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11/09/2025 « The Complete Piano Etudes »
Philip Glass : Etudes pour piano (Livres I et II) Vanessa Wagner (piano)
Enregistré à l’Auditorium Jean-Pierre Miquel, Cœur de Ville, Vincennes (2025) – 130’53
Album de deux disques InFiné 1099
Must de ConcertoNet

Alfred Cortot, inventeur des Préludes de Chopin, Edwin Fischer chantant à plein clavier la Wanderer Fantaisie de Schubert, Clara Haskil dans les deux concertos en mineur de Mozart, Vladimir Horowitz jouant avec autant d’électricité les sonates de Scarlatti que les pièces tardives de Scriabine, la magie noire de Samson François dans le Concerto pour la main gauche, Lazar Berman, merveilleux voyageur au long cours des Années de pèlerinage de Liszt, l’injustement méconnue Catherine Collard lancée à corps perdu dans la folie des Danses des compagnons de David, la grâce douce‑amère et hautaine d’Aldo Ciccolini en totale harmonie avec celle d’Erik Satie... Ces exemples, volontairement limités au domaine pianistique, nous montrent que des miracles ont pu avoir lieu au fil de plus d’un siècle d’enregistrements, lorsqu’une partition rencontre l’interprète dont elle avait besoin pour prendre vie, s’enrichir et atteindre au rang de chef‑d’œuvre, et, à l’inverse, lorsqu’un artiste trouve l’œuvre qui correspond vraiment à son tempérament et dont il a besoin pour réaliser pleinement son talent. Une telle alchimie est frappante à l’écoute et porte la marque de l’évidence, que l’auditeur soit néophyte ou expert, et donne lieu à un jalon majeur pour tous les mélomanes et à une sorte de monument musical qui domine les milliers d’enregistrements aujourd’hui à notre disposition.
Un tel miracle se produit avec cet enregistrement des Etudes de Philip Glass par Vanessa Wagner. S’il est trop tôt pour être sûr que l’album prendra place dans l’histoire du disque aux côtés des références glorieuses citées plus haut, il est certain qu’il le mérite. Le sentiment d’épiphanie, déjà ressenti lors d’un ici consacré au seul Second Livre au Festival de La Roque‑d’Anthéron, se retrouve ici, malgré l’absence d’un cadre aussi inspirant que celui l’abbaye de Silvacane et la distance inhérente au disque – notons cependant la qualité exceptionnelle de la prise de son, qui rend pleinement justice à la subtilité et au relief du jeu de la pianiste. Bien que très jouées et très enregistrées depuis leur composition, des années 1990 aux années 2010, les Etudes de Philip Glass n’avaient manifestement pas trouvé l’interprète capable de révéler toutes leurs beautés et de les faire advenir. C’est désormais le cas avec Vanessa Wagner, tout au long d’un cycle de plus de deux heures de musique d’une densité et d’une poésie extraordinaires.
Dès les majestueux accords en la majeur qui ouvrent l’Etude n° 1, l’auditeur perçoit quelle va être l’intensité de l’expérience, ce que confirment la longueur des chants et contrechants qui suivent, jouées avec une variété de toucher éblouissante, qui nous entraîne dans une effusion inquiète et brûlante. Le même déséquilibre souverain anime l’Etude n° 2, dont chaque ressassement fait apparaître de nouveaux éclairages, jusqu’à sa culmination exaltée : est‑ce la fameuse « musique répétitive », terme réducteur dont on affuble souvent Philip Glass ? Plus « extérieures », dans un style plus proche de Rachmaninov, les Etudes n° 3 et n° 4 ne sont certainement pas des temps faibles sous les doigts d’acier de Vanessa Wagner, mais des pages où la virtuosité est mise au service d’une expressivité flamboyante. Elles laissent place à deux pages aussi sublimes que différentes l’une de l’autre : l’extraordinaire Etude n° 5, contemplative et à la limite du silence, au fil de plus de 8 minutes hypnotiques, puis l’Etude n° 6, parcourue d’un grand geste lisztien d’une exaltation à couper le souffle.
Sans doute serait-il fastidieux de commenter une à une toutes les pièces de ce cycle majeur – le plus important de la littérature pour piano de notre temps ? – mais il faut noter que celui‑ci, dans l’interprétation de Vanessa Wagner, ne comporte ni failles, ni faiblesses, que l’inspiration et la grandeur n’y font jamais défaut. Quelques sommets sont cependant à distinguer au sein de ce massif impressionnant : l’Etude n° 8, qui associe inspiration de la musique indienne et incandescence romantique, l’Etude n° 11, entre accords surgis des profondeurs du clavier et mélodies infinies à la main droite, l’Etude n° 12, sorte d’équivalence moderne de la Fantaisie en fa mineur de Schubert, l’Etude n° 16, elle aussi d’une grâce et d’une mélancolie schubertiennes... Mais sans doute la subjectivité de chaque auditeur trouvera‑t‑elle, parmi tant de beautés, celles qui font le plus vibrer ses cordes intérieures et correspondent le mieux à sa pulsation intime.
La Vingtième et dernière étude offre au voyage une conclusion aussi saisissante que lors du récital de La Roque‑d’Anthéron. Radicalement différente de tout ce qui précède, elle nous plonge encore plus profondément au cœur de la méditation de Philip Glass (et de Vanessa Wagner) sur le langage pianistique, pour nous mener, aux confins du silence et au plus grave du clavier, à une sorte d’abolition musicale du temps. Et l’on songe à d’autres ultima verba, ceux de Rimbaud : « Elle est retrouvée/Quoi ? – L’Eternité./C’est la mer allée/Avec le soleil ».
François Anselmini
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