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03/21/2020
François Meïmoun : La Construction du langage musical de Pierre Boulez. La Première Sonate pour piano
Editions Aedam Musicae – 328 pages – 30 euros


Must de ConcertoNet





Les livres sur Pierre Boulez se suivent mais ne se ressemblent pas: après une biographie très journalistique sous la plume alerte de Christian Merlin (Fayard), voici une étude de fond centrée sur les années de formation de l’auteur de Pli selon pli. Fruit d’une thèse de doctorat, l’ouvrage réunit les caractéristiques essentielles d’un bon travail universitaire (exemples musicaux, nombreuses références et notes de bas de page).


L’occasion pour François Meïmoun (né en 1979), compositeur et professeur d’analyse au CNSM de Paris, de tordre le coup à certaines idées reçues. Il faut dire que le maître et ses exégètes (interprètes, biographes) ont leur part de responsabilité dans cette affaire en ce qu’ils se sont employés – sciemment ou inconsciemment – à «effacer les traces des origines» afin d’accréditer la thèse de la table rase.


Historique, la première partie («De Vichy à la France libérée») commence par étudier les notions de modernité et d’avant-garde telles qu’elles ont pu être illustrées par les grands mouvements et figures du moment: groupe des Six, groupe Jeune France, Stravinsky (*), Bartók, Seconde école de Vienne. Face à ces subtils distingos, que la fugacité des modes n’a de cesse de remettre en question (l’avant-garde d’aujourd’hui devenant très vite l’académisme de demain), nous avons tendance à faire nôtre la question candide de l’enfant sur laquelle se referme l’opéra Von heute auf morgen de Schoenberg: «Mama, was sind das, moderne Menschen?». Une chose est sûre: le «groupe constitué par Messiaen pour former volontairement un ensemble de forces vives en marge de la modernité environnante, répond bien à la définition que François Noudelmann fait du concept d’avant-garde».


Les années d’étude au Conservatoire s’appuient sur les plus récents travaux – La Vie musicale sous Vichy de Myriam Chimènes au premier chef –, lesquels relativisent l’attitude considérée à tort comme exemplaire du tandem Delvincourt-Chailley et établissent que, «plus que pour tout autre compositeur, la carrière de Messiaen se construit sous l’Occupation» (Yannick Simon).


Un forage à travers les premières œuvres met en lumière plusieurs éléments longtemps soustraits à notre appréciation:


1. L’influence des ondes Martenot, que Boulez pratique dès 1948 et dont «le modèle sonore marque le jeune compositeur qui veut l’importer dans l’espace tempéré et fixe du piano».


2. L’ouverture aux autres cultures grâce au courant surréaliste, tranchant sur le positionnement nationaliste alors en vigueur, et par le truchement de Messiaen qui favorisa l’écoute d’enregistrements (gamelan balinais).


3. L’importance du style incantatoire du groupe Jeune France. A rebours des (trop) célèbres saillies «joli navet» et autre «musique de bordel» à quoi l’on résume les rapports du jeune Boulez respectivement à Jolivet et à Messiaen, plusieurs pages sont consacrées à «la profonde influence que Messiaen eut sur Boulez» (en termes rythmique, sonores, timbriques) et, plus inattendue, l’influence de Jolivet.


4. Les relations entre les générations – là n’est pas le moindre mérite de cette étude que de contredire la doxa en vigueur: «l’historiographie laisse entendre une saine lutte, à la Libération, entre les Six et Jeune France d’une part, entre les jeunes sériels et Jeune France, d’autre part. Ce dessin, à première vue convaincant, et très rassurant, est une persistante illusion.» Honegger – comme son épouse Andrée Vaurabourg (auprès de qui Boulez étudia le contrepoint) – «pouvait se montrer intéressé et bienveillant à l’égard des sensibilités qui l’entourent». Et François Meïmoun d’enfoncer le clou: «La valorisation de la conscience historique des musiciens sériels est une mythologie complète.»


5. L’intransigeance de Boulez, qui l’amène à prendre ce qu’il juge le meilleur de chacun pour forger son propre langage. Ainsi de son attitude symptomatique à l’égard de Stravinsky et Messiaen, dont il retient surtout l’invention rythmique aux dépends de l’harmonie, préférant à ce chapitre la grammaire sérielle des Viennois, dont il dut «l’illumination» (le terme est de Boulez lui-même) à la faveur d’un concert privé donné par René Leibowitz.


