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Abbado le brucknérien

Paris
Salle Pleyel
10/08/2011 -  et 6 (Baden-Baden), 11 (London) octobre 2011
Wolfgang Amadeus Mozart : Symphonie n° 35 en ré majeur K. 385, «Haffner»
Anton Bruckner : Symphonie n° 5 en si bémol majeur (édition Nowak)

Orchestre du Festival de Lucerne, Claudio Abbado (direction)


C. Abbado (© Festival de Lucerne/Fred Toulet)


Evidemment, cohue monstre aux abords de la Salle Pleyel. Evidemment, foule des grands soirs (Pierre Boulez, Roberto Benigni, Renaud Capuçon, Daniel Harding, Philippe Labro…) comme on n’en connaît que pour ce type d’occasions. Evidemment, émotion qui étreint le spectateur rien qu’à l’idée d’assister à une telle représentation. Car le seul nom de Claudio Abbado suffit depuis longtemps à attirer un large public qui révère celui qui fait indéniablement partie des trois ou quatre plus grands chefs d’orchestre en activité à ce jour. D’abord donné dans le cadre du prestigieux festival suisse, ce concert parisien s’inscrit dans le cadre d’une brève tournée européenne de l’Orchestre du Festival de Lucerne, qui s’est arrêtée, il y a quelques jours, à Baden-Baden, en attendant Londres, dernière étape au programme. Contrairement à ce qui tient désormais du véritable réflexe, ce n’est pas Gustav Mahler qui est ce soir à l’affiche, comme cela avait été le cas il y a près d’un an en cette même salle dans une mémorable et crépusculaire Neuvième Symphonie, mais ce sont deux compositeurs viennois auxquels le nom d’Abbado n’est pas spontanément associé.


Claudio Abbado a beau avoir étudié la direction d’orchestre dans la capitale autrichienne avec le célèbre pédagogue Hans Swarowsky, avoir dirigé les Wiener Philharmoniker dès 1965, avoir été le directeur de l’Opéra de Vienne de 1986 à 1991 et avoir débuté au Festival de Salzbourg en 1965 (avec, pour la petite histoire, une Deuxième Symphonie de Mahler alors que Karajan lui avait suggéré une messe de Cherubini...), il n’est jamais passé pour être un fervent mozartien. Certes, quelques concertos pour piano avec Rudolf Serkin ou Maria João Pires, quelques disques réalisés alors qu’il était en poste à Berlin et quelques tardives gravures d’opéras (Don Giovanni, Les Noces de Figaro) ont prouvé qu’il savait diriger Mozart; il n’en demeure pas moins que celui-ci n’occupe pas une grande place dans la discographie du chef milanais. Toujours est-il qu’Abbado a gravé la Symphonie «Haffner» à deux reprises: une première fois avec le Philharmonique de Berlin, en 1992, et, récemment, en juin 2008, à la tête de l’Orchestre Mozart au sein d’une série plus conséquente de six symphonies.


Lors de l’édition 2011 du Festival de Lucerne, Abbado avait donné, en complément de Bruckner, deux programmes mozartiens différents: le premier était composé de trois airs chantés par la soprano Christine Schäfer et le second était donc consacré à la «Haffner», également choisie au cours de cette tournée. Sous un tonnerre d’applaudissements, Abbado entre en scène d’un pas ferme et lance immédiatement l’orchestre, en formation réduite bien que comptant tout de même une trentaine de cordes, dans l’Allegro con spirito, mené à vive allure, le chef allégeant au maximum la pâte orchestrale. L’influence baroquisante est évidente: l’Andante est pris assez rapidement, les doubles croches du troisième mouvement se muent en appogiatures, Abbado se laisse même aller à quelques effets de manche (on regrettera ainsi quelques ralentis inutiles dans le Presto conclusif, même si le contraste avec le tempo initial n’en est que plus flagrant). On retiendra surtout l’élégance du phrasé, servi par des cordes d’une finesse et d’une précision impressionnantes qui témoignent d’emblée des qualités d’une phalange où le brassage de générations (du vénérable Hanns-Joachim Westphal, entré comme violoniste au Philharmonique de Berlin alors que le chef titulaire s’appelait Wilhelm Furtwängler, aux jeunes membres de l’Orchestre de chambre Gustav Mahler) et d’expériences fait merveille.


