, qui met en valeur le caractère amoureux de la chanson, habituellement noyé sous les décibels.
Napulitanata semble refléter idéalement le projet de Pati : c’est une chanson d’amour douce‑amère, où les clichés sur les yeux de la belle dame sans merci trouvent une fraîcheur nouvelle entre le rythme chaloupé des cordes d’Il Pomo d’Oro et le ton de la confidence du ténor ; celui‑ci accentue les labiales (« che de lu mmele la dulcezza avite ») pour exprimer toute la suavité du propos, et manifeste un respect maniaque de la prononciation dialectale jusque dans les enjambements (« uocchie affatate » devient « uocchia-fattate ») ; son chant d’une extrême délicatesse s’appuie sur un legato intense qui donne un aspect aérien à la mélodie.
La célèbre sérénade Maria Marì étonne par une entame toute dédiée aux percussions des doigts contre la table des instruments, en lieu et place des vents, évoquant presque les cailloux qu’on imagine lancés contre les volets pour attirer l’attention de la belle, avant que les rares cordes choisies offrent une âpre légèreté au rythme dansant de la chanson, étonnamment proche de la nonchalance d’une rumba. L’amoureux semble délicatement s’épuiser à appeler en vain (le ténor appuie sur les « m » pour le faire sentir), l’amertume se mêlant ici encore à la douceur de la pulsation rythmique, avant que la chanson finisse sans éclat intempestif, dans une pirouette pizzicato de la mandoline.
Era de maggio continue de tracer le sillon doux‑amer. Pati, avec encore un legato impressionnant, peint la nostalgie d’un amour perdu, à deux voix, répondant par des phrasés ascensionnels lumineux aux stries virulentes des cordes qui dramatisent la séparation des amants. Ici encore le sentiment amoureux affleure dans un ton sans grandiloquence, la pulsation rythmique, tantôt vive et symétrique comme celle d’un manège, tantôt langoureuse, semblant soulever la voix comme le ferait un nuage. C’est un miracle de légèreté dans une miniature pourtant relativement dramatique.
Le ténor samoan trouve un terrain idéal pour la démonstration de ses qualités dans ’A vucchella au texte sculpté par d’Annunzio en mille diminutifs propices à développer des trésors de prononciation (les couleurs des multiples « m » de « damillo »). Pati y déploie un ton presque amusé, dans un souffle uni, s’effaçant parfois dans un sourire extatique (le pianissimo sur « na rusella », finissant sur des pointes (« appassuliatèlla »).
’O surdato ‘nnammurato nous renvoie à la structure traditionnelle de la chanson alternant couplets et refrain. Voguant parmi les clichés de l’amoureux qui déplorent la distance avec sa belle, Pati leur donne une fraîcheur palpable, variant la couleur des consonnes qui permettent de peindre l’exaspération du sentiment (les « n » de « nun te... nun te », les multiples « m » de « primm’ammore »), le refrain se parant, lui, d’un petit déhanché quasi ironique, tandis que la note finale se mêle aux résonnances mourantes du violoncelle.
Quand au dialogue amoureux se substitue le panorama maritime, le timbre ensoleillé du ténor néo‑zélandais se pare de couleurs plus crues : les refrains de Mandullinata a mare permettent l’ascension vers des aigus plus francs. Mais derrière cette façade solaire se cache l’ombre de la fuite de l’amoureux qui panse les plaies de l’amour trahi : la couleur de l’onde se confond avec celle de la perfide traîtresse. Le chant se fait plainte, coupée net sur la note finale qui dramatise efficacement le propos.
La Serenata napulinata nous transporte cette fois dans la nuit du désamour. Malgré tout, la mandoline reste prépondérante car la lune brille intensément et remplace l’éternel soleil. Le ton intime devient suppliant, dans les refrains comme dans les couplets, puis se transforme en cinglant dépit, que traduit à la fin une reprise de la supplication à l’ironie mordante : c’est que l’amoureux imite le ton suppliant qui était le sien, pour cette fois jouir de la déception de la belle quand son nouvel amoureux ne vient pas et qu’elle souffre comme lui a souffert : la note finale, allongée à l’extrême, en signe la sadique satisfaction. Ici encore, Pati excelle à sculpter une miniature où l’histoire prend un relief remarquable, par l’alliance d’une diction très travaillée et de couleurs vocales exprimant avec une grande finesse les intentions des personnages. Comme un vrai opéra en miniature.
La mer, encore, sert de cadre à ’O marenariello, véritable petite pépite dramatique. Un pêcheur y prie sa belle de l’aider à ramasser son filet, pour empêcher un jeune marin de lui faire la cour. La promesse de l’amour auquel ils s’adonneront au bord de l’eau brise la symétrie des couplets pour développer des phrasés enveloppants, exigeant une très grande longueur de souffle, que le ténor pare de moirures délicates dans une voix mixte fascinante. Il peint tout un camaïeu de transparences lumineuses sur un rythme de valse habilement habillé de trilles de mandolines.
