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04/22/2023
Richard Wagner : Le Carnet brun. Journal intime (1865‑1882)
Gallimard – 375 pages – 23,50 euros


Must de ConcertoNet





Enfin traduit en français, paraît chez Gallimard Le Carnet brun de Richard Wagner (1813‑1883), seul écrit autobiographique rédigé exclusivement de sa plume et dans des circonstances très singulières.


Disons en préambule que la lecture de ces écrits est conseillée à un lecteur déjà avisé de la biographie de Wagner. Pour l’appréhender dans sa totalité et en impartialité, l’ouvrage de Martin Gregor‑Dellin, Richard Wagner, Sein Leben, Sein Werk, Sein Jahrhundert, édité en 1980 chez R. Piper & Co. Verlag, Munich et Zurich) et paru en français en 1981 chez Fayard, reste, plus de quarante ans après, la référence absolue. Et il est rassurant de constater dans les notes qui abondent dans ce Carnet brun que son traducteur Nicolas Crapanne, fondateur du Musée virtuel Richard Wagner, s’y est constamment référé.


Le musicien Richard Wagner a bien plus écrit que composé. La liste de ses écrits est aussi impressionnante que les polémiques et controverses qu’ils ont soulevées : l’édition complète de son œuvre littéraire, incluant les livrets de ses opéras, publié entre 1871 et 1883 comporte dix volumes. Ce Carnet brun (Das braune Buch) se situe à part et son histoire mérite d’être explicitée. Lorsqu’en août 1865, sur l’injonction de son père Franz Liszt, Cosima épouse du chef d’orchestre Hans von Bülow avec qui Wagner entretenait une de ses nombreuses liaisons extraconjugales, dut quitter Munich pour éviter le scandale public qui menaçait d’éclater, elle lui remit avant de partir pour la Hongrie un gros livre de pages blanches très richement relié de cuir, orné de pierres semi‑précieuses dans le goût néo‑médiéval et muni d’une serrure afin qu’il puisse y consigner tout ce qu’il ne pourrait plus lui confier de vive voix. Dans ce carnet qu’il a conservé avec lui dans tous ses déplacements jusqu’en 1882 et qui était destiné pour sa lecture à la seule Cosima, le compositeur a tenu de façon très irrégulière et parfois elliptique un journal dans lequel il commentait son quotidien, la correspondance qu’il continuait d’entretenir avec Cosima, des lettres souvent tumultueuses et aussi l’essentiel de ses rapports avec le jeune roi de Bavière Louis II. On y trouve, outre les rapports de ses visites et entretiens avec le monarque, les très nombreux poèmes qu’il lui adressait, les dédicaces de ses opéras et la copie de certaines lettres envoyées et reçues de son royal mécène. Il est le miroir aussi des préoccupations de santé quasi hypocondriaques du compositeur qui ont étés largement étudiées dans l’ouvrage du docteur Pascal Bouteldja, Un patient nommé Wagner (voir ici), expliquant nombre de déplacements avec Mina, sa première épouse, dans des lieux d’hydrothérapie.


Mais le précieux document recèle bien d’autres écrits précieux pour la compréhension de l’œuvre musicale wagnérienne, préfaces, brouillons de projets jamais aboutis comme des opéras sur Luther, le Christ (Jésus de Nazareth) et même le Bouddha, la genèse de la Tétralogie, des Maîtres Chanteurs de Nuremberg et de Tristan et Isolde. Enormément de poèmes adressés au roi principalement, mais surtout un passionnant plan élaboré avant la rédaction du livret de Parsifal. Ce premier scénario (Parzifal, surnom qu’il donne aussi à son mécène royal), une esquisse en prose, éclaire formidablement sur le livret, qui, une fois versifié et réduit aux proportions d’un opéra, comporte forcément des zones d’ombre. A la lecture de ce premier jet, l’histoire devient plus lumineuse, les rôles de certains personnages, Kundry et Klingsor principalement, deviennent plus compréhensibles et sa lecture rend l’ensemble du projet beaucoup plus intelligible. Autre facette du talent de dramaturge de Wagner, Une capitulation, farce à la manière d’Aristophane, ridiculise ouvertement la défaite de la France face à l’Allemagne en 1871. Le nationalisme pangermaniste de Wagner est exalté quasiment dans tous les écrits politiques qui parsèment ce volume. Autre écrit des plus intéressants qui avait été publié séparément est Souvenirs sur le ténor Ludwig Schnorr, rédigés après la disparition de son premier interprète de Tristan, qui comporte des réflexions très pointues sur l’art du chant, ainsi qu’une épitaphe pour Karl Tausig. Il contient aussi des réflexions sur le bouddhisme et le fruit de ses lectures de Schopenhauer et par extension des philosophies indiennes ainsi qu’un long témoignage de son admiration pour Beethoven.


Dans ce Carnet brun, Wagner se livre aussi à un exercice de mémoire avec les Annales, qui consistent à résumer sa vie de 1846 à 1864, dans un style de notes autobiographiques souvent extrêmement télégraphique et parfois énigmatique, ce résumé étant un brouillon préparatoire à la grande autobiographie qu’il a dictée des années plus tard à Cosima devenue son épouse. Le rôle du paratexte est ici primordial car, principalement sous forme de notes, il éclaire les personnages et les situations auxquels Wagner fait allusion parfois d’un seul mot. Cette partie est assez difficile à lire, passant en revue une foule d’événements à un rythme très accéléré.


On admire le travail de fourmi du traducteur ainsi que toutes les introductions aux différentes entrées du journal permettant de comprendre grâce à de riches commentaires le contexte pas toujours explicite dans le texte et de faire un liant entre certaines longues périodes pendant lesquelles la tenue du journal a été abandonnée. Quelques fac‑similés de lettres, partitions ou dédicaces sont également bienvenus pour agrémenter cette lecture parfois un peu ingrate mais toujours passionnante.


Le Portefeuille rouge, publié en annexe, est un court résumé (seules les quatre premières pages en ont été retrouvées) couvrant la période de la première partie de la vie du compositeur et rédigé aux mêmes fins que les Annales. Les appendices offrent de très riches notices biographiques des personnages cités dans Le Carnet brun, clef précieuse pour appréhender l’univers riche en paradoxes du compositeur et décrypter le contenu de ses écrits. Une biographie sélective permet de s’orienter dans les correspondances publiées de Wagner ainsi que dans la totalité de ses écrits et de citer des biographies parmi les plus pertinentes.


Le Carnet brun est demeuré un secret de famille. Cosima, à sa mort, l’avait légué à leur fille Eva, qui y a pratiqué deux types de censure. Quatorze pages arrachées ne livreront jamais leur contenu (probablement des passages dans lesquels Wagner critiquait trop ouvertement Louis II, ou traitant des rapports conflictuels avec Franz Liszt, dont la bigoterie tardive est plus d’une fois brocardée) et des pages recouvertes de papier collé qui ont pu être décryptées. Offert à la ville de Bayreuth en 1931, il n’a été rendu public qu’en 1975 à sa parution en allemand à Zurich, traduit en anglais puis en italien, et il a fallu attendre près d’un demi‑siècle pour que la présente traduction française soit éditée. Et on ne peut que se réjouir que cet objet, véritable mosaïque littéraire au destin aussi singulier et à usage strictement privé soit enfin livré à la connaissance d’un large public.


Olivier Brunel

 

 

 

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