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09/11/2025
Jean-Jacques Eigeldinger : Chopin et son « tourment écrit » – Violence et nervosité de Chopin
Ditesheim & Maffei – 68 pages – 30 euros


Must de ConcertoNet





Professeur émérite à l’Université de Genève, Jean-Jacques Eigeldinger est certainement le plus éminent spécialiste de l’œuvre de Chopin parmi les musicologues. Auteur de nombreux ouvrages de référence, notamment les indispensables Chopin vu par ses élèves (1970, actualisé en 2006 aux éditions Fayard) et L’Univers musical de Chopin (Fayard, 2000), il prolonge ici ses investigations et ses réflexions sur le compositeur polonais avec cet ouvrage bref mais passionnant, qui rassemble en réalité deux textes distincts : l’un, intitulé « Chopin et son "tourment écrit", entre son et signe », déjà publié par le même éditeur en 2023, et l’autre rédigé en cette année 2025, dont le thème est « Violence et nervosité de Chopin ». L’un et l’autre sont accompagnés d’illustrations d’excellente qualité, qui donnent à voir quelques portraits célèbres ou moins célèbres, mais surtout de nombreux autographes sur lesquels s’appuie le propos de l’auteur.


Mêlant en effet approche biographique et analyse philologique de nombreux documents (manuscrits, autographes éditoriaux, éditions originales annotées par le compositeur...), la première partie explore la tension entre son et signe chez Chopin, soit le passage, particulièrement problématique chez lui, de l’interprétation au piano à la fixation sur la partition : « la main qui touche le clavier n’est pas celle qui tient la plume. Face à l’écrit se joue un combat pathétique entre le son et le signe » (p. 11). La démonstration de J.‑J. Eigeldinger repose sur un constat initial, fondé sur les témoignages des contemporains (élèves, auditeurs, critiques...) : l’improvisation au clavier occupe une place fondamentale dans le processus de création du compositeur : « l’invention créatrice se manifeste sans nul intermédiaire avec les touches – toucher et son ne faisant qu’un, tout comme improvisation et exécution » (p. 10). Chaque interprétation d’un morceau est ainsi comme une création nouvelle, et le génie de Chopin ne frappe jamais plus ses auditeurs que lorsqu’il interprète et re‑crée sa musique, établissant un modèle d’interprétation indépassable. Atteindre à ces sommets paraît d’autant plus inaccessible pour d’autres, que Chopin – c’est là son « tourment écrit » – éprouve les plus grandes difficultés à fixer par écrit son expression musicale, si vivante et miraculeuse au piano, comme le documente un magnifique extrait de l’Histoire de ma vie de George Sand (p. 13). Au texte de la partition – le « signe » – échappe donc toujours pour partie le style d’exécution – le « son » –, impossible à traduire par écrit, en dépit des moyens ingénieux que le compositeur cherche à déployer au fil de sa carrière. Avec minutie et finesse, le professeur Eigeldinger se penche sur différentes pièces autographes afin d’examiner ces moyens, ce qu’on pourrait appeler la « grammaire » ou la graphie musicale de Chopin. Comment le compositeur tente‑t‑il de noter les indications de nuances, qui jouent un si grand rôle dans son art d’interprète ? Que nous apprennent ses textes ou les souvenirs de ses élèves au sujet de l’articulation et de l’accentuation à donner à ses œuvres ? Que pouvons‑nous comprendre de son usage des pédales à partir de ces différents documents ? Telles sont les principales questions que se pose l’auteur, et auxquelles il apporte des éléments de réponse savants et remarquablement écrits. De quelques notations (conservées à la Bibliothèque-Musée de l’Opéra) au sujet d’un motif du Scherzo de la Sonate pour piano et violoncelle, Jean‑Jacques Eigeldinger fait par exemple un commentaire des plus éclairants sur « l’orthographe » imaginée par Chopin afin de traduire sur le papier son geste musical d’interprète.


Inédite, la seconde partie de l’ouvrage mêle tout aussi parfaitement science musicologique et qualité de l’écriture. Partant d’une donnée biographique et psychologique – le caractère « hypernerveux » de Chopin, qui le rend parfois sujet à de soudains accès de violence, mais qu’il comprime le plus souvent dans les limites d’un maintien aristocratique et mondain –, l’auteur s’interroge sur les manifestations de ce tempérament dans ses œuvres, elles aussi traversées, d’« idées terribles ou déchirantes qui venaient [à] s’emparer de lui » selon une autre formule de George Sand, ou « d’émotions excessives » selon Schumann, lui‑même intimidé par ces tourments et ces angoisses. Passant en revue une large part du corpus chopinien, l’ouvrage y montre l’importance de cette « violence et nervosité » qui fait osciller la musique « entre douleur et héroïsme », en conciliant une expressivité exaltée des passions avec un souci permanent de rigueur et de concision de la forme. Si l’image d’une musique salonnarde et mièvre a été depuis longtemps balayée depuis un siècle par les plus grands interprètes, de Cortot à Grosvenor en passant par Rubinstein, Argerich, Pollini et bien d’autres, la grille d’analyse proposée par Jean‑Jacques Eigeldinger est, en dépit de la brièveté du texte, un apport majeur à la compréhension du génie incomparable et mystérieux de Chopin. Puisse‑t‑elle éclairer et inspirer un grand nombre de pianistes, des amateurs aux plus grands virtuoses !


François Anselmini

 

 

 

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