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06/15/2025 « Tales of the Jazz Age »
James Price Johnson/Fats Waller : Charleston*
Harry Akst/Fats Waller : Dinah*
Fats Waller : Squeeze me* – Bye Bye Baby*
Maurice Ravel/Henri Gil‑Marchex : Five o’clock Foxtrot (d’après L’Enfant et les Sortilèges)
Francis Poulenc : Valse (extraite de L’Album des Six), FP 17a – Mouvements perpétuels, FP 14a
Clément Doucet : Isoldina
George Gershwin : Slap that Bass* – How long has this been long?* – What causes that?*
Mischa Spoliansky : Morphium*
Kurt Weill : Kleine Dreigroschenmusik : 2. « Die Moritat von Mackie Messer »*, 5. « Polly’s Lied »* & 6. « Tango‑Ballade »
Erwin Schulhoff : Suite dansante en jazz, WV 98
Leo Ornstein : Suicide in an Airplane Florian Noack (piano, arrangements*)
Enregistré dans la salle de musique de chambre de la Deutschlandfunk, Cologne (7‑10 décembre 2023) – 69’01
La Dolce Volta LDV137 (distribué par Outhere)
Must de ConcertoNet

Après un récital lyonnais en demi-teinte, qui nous l’avait montré embarrassé par un « dispositif » visuel intempestif, c’est avec plaisir que nous retrouvons Florian Noack au disque. Comme les précédents, ce nouvel album témoigne de l’esprit aventureux et créatif d’un artiste qui ne fait rien comme les autres, mais aussi du soin apporté à la réalisation par le pianiste belge et son éditeur La Dolce Volta.
Certainement inspiré par le succès grisant de son adaptation de la chanson I wanna be like you, qui concluait en beauté son précédent disque, Florian Noack nous offre cette fois une évocation musicale enthousiasmante de l’univers sonore des Années Folles. Très judicieusement agencé, son programme présente un « concert salade » bien caractéristique de l’époque qu’il entend ressusciter (qu’on songe à ceux du Bœuf sur le toit), en mêlant jazz, musique « classique » et œuvres expérimentales, transcriptions de chansons et pièces originales, pages célèbres et raretés, compositeurs américains, français et allemands. Le résultat est qu’on ne s’ennuie pas un instant au long de ces soixante‑neuf minutes de musique, durant lesquelles Noack nous emmène de découvertes en reconnaissances émues, tout en faisant une nouvelle fois la démonstration de ses qualités d’adaptateur-transcripteur et de virtuose.
Dès le Charleston inaugural, on savoure la souplesse du swing, qui s’articule à merveille avec la richesse des plans sonores et les audaces harmoniques dont Florian Noack sait jalonner ses adaptations pour mieux faire ressortir les beautés mélodiques. Tout l’ensemble dominé par la figure tutélaire de Fats Waller est ainsi d’une fausse nonchalance et d’une grâce parfaites. Jamais la précision fanatique de la transcription ne vient entraver l’allure improvisée constitutive de cette musique, bien au contraire : jazz et grand piano vont main dans la main et nous entraînent dans la danse.
Le Five o’clock Foxtrot adapté de L’Enfant et les Sortilèges apporte une rupture de ton bienvenue. La suggestion de la danse (le fox‑trot) est ici bien davantage stylisée par l’adaptation de Gil‑Marchex, dont on admire le métier et la poésie. Elle sert de prétexte au déploiement d’une pièce pour piano authentiquement ravélienne, dans laquelle passent les échos et les ombres de Gaspard de la nuit ou de la Pavane pour une infante défunte. Une réelle affinité musicale se manifeste également dans l’interprétation des trop brèves pages de Poulenc, qui rendent justice à la malice et au talent de « Poupoule ». Certes, on peut considérer comme une pochade l’Isoldina de Clément Doucet, qui fait danser le ragtime à la « Mort d’Isolde », mais on se prend au jeu de cette parodie dont la légèreté et l’habileté conservent tout de même une part de la grandeur de l’original.
Tout aussi remarquable est la série des adaptations de chansons de Gershwin, dont Florian Noack, qui y ajoute à l’occasion claquements de doigts et tapements de mains, sait trouver la séduction et la couleur bleutée caractéristiques. La mélancolie charmeuse de How long has this been long? constitue ainsi un des sommets de l’album et l’une des meilleures réalisations du pianiste belge, de même que What causes that?, d’abord d’une langueur quasi fauréenne, puis d’un swing auquel on ne résiste pas.
Morphium, rare adaptation d’une chanson de Mischa Spoliansky, offre une seconde rupture en nous transportant de Paris aux cabarets berlinois underground. Avec sa mélodie de valse et ses ornements soignés, la pièce nous fait soudain tendre l’oreille et laisse deviner la tension que cachent les étourdissements artistiques de l’Allemagne de Weimar. Ici, comme dans les pages de Kurt Weill, les couleurs se font plus criardes, les syncopes plus fébriles et l’esprit plus grinçant. Autant que Paris, Berlin est une fête, mais d’un caractère plus outré et plus inquiet, et cette fête est presque trop belle pour durer ; à peine la candeur du « Polly’s Lied » apporte‑t‑elle une relâche. La Suite d’Erwin Schulhoff, compositeur d’avant‑garde, juif, communiste et homosexuel, qui mourra de manière tragique dans le camp de Wülzburg en 1942, exacerbe encore cette impression. Plus encore que chez Ravel ou Poulenc, l’inspiration du jazz est ici d’une abstraction presque cubiste, moins immédiatement séduisante, pour donner une nature hypnotique à cette série de danses, stomp, valse, tango ou fox‑trot.
On le sait depuis « I wanna be like you », Florian Noack aime à surprendre ses auditeurs en conclusion de ses disques. La surprise est ici de taille avec l’étonnant Suicide on an Airplane de Leo Ornstein, pièce d’une modernité telle qu’on peine à croire qu’elle ait été composée en 1918. Avec le vrombissement de son ostinato, ses accords dissonants et ses clusters, elle nous emmène quelque part entre Scriabine et l’abstraction schönbergienne, voire un peu au‑delà, pour provoquer un phénomène sonore radical, qui désintègre en beauté toute la grâce et l’enjouement de ces « contes de l’âge du jazz ». Et l’on a hâte de savoir ce que Florian Noack va bien pouvoir inventer pour son prochain album.
François Anselmini
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