Une faible fréquentation de Mozart: doit-on en dire autant pour l’œuvre d’Anton Bruckner? Certes, Abbado ne passe pas pour un brucknérien au même titre que peuvent l’être Eugen Jochum ou Günter Wand ou, pour prendre certains de ses confrères actuels, Riccardo Chailly ou Christian Thielemann. Néanmoins, sa connaissance du maître de Saint-Florian est relativement ancienne. Ainsi, il a enregistré sa Première Symphonie avec le Philharmonique de Vienne chez Decca en décembre 1969 (l’inépuisable YouTube nous livre d’ailleurs un exceptionnel témoignage de cette époque où Abbado dirige cette symphonie dans le somptueux cadre du Musikverein), une gravure du début de l’année 1969 nous faisant également entendre Abbado diriger cette même symphonie à la tête de l’Orchestre symphonique de la RAI. Durant les années 1990, il enregistra en concert quelques symphonies, toujours à la tête des Wiener; ainsi, furent successivement gravées la Quatrième en février 1991, la Cinquième en octobre 1993, la Première et la Neuvième, respectivement en janvier et novembre 1996. Ajoutons à cela quelques concerts préservés par la vidéo, notamment une Neuvième à Berlin en mai 1997, une Septième au Festival de Lucerne en août 2005 et une somptueuse Quatrième, toujours à Lucerne, un an plus tard. Bref, Claudio Abbado n’a jamais perdu Anton Bruckner de vue, sans pour autant que celui-ci fasse partie de son pain quotidien.


En optant pour la Cinquième, Abbado n’a pas choisi la facilité, cette symphonie étant certainement la plus complexe de Bruckner. Le gigantisme de cette œuvre qui aura occupé le compositeur pendant près de trois ans (février 1875 à janvier 1878) et dont il n’aura jamais entendu de représentation de son vivant fait véritablement figure de forteresse, la longueur de trois de ses mouvements (chacun durant environ vingt minutes) se doublant de ruptures mélodiques qui, contrairement à l’Adagio de la Huitième par exemple, rendent son appréhension quelque peu difficile, faute toujours de véritable fil directeur. «Acte de foi» de Bruckner pour reprendre l’expression de Paul-Gilbert Langevin, c’est également la symphonie qui, avec le dernier mouvement de la Neuvième, traduit le mieux le mysticisme de Bruckner, la portée de la symphonie étant bien évidemment d’ordre spirituel. Est-ce pour cette raison que Claudio Abbado, après les épreuves dont il est heureusement sorti, a choisi de la diriger à la tête de l’Orchestre du Festival de Lucerne? Toujours est-il qu’on ressort de cette prestation totalement bouleversé tant le résultat fut exceptionnel.


Dirigeant avec une gestique avare de toute grandiloquence, Claudio Abbado aborde l’Adagio du premier mouvement avec de magnifiques couleurs, où le lugubre côtoie le recueillement, martelé par les pizzicati des dix contrebasses de l’orchestre. La déclamation du thème est puissante sans être étourdissante, les musiciens donnant à la partition une clarté exemplaire et s’avérant capables de fulgurances mélodiques extraordinaires, tout spécialement dans la coda qui conclut le mouvement. Le deuxième mouvement (Adagio) est le plus complexe d’appréhension: les plans sonores se succèdent dans des directions différentes sans que l’unité de la partition apparaisse toujours très clairement. Le grand tour de force du chef italien vient justement de ce qu’il redonne à cette page toute sa cohérence, sachant mettre en valeur tel ou tel pupitre qui sont autant de rais de lumière ou de flèches d’une cathédrale qui se construit majestueusement sous nos yeux. La justice voudrait que chaque musicien soit cité mais, dans ce mouvement, on se contentera de souligner l’excellence des bois (Jacques Zoon à la flûte, Macías Navarro Lucas au hautbois, Stephan Schilling à la clarinette, en lieu et place de l’habituelle Sabine Meyer) et la plénitude des cordes dont chaque tutti provoqua mille frissons. Le Scherzo fut peut-être la partie la moins réussie de la symphonie, Abbado le prenant un peu trop lentement et ne jouant pas assez sur sa dimension rustique et humoristique. Les cuivres, comme d’habitude fortement sollicités chez Bruckner, sont à la fête, à commencer par les cors (emmenés par Allegrini Alessio) et les trompettes (avec les solos toujours très attendus de Reinhold Friedrich) dans le crescendo con accelerando. Le Finale boucle la symphonie en débutant, comme le premier mouvement, par des pizzicati de cordes, agrémentés de quelques interventions rêveuses de la clarinette, conduisant à un vaste choral superbement construit par Claudio Abbado. Là encore, la force sous-jacente de la musique est parfaitement mise en valeur, la puissance de l’orchestre étant tout entière tournée vers la coda finale qui permet aux trompettes de briller une dernière fois.


Sitôt le dernier son envolé, c’est une acclamation générale qui salue Claudio Abbado et son orchestre, le public se levant rapidement pour une standing ovation attendue et méritée. Dans son essai consacré à Bruckner (publié aux éditions L’Age d’homme), Langevin écrit à propos de la Cinquième: «son abord n’est pas à la portée de tous: seul un chef inspiré peut lui rendre justice». Nul doute que c’est ce pari qu’a gagné ce soir Claudio Abbado et ce, de la plus belle des manières.


Le site du Festival de Lucerne



Sébastien Gauthier

 

 

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