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03/19/2024 Claude Delangle : Les Voies du saxophone Les Editions du Conservatoire – 260 pages – 22 euros
Sélectionné par la rédaction
Il en va du saxophone comme de l’accordéon : les compositeurs ont mis du temps à prendre la mesure de leurs qualités respectives, inhibés qu’ils étaient par le répertoire « léger » auquel on les associe indéfectiblement. Messiaen – ce Claudel de la musique – confessait même se sentir indisposé par les effluves érotiques que dégage la sonorité du saxophone... Une fois mises de côté les pages de Bizet, Prokofiev, Glazounov, Ravel, Bartók, Rachmaninov, et les pièces « sucrées » suscitées par Adolphe Sax (« J’ai succombé au plaisir d’enregistrer certaines de ces œuvres faciles et agréables »), il s’agissait donc de façonner un répertoire à nouveaux frais, en tenant compte des avancés continuelles de la facture instrumentale.
C’est ce à quoi s’est employé Claude Delangle tout au long de sa carrière : « J’ai très tôt ressenti ma responsabilité dans le développement d’un répertoire de qualité qui tienne réellement compte de l’acoustique spécifique de mon instrument ». Une carrière qui se poursuit désormais en dehors du Conservatoire où notre artiste, qui n’a pas l’intention de suspendre son instrument au vestiaire, a œuvré de nombreuses années.
Dans cette série d’entretiens conduits par la musicologue Lucie Kayas, Claude Delangle revient sur ses années de formation lyonnaises auprès de Serge Bichon (« sa pédagogie directive et sévère n’autorisait pas la moindre objection »), puis parisiennes auprès de Daniel Deffayet (« son vibrato constituait l’épicentre de sa sonorité »). Le génie d’Adolphe Sax est d’avoir conçu divers instruments (saxophones soprano, ténor, alto, baryton, basse, contrebasse) obéissant tous au même doigté ; s’il a fait son apprentissage sur un saxophone alto (« le saxophone de la musique classique »), Claude Delangle possède une collection de quinze instruments et entretient un compagnonnage suivi avec la maison Selmer où son « ouverture d’esprit » (dixit Florent Milhaud, chef produit) a donné lieu à de belles découvertes.
Parmi les rencontres essentielles, une place de choix est réservée à Pierre Boulez (« Avec lui, ce n’était pas "la lettre", mais l’écoute, l’acoustique, le geste qui primaient »), pour lequel Claude Delangle auditionne grâce à la violoniste Maryvonne Le Dizès (« définitivement mon mentor à l’Ensemble ! ») : s’ensuivra une aventure au cœur de la création en tant que musicien supplémentaire de l’Ensemble intercontemporain, de 1986 à 2001.
Claude Delangle évoque dans la foulée quelques figures qui ont beaucoup compté pour lui : Gérard Grisey (« Son oreille phénoménale m’a initié à une perception très fine des partiels, de leurs modulations et des sons transitoires »), Luciano Berio (« Le défi de la mémoire était permanent pour chaque "sequenziste", comme Berio aimait à nous surnommer ! »), Betsy Jolas (« Betsy est rapidement devenue pour moi une figure de la mère ! »), Edison Denisov (« Denisov représentait une ouverture, une forme de modernité »), sans oublier le démiurge Karlheinz Stockhausen, avec qui les relations n’ont pas toujours été faciles compte tenu de son extrême exigence à l’égard des jeunes musiciens de l’ensemble de saxophones du CNSM – une formation née à son initiative.
Des compositeurs de la/des génération(s) suivante(s), généralement inscrits dans le sillage du courant spectral, émergent des personnalités comme Philippe Hurel, Frédéric Durieux, Marc‑André Dalbavie et surtout Philippe Leroux (« Son large corpus pour le saxophone lui a donné une intuition et une assurance absolument uniques »). Autant que faire se peut, Claude Delangle convoque autour d’une œuvre nouvelle tous les tenants de la promotion, à savoir les éditions musicale et discographique, la programmation publique et la transmission.
De la transmission, déclinaison essentielle de ses activités, il est justement question dans un chapitre entier : nommé à 25 ans professeur au CRR de Boulogne (aux destinées duquel présidait à l’époque Alain Louvier), Claude Delangle voit s’ouvrir à lui les portes du CNSM de Paris en 1988. Nombreux sont les élèves à avoir suivi l’enseignement de cet artiste ouvert et disponible, pour qui l’installation à La Villette, en 1991, a été très bien vécue – son éloge de Christian de Porzamparc en témoigne (« L’architecture fabrique un art de vivre, et les êtres humains sont façonnés par les espaces dans lesquels ils évoluent »).
Comment aborder le travail avec un élève ? « L’expérience m’a appris à intervenir le moins possible, à éviter de blesser ou de forcer la sensibilité des élèves, mais plutôt à les aider à prendre conscience de leur espace d’interprètes ». Prêtre à la paroisse orthodoxe Saint-Germain-et-Saint-Cloud de Louveciennes, Claude Delangle a une haute conception de l’enseignement, qui ne saurait se réduire à la formation de saxophonistes, fussent‑ils de haut niveau, mais de « partager une certaine vision du monde », « donner le goût pour la création ».
Les saxophonistes en herbe trouveront de précieux conseils sur la bonne tenue à adopter (méthode Pilates) pour ne pas malmener son corps : « Les instrumentistes à vent ont l’extraordinaire privilège d’aborder le musical essentiellement par la maîtrise de la fonction respiratoire, principe de la vie », clame‑t‑il.
Emaillé de photos (en noir et blanc), le dialogue se referme sur la discographie et la liste des œuvres crées par Claude Delangle... qu’on s’autorisera à surnommer « le Liszt du saxophone » (plutôt que le Paganini) afin de souligner la dimension spirituelle et sacerdotale de son art. N’a‑t‑il pas affirmé que « la vie artistique aura participé pour [lui] à consolider une soif de vérité, d’intimité avec le divin, de quête de la beauté qui élève, de la vérité qui se révèle et qui révèle » ?
Jérémie Bigorie
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