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03/20/2022
« The Three Queens »
Gaetano Donizetti : Anna Bolena : Sinfonia & Acte II, scène 2 (Finale) – Maria Stuarda : Sinfonia & Acte II, scène 3 – Roberto Devereux: Sinfonia & Acte III, scène 2

Sondra Radvanovsky (Anna Bolena, Maria Stuarda, Elisabetta I), Kathleen Felty (Anna Kennedy, Sara), Lauren Decker (Smeton), Eric Ferring (Sir Hervey, Lord Cecil), Mario Rojas (Riccardo Percy, Roberto Leicester), Christopher Kenney (Giorgio Talbot), Ricardo José Rivera (Duca di Nottingham), David Weigel (Guglielmo Cecil), Anthony Reed (Lord Rochefort), Chorus of Lyric Opera of Chicago, Michael Black (chef de chœur), Orchestra of Lyric Opera of Chicago, Riccardo Frizza (direction)
Enregistré au Lyric Opera de Chicago (décembre 2019) – 99’36
Album de deux disques Pentatone PTC5186970 – Notice en anglais, livret en italien et en anglais


Must de ConcertoNet





Sondra Radvanovsky a sans doute été la seule soprano de l’Histoire à chanter intégralement les trois « reines Tudor » des opéras de Donizetti au cours d’une même saison (au MET, en 2015‑2016). Mieux, elle a sans doute été, au cours des vingt dernières années, la seule soprano drammatico d’agilità capable de s’élever aux sommets absolus du bel canto romantique, suivant l’exemple laissé par Maria Callas, dans les rôles de Bellini et Donizetti, grâce à une maîtrise stylistique irréprochable et à un instrument d’une puissance, d’une étendue, d’une virtuosité idoines pour les rôles les plus lourds et exigeants : Norma, Maria Stuarda, Imogène du Pirate, Elisabetta de Roberto Devereux, Anna Bolena. Cependant, contrairement à certaines de ses rivales, elle a presque complètement été ignorée par l’industrie discographique.


Suivant l’exemple proposé par Marielle Devia à Florence en 2011 et Bergame en 2018, Riccardo Frizza a pensé qu’il était intéressant, quoique bien difficile, de lier les scènes finales des trois œuvres Anna Bolena, Maria Stuarda et Roberto Devereux en une seule soirée. L’idée a été concrétisée à Chicago en 2019 avec Sondra Radvanovsky et fait l’objet aujourd’hui d’une parution chez Pentatone. Depuis lors, la soprano américano-canadienne a chanté le même concert au Liceu de Barcelone en 2021, puis tout récemment, en janvier 2022 au San Carlo de Naples (une étape française et une allemande, prévues un temps, n’ont pas eu lieu).


On n’attendait pas, trois ans après, la parution d’un enregistrement issu des soirées chicagolaises de 2019. Pourtant le Lyric Opera de Chicago (LOC) avait à l’époque mis les petits plats dans les grands, avec une vraie mise en scène de Matthew Ozawa, et la création pour l’occasion de trois robes somptueuses par le designer américain Rubin Singer : une couleur bordeaux pour Bolena, une vert-émeraude pour Stuarda, et une blanche pour Elisabetta. Et bien sûr, les forces du LOC, sous la baguette experte de Riccardo Frizza (qui fait des merveilles avec un orchestre sur instruments d’époque appelé Gli Originali, au festival Donizetti de Bergame), sans doute le meilleur chef pour Donizetti aujourd’hui, auguraient d’une grande réussite, et le succès public avait été grandiose, ce dont nous pouvons aujourd’hui nous rendre compte grâce à l’excellente prise de son de Pentatone (qui cependant renvoie le public assez loin, les protagonistes étant particulièrement mis en avant).


