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05/22/2023 Brigitte François‑Sappey : Clara Schumann, une icône romantique Le Passeur Editeur – 326 pages – 17 euros
Must de ConcertoNet
Brigitte François‑Sappey, musicologue, professeure honoraire d’histoire de la musique et de culture musicale au Conservatoire de Paris et spécialiste de la période romantique, tant française qu’allemande, revient plus de vingt ans après la publication de son ouvrage sur Clara Schumann, aujourd’hui épuisé, sur cette immense compositrice et interprète.
L’ouvrage est aussi soigné que fouillé. Fort bien écrit, il suit chronologiquement et, avec une admiration évidente, la vie de la jeune Clara Wieck jusqu’à son mariage avec Robert Schumann, puis avec et enfin, pendant quarante ans, sans son mari, partagée alors entre le culte de ce dernier et les concerts. La biographie comporte des analyses détaillées, partition en main, des œuvres, dans des encadrés spécifiques placés aux moments opportuns du récit et n’alourdissant de ce fait pas la description des principales étapes de l’existence de la compositrice et virtuose. Des rapprochements entre ses créations et celles de Robert Schumann, sous forme de tableau, sont particulièrement éclairantes sur les influences réciproques beaucoup plus importantes que ce qu’on pouvait croire. L’ouvrage est en outre agrémenté de quelques illustrations puis complété par une bibliographie sommaire en français, allemand et anglais, un index des œuvres et un index des noms cités. Fruit d’un travail approfondi et sérieux, il mérite tous les éloges et devrait intéresser tous ceux qui s’intéressent à la place des femmes dans l’histoire de la musique, à Robert Schumann, suivi en creux en quelque sorte, et bien entendu à cette figure inouïe qu’était Clara Schumann.
Les regrets sont minces au regard d’une telle somme. Le livre ne comporte pas de discographie ; il n’y a, ici ou là, que quelques mentions d’enregistrements. Certes peu de grands interprètes, à part peut‑être Anne‑Sophie Mutter, Anne Sofie von Otter et Beatrice Rana récemment, ont abordé l’univers de Clara Schumann et les disques disponibles sont assez inégaux mais il aurait été utile de les hiérarchiser. Du côté bibliographie, on s’étonne de l’absence du très beau livre de Nicolas Cavaillès, Les huit enfants Schumann (Les Editions du Sonneur, 2016), qui dresse un tableau assez terrifiant de la progéniture du (trop) célèbre couple et qui ne grandit pas Clara même si elle a des circonstances atténuantes dans le désastre. C’est que le personnage ne manque pas de complexité malgré son allure lisse, la chevelure tirée à quatre épingles et la robe noire corsetée de son veuvage sans fin.
Brigitte François‑Sappey rappelle l’enfance meurtrie de Clara par le divorce de ses parents et l’éducation limitée à la musique imposée par son père, Friedrich Wieck, sorte de figure de commandeur. Elle décrit ses débuts précoces de concertiste, ses dons favorisés par une main immense capable de plaquer des intervalles de dixièmes et ses premières compositions avec un tropisme pour les tons bémolisés, la musique italienne et... Bellini. Elle ne joue pas encore du Schumann mais, brillamment comme l’ont noté ses contemporains, Bach – une des premières interprètes à le jouer –, Scarlatti, Beethoven (sonates et derniers grands concertos), Mendelssohn, Chopin, Alkan et Liszt (notamment ses transcriptions). Les programmes de ses concerts, en France, en 1839, par exemple, sont judicieusement exploités pour montrer l’étendue de son répertoire et l’immense prestige acquis par la virtuose. L’arrivée de Robert, le refus opposé par le père en 1837 au mariage de sa fille, le procès, les entrevues clandestines, sont des moments plus connus de l’histoire commune des deux figures. On aurait simplement aimé à cette occasion une analyse des arguments juridiques livrés par les deux parties et tranchées par le tribunal tant l’affaire peut choquer aujourd’hui. Le mariage conduit en tout cas à un effacement de l’épouse, conformément au schéma de l’époque, admis au demeurant par Clara elle‑même, mais il est tout de même moins radical que dans les cas absolument consternants des Fanny Mendelssohn ou, plus tard, Alma Mahler. Il y a en effet encore des concerts, intégrant de plus en plus de pages de son mari, et des compositions, de lieder notamment. Si les concerts et les compositions sont moins nombreux, on peut imaginer, peut‑être plus que ce qu’en dit l’auteur, que les maternités successives y sont sans doute pour quelque chose. Dix grossesses, en tenant compte des fausses couches, en treize ans de mariage, ce n’est pas rien. Les installations à Dresde à la veille de sa révolution de 1849, à laquelle participa Wagner, puis, en 1850, à Düsseldorf, début de la descente aux enfers, sont bien détaillées. La tentative de suicide de Robert, « l’internement du vivant (4 mars 1854) et l’enterrement du mort (31 