6. Le «rôle déterminant» de Leibowitz justement... que Boulez fut le premier à dépriser, n’ayant de cesse que de le réduire à la portion congrue, le comparant à... une échelle (nécessaire pour monter dans l’avion, mais une fois monté à bord, on n’en a plus besoin): «Contrairement à ce que répète et relaye l’historiographie consacrée à la question, Boulez a fait bien davantage qu’"écouter" les cours de René Leibowitz», lequel «apparaît comme l’antidote à l’empirisme sensuel de Messiaen», celui qui a «permis à Boulez de tisser conséquemment des liens avec la tradition allemande» et de se confronter à la grande forme, même si la rupture aura bien lieu, le bloc Leibowitz/Sartre/Communisme/Existentialisme/Schoenberg s’opposant au bloc Boulez/Char-Artaud/Structuralisme/Webern-Stravinsky.


7. L’impact de la compagnie de Barrault sur ce qui sera la gestique si particulière de Boulez chef d’orchestre: «ce choix de diriger avec le corps en direct, sans objet qui interfère entre le chef et les musiciens, s’éclaire à la lumière de la philosophie théâtrale de Barrault et à celle de toutes les panoplies corporelles qu’il crée pour son propre jeu et ceux de ses acteurs».


8. L’influence de la littérature: un temps séduit par Gide, Boulez s’est montré sensible à Claudel et surtout Char et Artaud (dont il entend les récitations).


9. La négation du concept de table rase, lequel «domine le discours musicologique, critique et journalistique qui entoure la Première Sonate de Boulez depuis le milieu des années 70, étouffe la réalité du contexte qui fut celui de la gestation de l’œuvre pour y substituer une aura prophétique»; et François Meïmoun d’ajouter ironiquement que «si le concept de table rase peut prendre un sens dans le contexte qui occupe ces pages, c’est bien dans cette volonté d’effacer les traces des origines qu’il se situe» avant de citer, dans une note de bas de page, cette pertinente observation de François Noudelmann (extraite du livre Avant-gardes et Modernité) selon laquelle le «discours théorique» des avant-gardes a ceci de particulier qu’il «ne vient plus en aval mais en amont de la création».


La seconde partie analyse plus en détails la partition de la Première Sonate, en laquelle François Meïmoun voit «une œuvre-emblème de la modernité musicale française de la deuxième partie du XXe siècle». Parmi les idées-forces, on retiendra la conjonction de la Seconde école de Vienne et du groupe Jeune France. Loin d’adopter une politique de l’exclusion de l’un au profit de l’autre, le jeune Boulez, alors aux prises avec ses contradictions, parvient à les fondre en une unité supérieure.


François Meïmoun passe en revue les différents usages du cluster, des registrations, précisant ici et là à qui ils sont redevables, ou la manière dont Boulez s’affranchit de ses maîtres en comparant manuscrits et version définitive (cf. l’abandon progressif des modes à transposition limitée et des rythmes non rétrogradables chers à Messiaen par exemple), les moyens utilisés pour déterritorialiser les attributs fondamentaux de la tonalité dans la grammaire sérielle, le rôle séminal des Notations et de la Sonatine pour flûte et piano, le goût «croissant pour la complexité» et pour la violence, la fonction structurante des intervalles et des permutations (qui procèdent de Webern), la mise en musique du délire... et l’entrée en scène concomitante du polémiste-théoricien.


En définitive, la Première Sonate traduit «une assimilation maximale des héritages». Le regard que l’on porte sur l’œuvre et sur la trajectoire de Boulez s’en trouve partant bouleversée. Et c’est bien la tâche inappréciable de la musicologie, dans son acception la plus noble, que de bouleverser notre regard (et notre écoute): François Meïmoun signe un ouvrage fondamental que nous ne saurions désormais oublier sans mutiler le visage du jeune Boulez.


(*) Page 124, François Meïmoun évoque à son tour la présence de Boulez dans le rang des siffleurs lors de l’exécution par Roger Désormière des Impressions norvégiennes le 15 mars 1945, sans manifestement tenir compte de l’entretien donné par Pierre Boulez à Claude Samuel joint à l’édition complète de son œuvre par Deutsche Grammophon. Durant cet entretien (plage 2, vers 5’) réalisé en octobre 2011 à l’Ircam, Boulez prétend n’avoir jamais assisté à ce concert, mais y eût-il assisté qu’il se serait certainement rangé dans le camp des siffleurs, n’éprouvant aucune affinité avec cette œuvre de Stravinsky.


Jérémie Bigorie

 

 

 

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