Riccardo Frizza est le premier à féliciter : rares sont les chefs à maîtriser comme lui l’idiome donizettien, dans le serio comme dans le buffo, ses performances bergamasques sont là pour en témoigner. L’équilibre qu’il obtient des pupitres de l’orchestre de Chicago, pourtant peu spécialisé dans le domaine, est pour cela essentiel, sans que les cordes ou les percussions prennent le pas sur les autres. Du point de vue rythmique encore, tout est question d’équilibre, entre les crescendi, qui regardent encore du côté de Rossini, et les moments extatiques, qui ne tombent jamais dans l’alanguissement, comme pour les rythmes martelés qui traduisent la brutalité que subissent les reines et le favori déchus. Les sinfonie qui introduisent chaque finale sont à ce titre parfaitement nécessaires pour donner au concert sa couleur donizettienne, avant que le drame se noue par la voix de la diva.


Disons‑le d’emblée : cette parution n’a pas de but purement anthologique, car la soprano a sans doute été en forme plus éblouissante à tel ou tel moment de sa carrière dans tel ou tel de ces rôles. Le grave a souvent été plus aisé qu’ici, et elle a fréquemment donné des aigus ajoutés ébouriffants, ici absents. Mais l’ambiance du concert y est préservée, et la mise en corrélation des trois destins lui donne tout son sel : ainsi les notes finales de Maria Stuarda et Roberto Devereux sont‑elles volontairement coupées au bout d’une seconde par la soprano, pour faire ressentir au public le sort tranché des protagonistes. Et c’est donc la dimension dramatique qui prévaut dans ce concert.


Pour cela, Sondra Radvanovsky dispose d’un instrument somptueux, d’une puissance rare, mais totalement maîtrisé comme peu de voix l’ont été de mémoire d’homme, à tel point que l’enregistrement peine à rendre compte pour l’auditeur de l’aisance stupéfiante avec laquelle elle emplit l’espace d’une salle, jusqu’au plus infime pianissimo. Et par ailleurs, la diva partage une qualité cardinale avec sa plus illustre devancière, Maria Callas, pionnière en ces contrées (c’est elle qui, un soir de 1957 à la Scala, a réhabilité tout le pan du Donizetti serio, en faisant triompher une Bolena jusqu’alors vouée au magasin des accessoires inutiles) : en un mot, pour ne pas dire en une note, elle sait instiller le drame dans le chant. Ainsi, dès son entrée, « Piangete voi », le drame est là, saisissant. L’archet à la corde, elle use d’une diction percutante, mais le métal de cette voix se raffine à l’extrême jusqu’aux filati les plus ténus, et c’est un violon qui s’exprime ensuite. Pour peindre le sort tragique d’Anna Bolena, avec toute la force de la simplicité, en peu de mots, « infelice son io », elle n’a besoin d’aucun pathos superflu mais traduit une douleur irrépressible, par des moyens musicaux et vocaux exclusivement, grâce à un phrasé au cordeau que permet une longueur de souffle extraordinaire, sur un instrument détendu, colorant à l’envi. Une première envolée dans l’aigu, phénoménale (« infiorato l’altar ») traduit à la fois l’éclat de l’instrument et l’urgence irrépressible du fatum, puis la seconde, sur « O gioia », permet à l’émotion de franchir un palier vers l’acceptation de son destin par la reine déchue, vers le bouleversant « Al dolce guidami »  : toute la grammaire belcantiste est là au service du théâtre, de l’expression des émotions. Et c’est bien de paliers dont il s’agit, de drame et d’émotions, l’air semblant expliciter la montée à l’échafaud, à force d’arpèges montants. Là encore, longueur de souffle de Radvanovsky est souveraine, permettant des colorations inouïes, comme l’extrême délicatesse d’« un giorno solo del nostro amor », distillé comme des larmes brûlantes, jusqu’au trille. Aux interventions du chœur, et du Smeton de Lauren Decker, à la voix somptueuse, du grave imposant à l’aigu très facile, mais à l’italien très anglophone, répond, après un « cessate » au grave incertain, l’aigu aveuglant de la soprano sur « versato sarà », lançant le furieux « Coppia iniqua », non sans quelques raucités, mais aussi avec des trilles étagés progressant en messa di voce qui traduisent la colère finale d’Anna, jusqu’à des aigus stupéfiants, et une ultime messa di voce de haute école.