juillet 1856 », belle et dramatique formule, ne sont qu’évoqués brièvement car ce qui importe ici, c’est évidemment Clara. La disparition de Robert peut être interprétée comme une autre libération puisque Brigitte François‑Sappey note que la célèbre virtuose passe d’un rythme de dix concerts par an moyenne à cent cinquante concerts annuels. Les pages qui suivent sont assez éclairantes sur cette seconde carrière de Clara, son culte pour Robert, ses réductions d’œuvres de Robert pour le piano, ses rencontres et ses relations avec Brahms et Joachim naturellement mais aussi Stockhausen (Julius, chanteur et chef de chœur), ses multiples concerts dont on ne connaît que les programmes et les succès à défaut bien entendu d’enregistrements illustrant son toucher, ainsi que son enseignement. Avec le chevaleresque Brahms, elle reste l’égérie d’un autre génie en lui inspirant maintes œuvres rappelées dans le livre, jusqu’aux Chants sérieux, en passant du statut de cadette de dix ans à celui d’aînée de quatorze ans. Elle ne joue quasiment plus ses propres compositions et gère, avec des choix discutés, l’édition des œuvres de feu son mari et, autant intraitable qu’irritable, manifeste plus que de la réserve envers les révolutionnaires que sont Liszt et Wagner, les vacheries étant réciproques dans le dernier cas. On apprend qu’elle se produit souvent en Angleterre, avec succès, plus qu’en France en tout cas, où elle ne sera venue que quatre fois au total. Malheureusement, si on constate que sa vie de concertiste est impressionnante, on n’en mesure pas bien les retombées économiques alors que Clara la préfère curieusement à l’enseignement stable et bien rémunéré qui lui est proposé à plusieurs reprises à Berlin. Elle s’installera quand même dans la capitale du Reich, à partir de laquelle elle continuera malgré les rhumatismes et l’ouïe déclinante à maintenir son activité de concertiste avant de la ralentir au profit de l’édition et de l’enseignement, à Francfort‑sur‑le‑Main à partir de 1878. Admirée du monde entier, Frau Doktor Clara Schumann « rejoint Robert pour leurs noces éternelles » en 1896, à l’âge de 76 ans.
Très intéressantes, quoique frustrantes par nature, sont les pages consacrées aux talents strictement pianistiques de Clara Schumann. En l’absence d’enregistrements ou de disciples avérés ayant conservé son style et ayant gravé, il faut se reporter aux témoignages, parmi lesquels ceux des générations voisines de la sienne ou des jeunes Edvard Grieg ou Leos Janácek. On en retient la description d’un jeu délié et chantant, sans l’aide du coude, sans sentimentalité excessive, ralentissements et enflures.
Les statistiques relatives aux nombreux concerts de Clara Schumann comme les éléments ayant trait à leur organisation, qui choquerait aujourd’hui, méritent également une lecture attentive ; l’ouvrage est en la matière une mine d’informations. Il nous apprend par ailleurs que Clara n’avait finalement guère de relations avec les autres compositrices de son époque, qu’elle surpasse largement naturellement. Seule la libre et pétulante Pauline Garcia‑Viardot, autre profil passionnant, aura des contacts fréquents et suivis avec elle.
Le passage consacré aux enfants Schumann, dont deux seulement atteindront en bonne santé un âge avancé et quatre mourront avant leur mère, constitue sur la fin un moment dur qui aurait pu l’être plus encore, avec un père démissionnaire, une mère indifférente (jusqu’à l’absence dans le Journal), comme s’ils n’existaient pas, des internats, des placements, des hospitalisations, de l’asile ou une soumission à Clara, la seule artiste, qui doit le rester et ne va même pas voir Robert durant ses vingt‑neuf mois d’internement. Brigitte François‑Sappey n’y insiste pas mais la gloire a quand même un revers de médaille, une face plus sombre que ce qu’on pourrait croire. Etre fils ou filles de génies comme les Schumann, si investis dans leur mission artistique, n’a pas dû être chose facile. L’auteure ne s’appesantit pas non plus sur les propos antisémites qui sont prêtés à Clara, même s’ils étaient fréquents à l’époque.
Quoi qu’il en soit, la figure de Clara reste impressionnante. Elle méritait assurément une nouvelle biographie, une aussi belle synthèse, éclairante sur l’artiste naturellement mais aussi sur son époque, sur Liszt, Brahms et Joachim, croisés en chemin. Nonobstant la description de ce qui peut apparaître parfois comme une somme de malheurs et de frustrations, le livre ne peut qu’encourager les mélomanes à écouter les trop rares disques consacrés aux œuvres de Clara et surtout les interprètes à s’emparer de son corpus tant au concert que dans les studios d’enregistrement pour en révéler la richesse, qui, si elle n’atteint pas, en qualité, celle du catalogue de Robert – Brigitte François‑Sappey en convient – n’en est pas moins remarquable.
Stéphane Guy
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