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05/02/2025 « Echos »
Enrique Granados : Valses Poéticos, opus 43 – Allegro de concierto, opus 46
Frédéric Chopin : Allegro de concert, opus 46 – Valses en mi mineur, opus posth., KKIVa/15, en la mineur, opus 34 n° 2, en fa majeur, opus 34 n° 3, en fa mineur, opus 70 n° 2, en ré bémol majeur, opus 64 n° 1, en do dièse mineur, opus 64 n° 2, en la bémol majeur, opus 64 n° 3, et en la bémol majeur, opus 42
Isaac Albéniz : La Vega Charles Richard-Hamelin (piano)
Enregistré au Koerner Hall, Toronto (7‑9 août 2024) – 76’48
Analekta AN 2 9149 (distribué par Outhere)
Sélectionné par la rédaction

Rapprocher les grands compositeurs espagnols du tournant du XXe siècle avec Chopin, pourquoi pas ? Comme leur devancier, Albéniz et Granados ont à cœur, dans une partie de leur production, de styliser la musique traditionnelle de leur pays, bien que la lumière et l’animation de l’Espagne paraissent bien éloignées des brumes et du nostalgique zàl de la Pologne. En outre, l’exubérance et la densité pianistique de leurs œuvres conduiraient à les placer plus naturellement dans la filiation de celles de Liszt. Néanmoins, c’est bien un disque mettant en miroir (ou en « échos ») les maîtres du piano ibérique (Falla étant malheureusement absent du programme) et Frédéric Chopin que le jeune pianiste québécois Charles Richard‑Hamelin choisit de présenter, arguant notamment de « l’admiration particulière » de Granados pour Chopin.
Plutôt que de puiser dans les corpus plus fréquentés des Goyescas et d’Iberia, Charles Richard‑Hamelin fait le choix judicieux de mettre en lumière des pages relativement rares de Granados et Albéniz. En ouverture du disque, il livre ainsi une version remarquable des huit Valses poétiques, qui suivent, mutatis mutandis, le principe viennois de la Walzer‑Kette (« chaîne de valses »), faisant alterner les valses joyeuses, sinon rustiques, et « valses nobles » au ton plus grave. Son piano coloré rend pleinement justice à leur versatilité et à leurs chaloupements, par exemple dans le charmant Melodioso de la première valse, dans les climats changeants de la quatrième pièce (Allegro humoristico) ou encore dans les ruissellements virtuoses des deux dernières valses, dont il traduit avec assurance la riche substance pianistique. Si l’inspiration du folklore espagnol est notablement peu présente dans ce corpus, il en va de même, nous semble‑t‑il, de la référence à Chopin. Sans jamais chercher à subvertir le principe de la valse comme le fait Ravel, Granados paraît regarder davantage en direction de Schubert, notamment la cinquième valse (Allegretto elegante), ou des Papillons de Schumann, eux aussi de nature kaléidoscopique et animés par des rythmes ternaires, tandis que certaines mélodies, par exemple celle de la valse initiale, qui fait son retour en conclusion du cycle, sonnent comme les Pièces lyriques d’Edvard Grieg.
L’écoute des huit valses de Chopin présentées en chiasme en fin d’album, permet de mesurer la distance qui les sépare de celles de Granados. Cette nouvelle Walzer‑Kette est certes on ne peut mieux agencée, en un belle alternance de tonalités et de caractères, pour faire écho à celle du compositeur espagnol. Néanmoins, la grâce amère et aristocratique de ces pages célèbres, d’ailleurs fort bien traduite par le pianisme souverain de Richard‑Hamelin, est d’une idiosyncrasie telle qu’elle ne se retrouve aucunement chez Granados, pas plus que chez tout autre compositeur.
Le second rapprochement proposé par Richard-Hamelin est celui de deux pièces portant le même titre et le même numéro d’opus, ce qui ne doit évidemment rien au hasard, l’Allegro de concert de Granados se plaçant explicitement dans la filiation de celui de Chopin. Cela ne saute pourtant pas aux oreilles non plus. Cette pièce dont le caractère ibérique est plus patent que celui des Valses poétiques, donne à entendre de très belles mélodies décorées d’effets pianistiques spectaculaires (crescendos ravageurs, arpèges et octaves en cascades etc.) qui lui confèrent une bravoure, sinon une emphase indéniablement plus lisztiennes que chopiniennes. Quant à l’Allegro de concert de Chopin, on sait qu’il s’agit d’une œuvre un peu bâtarde, dont le compositeur lui‑même ne savait trop que faire. A priori destiné d’abord à être le premier mouvement d’un troisième concerto qui ne vit jamais le jour, maintes fois abandonné et repris, elle aboutit en 1841 sous la forme d’une pièce de concert un rien longuette et déséquilibrée. En témoigne la gaucherie de son introduction « orchestrale » et le fait que sa nature chevaleresque, qui pourrait rappeler celle des Polonaises ou de la Troisième Sonate, soit encombrée et alourdie d’effets de virtuosité quelque peu grandiloquents. Charles Richard‑Hamelin triomphe avec brio des redoutables difficultés dont elle regorge, sans parvenir toutefois à nous convaincre de son réel intérêt.
Enfin, enchâssée au centre de ce disque en miroir, La Vega d’Albéniz en constitue le pivot et peut‑être l’attrait majeur. Cette œuvre, où le compositeur disait avoir « composé toute la plaine de Grenade contemplée depuis l’Alhambra », s’élève en effet à la hauteur des plus belles pages d’Iberia, conjuguant l’inspiration folklorique et le tour de force pianistique pour mieux les transcender en une fresque aux couleurs merveilleusement nuancées et d’une puissante ampleur sonore. Un début rêveur où se déploient peu à peu des arpèges et des harmonies très recherchées, la hardiesse de certaines dissonances, une section centrale en do bémol majeur d’une grande douceur, mais aussi des moments d’exaltation et de flamboyance bien caractéristiques du compositeur, le tout agencé selon un principe cyclique inspiré de César Franck, font de cette pièce méconnue un exaltant chef‑d’œuvre, dont Claude Debussy avait su reconnaître la valeur lors de sa création en 1896. Charles Richard‑Hamelin sait à merveille conduire l’auditeur au sein de cette œuvre dense, qu’il aborde avec un sens du timing et une subtilité de toucher tout à fait appropriés, preuve supplémentaire de sa maîtrise instrumentale et de son acuité artistique.
François Anselmini
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