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05/04/2024
Theodor W. Adorno : Interpréter. Pour une théorie de la reproduction musicale
Philharmonie de Paris Editions – 442 pages – 17 euros


Sélectionné par la rédaction





Fondé sur des manuscrits laissés inachevés à la mort de Theodor Adorno, cet ouvrage « monumental dans sa visée et fragmentaire dans sa réalisation » fait figure de testament musicologique du héraut de l’Ecole de Francfort. Contrairement aux inédits de Vladimir Jankélévitch récemment publiés sous le titre L’Enchantement musical (Albin Michel, 2017), on ne trouvera pas ici de comptes rendus de concerts, mais une constante application à théoriser la reproduction musicale – un travail en dialogue avec le violoniste Rudolf Kolisch (alias « Rudi ») entrepris dès les années 1920.


L’intelligence aiguisée d’Adorno propose une vue en coupe du texte musical à travers trois filtres : mensuraliste (les notes, rythmes, nuances, etc. de la partition), neumatique (« l’élément structurel à extrapoler des signes ») et idiomatique (« l’essence de toutes les conventions au sein duquel le texte apparaît »)  : « le sujet de ce travail est au fond celui de la dialectique entre ces trois éléments », précise Adorno qui distribue au passage ses coups de griffes. Artur Schnabel, Arnold Rosé et Wilhelm Furtwängler (« Les grands chefs sont rarement les plus précis ») mis à part, rares sont les interprètes à trouver grâce à ses oreilles. Adorno mitige même son éloge de Furtwängler d’un perfide « Furtwängler serait le plus grand de tous les chefs vivants si par hasard il savait diriger ». Arturo Toscanini est congédié pour sa direction mécanique et objective ; Bruno Walter pour son culte du beau son et sa crainte d’ennuyer le public, « peu lui importe l’incidence que cela aura sur la musique » ; Alfred Cortot – « ce vieux nazi » – pour sa « caricature complète par mise en relief ». D’autres exemples ? « Le style épouvantable d’un Toscanini, Wallenstein, Monteux, Horowitz ou Heifetz... » : n’en jetez plus ! Adorno s’exprime peu sur le bel canto, mais on devine que ses préférences iraient davantage au chant incarné de la Callas qu’à celui, hédoniste, de la Tebaldi.
L’éditeur Henri Lonitz et le traducteur Martin Kaltenecker ont accompli un tour de force éditorial, aussi bien dans l’organisation de ces notes – leur discontinuité revêt souvent la forme de percutants aphorismes – que dans leur mise en page. D’autant que l’argumentaire s’appuie sur plusieurs ouvrages signés de Frederik Dorian, Richard Wagner, Hugo Riemann dont sont proposés de larges extraits (souvent traduits pour la première fois en français) correspondant aux commentaires d’Adorno griffonnés à la marge. Si l’on regrette l’absence d’index, les notes de bas page apportent un éclairage toujours bienvenu à la prose fragmentaire et, disons‑le, exigeante de l’auteur de Minima Moralia.


Il y a de très beaux passages sur le juste tempo chez Beethoven, l’usage du rubato chez Chopin, les mélodies instrumentales de Schubert (qu’il faut jouer « comme si on se les remémorait ») et sur la manière de bien interpréter la musique contemporaine – quasi exclusivement synonyme de musique dodécaphonique. Peu de pages sont consacrées à Debussy et à la musique française, quasiment aucune aux musiques russe et italienne. Hindemith ? épinglé comme simple « Musikant » !


La connaissance intime des partitions sur lesquelles Adorno s’exprime lui permet d’incarner son propos par l’exemple. Il évite ainsi l’écueil d’une conceptualisation à outrance, même si certains raisonnements, certaines démonstrations s’étalent sur plusieurs pages. Sibelius, taxé ailleurs de « plus mauvais compositeur du monde », essuie à nouveau quelques piques. Le jazz, qui s’est attiré les foudres d’Adorno, se voit passablement réhabilité au détour d’une remarque : « L’interprétation a d’ailleurs beaucoup à apprendre du jazz ».


Les mélomanes et les interprètes, opportunistes, ne lui tiendront pas rigueur, qui prendront leur bien là où il se trouve. Les poètes aussi : « Voilà l’utopie désespérée de toute reproduction musicale : ramener ce qui est irrémédiablement perdu en le mettant à disposition. L’exécution de la musique est toujours une Recherche de temps perdu ».


Jérémie Bigorie

 

 

 

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