Le programme de la soirée est organisé de telle sorte que l’ordre chronologique de la création des œuvres est respecté. Ainsi la deuxième partie voit Maria Stuarda rencontrer son destin. Après la sinfonia, où les rythmes pointés sont soulignés au tambour, intervient le chœur exprimant l’angoisse diffuse des courtisans, sur de délicats pizzicati de cordes. Les premiers mots de la reine d’Ecosse trahissent chez elle la perte de tout espoir : on gage que « Io vi rivedo alfin » ne conduira pas au bonheur évoqué. Suit l’« umile preghiera » dont le motif scandé est repris par le chœur, et la longueur de souffle de Radvanovsky fait exploser des « ah » sur des notes tenues de façon impressionnante. Après le coup de canon, c’est la montée à l’échafaud. « D’un cor che muore reca il perdono », quasi a capella, la voit réclamer que celle qui est son bourreau soit pardonnée, les répétitions traduisant les affres dans lesquelles la condamnée se débat, jusqu’à une vocalise qui s’écroule dans le grave, « Tutto col sangue cancellerò » marquant l’acceptation par Maria de son sort. Les interventions du Leicester de Mario Rojas apportent un moment de sidération bienvenu, et une magnifique messa di voce sur « Ascolta » manifeste la progression de l’angoisse de la condamnée, avant que ne résonne une supplique en forme d’adieu à Leicester, « Ah ! se un giorno da queste ritorte », qui traduit l’ultime renoncement de Maria, prête au sacrifice. L’accélération sur « Il flagello d’un dio punitor » la précipite dans l’abîme, tandis que résonne encore un splendide trille sur « ritorte », avant que les aigus dardés et les vocalises sur la répétition désespérée d’« Il flagello d’un dio punitor » la conduisent jusqu’à la hache, l’aigu final coupé traduisant la chute de l’objet létal. Si cette idée, fondée sur le sens du drame est séduisante, peut‑être, cependant peut‑on estimer que cette deuxième partie impressionne moins que les deux autres, parce qu’elle est en soi moins spectaculaire mais peut‑être aussi parce que la diva investit ce soir‑là les angoisses de Maria Stuarda de façon moins explosive qu’en d’autres occasions.


Roberto Devereux a longtemps fait figure de parent pauvre dans la trilogie (Joan Sutherland ne l’a jamais chanté), jusqu’à la production new‑yorkaise de 2016, diffusée dans les cinémas, et qui a vu un des grands triomphes de Sondra Radvanovsky. Riccardo Frizza brille encore dans la sinfonia, étageant parfaitement les citations (bien anachroniques) du « God save the Queen » réparties entre divers instruments, avant de caracoler avec brio dans le grand accelerando du thème qui le conclut. Elisabeth commence ce finale avec des sentiments mêlés : elle cherche le soutien de Sara, et sa fureur est retombée: Radvanovsky l’exprime avec un exquis pianissimo (« Son donna alfine »). Rares sont les soprani à pouvoir réaliser une messa di voce sur plusieurs syllabes, pour sculpter le récitatif, comme elle le fait dans « Vorrei fermar gl’istanti ». Après un « arresta » venant du tréfonds de la gorge, « Vivi, ingrato, a lei d’accanto », montre le remords de la souveraine, que Radvanovsky traduit par des somptueux piani vocalisés sur « in eterno a sospirar ». Remords et jalousie se mêlent face à Sara, jusqu’à quelques râles (« Spietato cor !  »). Enfin « Quel sangue versato », dans un crescendo émotionnel fulgurant, parsemé de pianissimi (« Nell’ultimo istante »), débouche sur la terrible vision de la couronne ensanglantée (« di sangue il serto bagnato »), en élans sans cesse brisés dans le sanglot du pianissimo aigu, jusqu’à la vision de la tombe, où la reine semble se jeter, quand la soprano coupe, encore, son aigu fortissimo final.


Cet album restera donc un témoignage inattendu et précieux de l’art d’une diva assez scandaleusement oubliée par l’industrie discographique, même s’il ne suffit pas à donner un panorama complet des plus beaux moments de sa carrière.


Philippe Manoli

 

 

 

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