Elle aussi éclairée par la lune sur la mer, Marechiare alterne un rythme frénétique aux cordes avec des alanguissements extatiques sur des vocalises en voix mixte aux teintes hypnotiques. La chanson se termine sur un aigu cette fois conquérant, alors que plus tôt la ligne s’est enfoncée dans le grave en fin de couplet. On y retrouve tous les topoï, les poissons et les vagues sont eux‑mêmes touchés par l’amour, même la fenêtre ne manque pas ! Mais l’essentiel est dans la musique, ses revirements rythmiques, et la volubilité du dialecte italien que Pati se met en bouche avec gourmandise dans la quasi ébriété des reprises, même si l’aigu final est plutôt serré.
L’ambiance est tout autre dans Silenzio cantatore : la nostalgie investit un rythme dolent que la guitare habille sobrement. Seules quelques rares arpèges de la mandoline l’éclaircissent à peine de leur éclat, nimbée qu’elle est dans la profondeur discrète du violoncelle. Ici encore le cliché règne dans le texte (« Je ne te dis pas de mots d’amour, la mer les dit pour moi ») mais la musique lui donne une profondeur inattendue. C’est la langueur d ‘une nuit d’été et son silence qu’elle évoque, dans des balancements de cordes entêtants. Pati dose avec art la douceur des chuintantes, la couleur des consonnes, la lumière des voyelles, pour faire de la langue napolitaine elle‑même un paysage : ici encore c’est avec un art de peintre qu’il s’exprime.
Reginella revient au rythme de valse, pour une histoire mettant en scène la nostalgie d’un amour perdu, cousue de clichés encore : la petite reine de son cœur et le chardonneret, et les amoureux qui se nourrissaient de pain et de cerises... Tout axée sur la réminiscence émerveillée des amours perdues et la jouissance d’icelles, la chanson rayonne de délicatesse dans des phrasés réclamant un très long souffle, propice à l’estompe et aux effusions étouffées, aux couleurs tendres du regret, par la grâce d’un rythme dansé pudique qui suspend l’émotion aux sortilèges du violoncelle contrebalancé par les risate de la mandoline. Dans ce cadre, la voix de Pati infuse toutes les délicatesses aux mots par l’entremise d’intentions variées et pleines de retenue, pudiques comme ne l’attend pas de la canzone napolitaine : voilà un bien bel exploit.
Palomma e notte est encore une miniature succulente : la métaphore du papillon habille le récit de vie simple de l’être humain, l’amertume gagne du terrain. Plus de Catari ici, mais un homme qui déplore la brûlure de la vie, à laquelle il s’est frotté. Dans des rythmes symétriques, les cordes tissent un entrelacs de douce danse, quand la diction si expressive de Pati orne le sentiment de tous les degrés de la tristesse cicatrisée, sous la lumière tamisée de la bougie : c’est presque un De la Tour ! Encore une pépite, qui se conclut par un pianissimo morendo de toute beauté.
La Canzone appassiunata joue moins sur les clichés que sur les antithèses de l’amour et de la souffrance que l’hyperbole travestit en mort. La métaphore d’un arbre mort aboutit à une variation sur le paradoxe de l’amour qui fait mal. Le rythme, cette fois presque sud‑américain, lui donne une couleur très particulière, tandis que la voix, quand elle se libère du carcan rythmique de la danse, vogue vers des éclats aigus plus prononcés et excitants, aux confins de la chanson italienne moderne.
La transparence d’une émission extrêmement pure nimbe I te vurria vasà d’une lumière encore élégamment tamisée. Cette danse lente, presque hypnotique, met encore en scène un amoureux transi qui craint de réveiller sa belle et l’observe en silence, dans une nature apaisée. La narrativité et la sobre théâtralité du ténor font merveille : quel conteur il fait ! La plainte de l’amoureux est toute de pudeur et de délicatesse inquiète, comme si l’amour était rendu impossible par quelque chose de plus fort que le sommeil.
Enfin, le disque, agrémenté ici et là de quelques morceaux instrumentaux, essentiellement des tarentelles, qui relèvent le plat, se termine par une sorte d’emblème, Funiculì, funiculà, chanson célébrissime répondant à une commande des plus pratiques : offrir un succès à un funiculaire qui à son ouverture peinait à recueillir l’assentiment populaire. Si le ténor ne démérite pas, l’absence du chœur traditionnel ici rend la chanson quelque peu bancale, le manque de répondant au soliste se faisant sentir.
In fine, ce disque est un jalon important dans la discographie des chansons napolitaines, rare exemple d’un projet qui ne répond pas au cliché le plus rebattu : celui qui saura s’attarder à une écoute attentive, quitte à la morceler, et à s’aider du texte, y puisera des merveilles qu’une écoute à l’aveugle risque de lui faire manquer.
Philippe Manoli
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